La Quatrième Internationale, 60 ans d'analyses et de combats
Par Livio Maitan le Samedi, 21 Juillet 2001 PDF Imprimer Envoyer

Le projet de la IVe Internationale fut formulé pour la première fois par Trotsky en juillet 1933 dans l'une des périodes les plus dramatiques de l'histoire du mouvement ouvrier: après la défaite du prolétariat al1emand et après qu'avaient été écrasés en URSS les révolutionnaires qui s'étaient opposés à la bureaucratisation stalinienne.

Dans un sens général, l'approche était similaire à celle qui avait été adoptée lors de la fondation de la IIIe Internationale. Entre 1914 et 1919 les principaux partis ouvriers de l'époque avaient fait lamentablement faillite face à la tragédie de la Première guerre mondiale en s'avérant incapables de mener une lutte révolutionnaire anticapitaliste. C'est en partant de cette constatation que les dirigeants de la révolution d'Octobre et des militants de la gauche socialiste et d'autres courants "lutte de classes", en Europe et ailleurs, avaient pris l'initiative de donner naissance à de nouveaux partis et à une nouvelle Internationale. Dix ans plus tard, bien que pour des causes et sous des formes différentes, c'est l'échec de la nouvelle Internationale, qui, d'un côté, n'a pas réussi, à quelques exceptions près, à arracher l'hégémonie aux partis sociaux-démocrates, de l'autre a adopté des conceptions, des orientations et des méthodes organisationnelles qui, de la Chine à l'Allemagne, provoquent ou contribuent à provoquer des défaites majeures.

Reflux du mouvement ouvrier

Le choix présenté par Trotsky n'était pas facile à réaliser dans un contexte où des dictatures fascistes avaient été instaurées en Italie et en Allemagne, le reflux du mouvement ouvrier était incontestable dans d'autres pays européens et la révolution avait été écrasée en Chine, mais, comme à la fin de la Première guerre mondiale, la mise à l'ordre du jour de la construction de nouveaux partis révolutionnaires et d'une nouvelle Internationale découlait non pas d'une quelconque impatience intellectuelle, mais d'expériences faites au vif des événements et à un niveau de masse. Par ailleurs, si les marxistes révolutionnaires de l'époque ne sous-estimaient aucunement la portée des défaites et ne partageaient pas le discours de la Troisième période selon lequel la Grande dépression entraînerait une crise généralisée du système capitaliste, même les analyses les plus sobres justifiaient l'hypothèse selon laquelle du nouveau matériel explosif était en train de s'accumuler.

La montée du mouvement de masses de 1936 en France et en Espagne confirme qu'il ne s'agissait pas d'hypothèses sans fondement. Mais ces événements surviennent trop tôt pour que les organisations de l'Opposition de gauche aient pu accumuler la masse critique nécessaire pour y jouer un rôle déterminant et les crises rérévolutionnaires dans les deux pays s'achèvent par l'épuisement rapide du Front populaire en France et la victoire de Franco en Espagne. Voilà, en dernière analyse, ce qui pousse Trotsky et ses partisans à concrétiser le choix de juillet 1933 en proclamant formellement en septembre 1938 une nouvelle Internationale. Le congrès de fondation lui-même met en relief l'exiguïté des forces engagées dans cette entreprise. De surcroît, le contexte devient beaucoup plus défavorable lorsque, l'année suivante, éclate la Seconde guerre mondiale. La guerre brise les liens au niveau international en séparant les deux principales composantes du mouvement, celle d'Europe occidentale et celle d'Amérique du nord, pour ne pas mentionner les organisations latino-américaines et celles de Chine et d'Indochine.

En Europe, la guerre et la répression nazie provoquent la perte de nombreux cadres et dirigeants qui avaient participé, directement ou indirectement, au processus de fondation. Dans certains pays, comme la Grèce et, dans une moindre mesure, la France, à la répression fasciste s'ajoutent des actions meurtrières contre des militants trotskystes par des partis et des formations armées sous contrôle stalinien.

Une issue imprévue de la guerre

A la fin de la guerre, avant d'envisager une accumulation de forces leur permettant de lutter pour l'hégémonie, l'Internationale et ses organisations doivent se donner la tâche de reconstruire des noyaux en condition d'intervenir d'une façon un tant soit peu efficace et de remettre sur pied une direction à l'échelle internationale.

A propos de cette période, une question se pose sur laquelle les historiens sans doute reviendront: pourquoi dans aucun des pays d'Europe occidentale où les structures économiques et les appareils politiques et militaires des classes dominantes avaient été profondément bouleversés, la classe ouvrière n'a-t-elle pas été en mesure de déclencher une dynamique anticapitaliste et a finalement accepté la reconstruction dans le cadre du système? Deuxième question nous concernant plus directement: pourquoi les organisations de la IVe Internationale, qui n'avaient pas du tout sous-estimé l'ampleur de la crise politique et sociale et avaient carrément rejeté une stratégie réformiste-institutionnaliste qui, au delà d'orientations internationales et pratiques organisationnelles différentes, était, en dernière analyse, commune aux partis sociaux-dédémocrates et aux parti communistes à direction stalinienne, n'ont-elles pas réussi à gagner une influence au niveau de masse, même si des militants ou des noyaux marxistes révolutionnaires ont pu jouer un rôle certain dans des luttes importantes?

En esquissant une réponse, soulignons d'abord que les crises et les déchirements socio-politiques n'ont pas eu la même portée dans tous les pays (une consiération analogue devrait être faite, d'ailleurs, pour la période à la fin de la Première guerre mondiale): sur ce terrain il y a eu de notre part des implications analytiques incontestables.

Deuxièmement, l'occupation nazie terminée, étaient présents sur le sol européen les armées des puissances dites démocratiques, qui avaient leurs propres buts impérialistes : c'était, du moins dans l'immédiat, un obstacle à une dynamique révolutionnaire anticapitaliste même si l'état d'esprit des soldats de ces armées aurait rendu problématique une reprise éventuelle d'opérations militaires répressives.

Troisièmement, s'il y avait bien eu, notamment dans certains pays - dont l'Italie depuis printemps 1943- une montée de couches ouvrièreres et populaires assez larges, cette montée ne se traduisait pas par elle-même par une recomposition d'ensemble de ce tissu multiple du mouvement ouvrier que les dictatures et la guerre avaient détruit ni par une reconquête d'un niveau de conscience anticapitaliste et socialiste généralisé.

Face aux nouvelles illusions envers le stalinisme

Mais ce sont surtout deux autres facteurs qui ont pesée d'une façon décisive. Il ne faut pas oublier, d'abord, comment était apprécié à l'époque le rôle de l'Union Soviétique. Les ravages du despotisme stalinien n'avaient été perçus dans toute leur portée que par des minorités critiques. Qui plus est, aux yeux y compris de ceux qui n'appartenaient pas à des partis communistes, la résistance victorieuse de l'URSS, après les désastres initiaux, était apparue non seulement comme un apport décisif à la défaite du nazisme, mais comme la preuve qu'il était possible de construire une société autre que le capitalisme. D'autre part, la reconquête des droits démocratiques était intériorisée comme une victoire dont on attribuait le mérite aux partis de la coalition antifasciste, seuls des secteurs tout à fait restreints étaient conscients que le rétablissement de mécanismes démocratiques parlementaires, disjoint de transformations radicales au niveau socio--économique, comportait une dynamique de restauration conservatrice. De surcroît, l'argument avancé par les dirigeants des partis ouvriers majoritaires pour justifier leur orientation semblait plausible: c'est un premier pas, demain nous mettrons à 1'ordre du jour les transformations sociales. En fait, ils présentaient comme tactique et conjoncturel un choix, qui, comme leur conduite dans les décennies suivantes le confirmerait, était, en fait, stratégie et à long terme. Cette mystification visait surtout des militants sous l'influence des partis communistes.

Chez les sociaux-démocrates c'était plutôt une réédition de la perspective classique de transition graduelle au socialisme, ou, pour reprendre une vieille terminologie, par approximations successives. Il faut admettre que, au moins dans un pays-clé comme la Grande-Bretagne, les mesures réformistes adoptées à l' époque, tout en ne remettant guère en question le système capitaliste en tant que tel, furent effectivement assez radicales, allant dans le sens de satisfaire des besoins primordiaux des masses populaires.

Le Congrès mondial de 1948 et les sessions d'instances de direction dans les années suivantes s'efforcent de redéfinir nos conceptions et nos orientations. Un texte du congrès reprend et développe notre analyse de la bureaucratisation du premier État ouvrier. En même temps, il souligne les contradictions qui sapaient le système bureaucratique de l'intérieur. Des textes sur la rupture entre Moscou et Belgrade en juin 1948 analysent la dynamique d'éclatement du stalinisme à l'échelle mondiale. Ces définitions ou redéfinitions étaient d'autant plus nécessaires qu'à l'époque deux tendances étaient prédominantes : celle apologétique des partis communistes et de leurs compagnons de route et celle qui, tout en rejetant le régime autocratique, envisageait comme inéluctable une domination prolongée du stalinisme dans le monde entier.

Entre 1950 et 1952 un effort non moins important est fait pour mettre au point notre conception de construction de partis révolutionnaires. Nous partons de la constatation que, malgré tout, dans la plupart des pays où nous étions présents, les partis traditionnels maintenaient leur hégémonie sur le mouvement ouvrier. Voilà la prémisse de l'orientation entriste. Cette orientation projetait notre intégration dans des partis sociaux-dédémocrates et dans des partis communistes staliniens justement dans le but de participer directement aux expiériences des couches les plus politisées et d'intervenir dans les processus de différenciation politique déjà esquissée ou potentiels.

Une telle approche ne s'appliquait évidemment pas à des pays où des partis sociaux-démocrates ou communistes n'existaient pas ou n'étaient pas hégémoniques (États-Unis, différents pays d'Amérique-Latine, Sri Lanka, etc.). L'adoption de l'orientation entriste de même que les problèmes d'analyse posés par l'esquisse de la déstalinisation en URSS étaient l'objet de divergences aiguës dans nos rangs et provoquèrent notamment aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne des scissions importantes qui ont constitué un obstacle sérieux à notre croissance tout au long d'une décennie.

La période allant de la moitié des années cinquante à la fin des années soixante-dix est marquée par l'explosion de la crise du stalinisme lors du XXe Congrès du PCUS, avec les combats anti-bureaucratiques en Pologne et l'insurrection en Hongrie en 1956, avant de déboucher sur le conflit sino-soviétique; par des luttes révolutionnaires multiples dans des pays coloniaux ou semi-coloniaux, de l'Algérie à Cuba, de la République Dominicaine au Vietnam ; par la crise de société dans les pays industrialisées, symbolisée par les mouvements de 1968 et des années suivantes.

Dynamique convergente des trois secteurs de la révolution mondiale

Pour emprunter des catégories et des formules mises au point lors du congrès de réunification (1963), c'est dans ce laps de temps, plus que dans n'importe quelle autre période, que se dessine effectivement une dynamique convergente des trois secteurs de la révolution mondiale. C'est dans ce cadre, profondément changé par rapport à la fin de la guerre, que dans de nombreux pays, de la France au Mexique, du Japon à la Yougoslavie et, quelques années plus tard, dans l'État espagnol et au Portugal, jouent un rôle de premier plan des mouvements puissants de jeunes étudiants dans irruption dans les luttes une nouvelle génération ouvrière.

La conséquence en est que pour la première fois le contrôle des bureaucraties sur le mouvement ouvrier et populaire est sérieusement contesté à un niveau de masse. Aux États-Unis eux-mêmes, où pourtant le mouvement étudiant, à l'avant-garde du point de vue chronologique, est loin de connaître une ampleur et une durée comparables à celles de certains pays européens et où il n'y a pas eu de véritable montée ouvrière, l'opposition à la guerre implique une radicalisation à un niveau de masse qui contribue à induire Washington à abandonner le Vietnam.

A la tête des mobilisations anti-impérialistes

C'est dans ce contexte que la IVe Internationale opère dans des conditions beaucoup plus favorables que dans n'importe quelle autre période; qu'en tant qu'organisation mondiale et grâce à ses sections les plus représentatives, elle peut apparaître comme un point de référence; qu'elle connaît une croissance sans précédent dans de nombreux pays et dans plusieurs continents, de la France au Mexique et au Japon.

Même aux États-Unis, dans les mobilisations anti-impérialistes, les militants se réclamant du marxisme révolutionnaire jouent, y compris au niveau des directions, un rôle incontestable, comparable à celui qu'avaient joué des militants de générations précédentes dans des luttes ouvrières exemplaires des années trente. En même temps, les structures de direction internationales se renforcent considérablement en devenant plus représentatives. Des dirigeants d'organisations nationales et des intellectuels militants sont protagonistes de débats politico-théoriques qui ont un écho à l'échelle mondiale, en se rattachant aux meilleures traditions du mouvement ouvrier et de la culture marxiste.

A partir de la deuxième moitié des années soixante-dix s'enchaînent dans différentes ragions du monde des processus divers qui acquièrent au fur et à mesure une dynamique contradictoire. Le changement n'est pas perçu au moment où il commence à se produire: nous-mêmes nous ne l'analyserons systématiquement que par la suite.

Renversement de tendance

En simplifiant un peu, le clivage est marqué par la récession de l'économie mondiale de 1974- 75, la plus importante depuis la Grande dépression des années trente. Surtout, dans les pays où les mouvements contestataires avaient été les plus amples, le rapport de forces socio-économique évolue au détriment du prolétariat et d'autres couches populaires sans que les organisations ouvrières majoritaires s'efforcent de contrecarrer cette tendance par une stratégie valable. C'est dans ce contexte nouveau que dans des pays comme l'Italie et la Grande-Bretagne qui avaient connu pendant une longue période des conflits sociaux aigus, les partis ouvriers hégémoniques, le PCI et le Labour Party, sont acculés sur la défensive dans des conditions de plus en plus difficiles, perdent du terrain et estompent leur identité de classe en subissant, y compris aux élections, des échecs sérieux.

Pour leur part, les organisations d'extrême gauche surgies après 68 sont prises de court aussi bien par la nouvelle situation dans les pays capitalistes que par les déchirements du "camp socialiste" ; elles disparaissent rapidement ou subissent une perte d'influence qui s'avère irréversible. Voilà une autre manifestation du recul du mouvement ouvrier dans son ensemble. La tendance fondamentale ne change pas à la suite des succès électoraux socialistes en France (1981) et en Espagne (1982).

Les répercussions positives au niveau de masse ne sont, en fin de compte, qu'assez limitées et ni Mitterrand ni Gonzalez ne s'opposent aux tendances socio-économiques à l’oeuvre, mais, après quelques tentatives de changement timides et éphémères, ils s'y adaptent en nourrissant à leur tour la vague de recul.

Le caractère contradictoire de la situation mondiale réside, toutefois, dans le fait que, alors que l'impérialisme des États-Unis n'a pas encore digéré sa défaite au Vietnam, des mouvements démocratiques révolutionnaires et anti-impérialistes à la dynamique, en dernière instance, anticapitaliste, ne cessent de croître dans des pays sous-développés. Le point culminant est atteint dans la même année, 1979, par le renversement du régime du Shah en Iran et par la victoire des sandinistes au Nicaragua.

Mais la régression rapide en Iran, l'impasse conservatrice un peu plus tard aux Philippines et les contradictions du sandinisme, pris dans l'étau de l'impérialisme, auront une influence très négative dans la plupart des pays sous-développés et notamment en Amérique-Latine. Désormais, le renversement de tendance par rapport à la période précédente ne concerne pas que les pays capitalistes industrialisés.

Échec de la révolution politique en Pologne

Ajoutons, pour compléter le tableau, que le coup d'État de Jaruzelski bloque la montée ouvrière polonaise avec des conséquences dont toute la portée ne sera claire que plus tard. Ainsi, la dynamique fondamentalement régressive qui se dessine dans la crise des sociétés de transition bureaucratisées, s'accentue davantage: on est désormais à la veille de la chute du mur de Berlin et de la dissolution de l'Union Soviétique avec la montée des courants restaurationnistes.

De ce constat il n'en découle pas que Trotsky avait eu tort d'avancer l'idée selon laquelle l'éclatement du régime bureaucratique pourrait déboucher soit sur une démocratie socialiste soit sur une restauration capitaliste. Les mobilisations puissantes qui ont eu lieu à plusieurs reprises en Pologne, l'insurrection hongroise en 1956, le printemps 1968 en Thécoslovaquie ont montré qu'il existait dans la classe ouvrière, parmi des secteurs importants des étudiants et, plus génééralement, dans des larges couches populaires, des tendances réelles, assez puissantes à des moments données et dans certains pays, qui ne prônaient guère une restauration du capitalisme mais visaient à contruire une société véritablement socialiste.

Même à la fin des années quatre-vingt, en Allemagne orientale et en Tchécoslovaquie, ont éclaté des mouvements de masse dont la sensibilité démocratique-révolutionnaire et égalitaire était indéniable. Des tendances analogues se sont exprimées aussi en Union Soviétique, où des secteurs ouvriers, dont les mineurs, se sont à plusieurs reprises mobilisés pour faire valoir leurs revendication y compris sur le terrain politique.

Le prix de la domination stalinienne

Toujours est-il que, en dernière instance, les tendances régressives à l'oeuvre depuis plus d'une décennie à l'échelle mondiale, les défaites et les reculs du mouvement ouvrier et l'obscurcissement de valeurs qui en a découlé ont pesé davantage sur le cours des événements. Ainsi, on a payé chèrement le prix des ravages provoqués par la domination stalinienne, du fait que, sous l'autocratie bureaucratique, toutes les organisations et les structures du mouvement ouvrier avaient été détruites ou vidés de leur contenu, tous ceux qui auraient pu maintenir un tissu collectif social, ouvrier et populaire, balayés et tout embryon de direction alternative écrasé sans pitié.

Dans « La révolution trahie » (1936) Trotsky avait avancé une hypothèse de crise du système bureaucratique moins de vingt ans après Octobre; au moment où des crises révolutionnaires ou prévolutionnaires se dessinaient en France et en Espagne; alors que, répétons-le, l'URSS apparaissait aux prolétaires d'autres pays comme une société alternative, qui, malgré toutes ses contradictions, était engagée dans un processus d'industrialisation justement à l'époque où l'économie mondiale était bouleversé par la Grande dépression. Un demi-siècle plus tard le contexte avait radicalement changé: même sans faire des concessions à une sorte de déterminisme négatif, il fallait constater que des facteurs puissants favorisaient désormais une dynamique régressive.

Les organisations de la IVe Internationale ne pouvaient pas elles non plus échapper aux conditionnements de cette dynamique. Nous ne voulons pas ignorer ou sous-estimer les erreurs que nous avons commises et nos retards, ni des déformations perverses qui ont marqué notre trajectoire, surtout par des scissions nationales et internationales graves, qui ont provoqué en 1979 la rupture avec le courant latino-américain dont Nahuel Moreno était le dirigeant le plus connu et plus tard avec le SWP des États-Unis.

Lors d'un bilan d'ensemble il faudra également se poser la question de savoir si dans les phases favorables il n'aurait pas été possible, dans tel ou tel autre pays, par des choix politiques et organisationnels différents et opérés à temps, de réaliser un saut qualitatif décisif. Mais à la question de savoir si dans une période de recul si grave et de déclin généralisé du mouvement ouvrier et anti-impérialiste il aurait été possible de construire ou de relancer des organisations révolutionnaires avec une influence et un enracinement de masse sensiblement plus importants que dans le passé, nous répondons par la négative.

Nous donnons une réponse similaire en ce qui concerne l'éclatement des sociétés de transition bureaucratisées: il aurait été possible, sans doute, d'aider à la formation de noyaux révolutionnaires plus consistants que ceux avec lesquels nous avons eu des rapports à des moments donnés et de contrecarrer ainsi avec un minimum d'efficacité les tendances à la fragmentation et à la démoralisation (sur ce terrain une réflexion autocritique est nécessaire). Mais, dans tous les cas de figure, l'hypothèse d'une dynamique différente de recomposition et de prise de conscience au niveau de masse nous semble peu plausible.

Dans un tel contexte, qui est également un contexte de crise de l'action et des conception internationalistes, on peut parfaitement comprendre que la IVe Internationale elle-même ait subi une usure, une perte d'influence dans certaines régions du monde; qu'elle ait rencontrés des difficultés dans l'effort d'aborder à temps, systématiquement, des problèmes nouveaux d'analyse, d'approche stratégique et de construction; qu'elle ait été obligée de réduire ses structures organisationnelles centrales à la suite d'une contraction de ses ressources matérielles.

En partant des analyses que nous avons esquissées, on pourrait tirer la conclusion que le bilan du mouvement ouvrier est non seulement négatif dans son ensemble, mais aussi irréversible. C'est la conclusion de nombreux dirigeants et cadres, voire de nombreux militants d'organisations de gauche. Nous avons mentionné les cas limite: l'ancien Parti communiste italien et le Labour Party de Tony Blair. Mais, à vrai dire, tous ou presque tous les partis sociaux-démocrates et une série d'anciens partis communistes, y compris en Europe orientale, au delà de prises de positions conjoncturelles et d'expédients tactico-propagandistes, estiment désormais que l'analyse marxiste de la société capitaliste est obsolète, qu'aucun projet de construction d'une société collectiviste ou socialiste n'est envisageable et que le concept d'identité socio-politique du mouvement ouvrier n'est pas valable non plus.

Réfléchir sur les défaites historiques

Notre propre conclusion est radicalement opposée: nous sommes convaincus que le mouvement ouvrier peut être relancé. Mais cela ne sera possible qu'à la condition d'être reconstruit ou refondé au sens le plus strict du terme. Cela implique la réflexion la plus ample et la plus libre de préjugés sur tout un siècle et en premier lieu sur les raisons de défaites d'une portée historique et de l'échec des sociétés de transition bureaucratisés; une analyse d'ensemble de la société contemporaine dans toutes ses connexions supranationales et dans ses persistantes spécificités ; une redéfinition des traits essentiels d'une société socialiste pour laquelle il vaille la peine de lutter; une réélaboration programmatique et stratégique pour la phase actuelle; un projet politico-culturel qui aide à retrouver sur des bases nouvelles cette prise de conscience anticapitaliste qui a subi au niveau de masse un effroyable recul.

A l'occasion de ce soixantième anniversaire il est possible de faire une constatation qui est en même temps un point d'interrogation: comment une organisation internationale surgie dans des conditions si difficiles, si durement combattue et bannie, qui a travers les vicissitudes que nous avons sommairement rappelées, qui n'a pas réussi à conquérir une influence de masses ample et durable et qui, last but not least, n'a disposé que de moyens matériels dérisoires, a-t-elle pu continuer son activité tout au long de six décennies et rester présente sur l'arènene du mouvement ouvrier dans de nombreux pays et dans plusieurs continents en étant un point de référence aux yeux d'importants secteurs d'avant-garde?

La réponse est claire: parce qu'elle a donné un apport valable, analytique et théorique, à l'interprétation de phénomènes cruciaux des soixante-dix dernières années en se rattachant aux apports des théoriciens marxistes d'autres époques; parce que ses militants ont été protagonistes ou parmi les protagonistes de batailles historiques comme celles qui ont eu lieu en URSS dans la deuxième moitié des années vingt, de même qu'ils ont participé aux vicissitudes de la révolution chinoise de 1925-27 non en faisant des commentaires en observateurs hors de mêlée mais étant au vif de luttes souvent désespérées et sous des répressions sans pitié; parce qu'y compris lorsque n'existaient que des noyaux exigus, en dépit de déformations et dérapages que nous avons nous-mêmes critiqués, le choix prioritaire a été l'intégration dans des mouvements réels et la participation active à la dialectique interne du mouvement ouvrier dans son ensemble.

Une recomposition de longue durée

Aujourd'hui, répétons-le, notre tâche essentielle est de participer activement à la reconstruction du mouvement ouvrier sur des bases anticapitalistes et révolutionnaires. En principe, cette reconstruction a commencé dans la mesure où la conviction que les vieilles organisations ont fait faillite et ne sont plus capables d'atteindre même les objectifs les plus modestes dans l'intérêt des travailleurs, est de plus en plus répandue. Mais elle n'est qu'à ses débuts, piétine sur place et subit même des reculs y compris dans des pays comme le Brésil et l'Italie, dont les expériences sont parmi les plus significatives.

Le paradoxe suprême réside, d'ailleurs, dans le fait que, lorsqu'au siècle dernier la Première Internationale fut active avant même que n'existent dans la plupart des pays des organisations politiques ouvrières nationales, aujourd'hui, à l'époque d'une internationalisation qui s'accentue à tous le niveaux à une cadence infernale, l'idée même d'une Internationale est considérée obsolète et l'action internationaliste se limite, dans les meilleurs des cas, à des initiatives syndicales sectorielles, à des campagnes de solidarité ou à des rencontres de partis d'une portée éminemment propagandiste (ne mentionnons pas cette organisation qui s'appelle "Internationale socialiste" par abus terminologique flagrant).

Sur les processus de recomposition futurs on pourrait avancer des hypothèses multiples. Nous le ferons dans le débat préparatoire du prochain congrès mondial. Quoiqu'il en soit, nous estimons avoir toujours un terrain solide sous nos pieds: même après sa prétendue victoire sur le "communisme", le capitalisme est déchiré. par des déséquilibres et des contradictions croissants et il existe encore, structurellement, des forces sociales antagonistes, en premier lieu le prolétariat dans l'acception la plus ample et rigoureuse, c'est-à-dire tous ceux qui doivent vendre leur force de travail pour vivre.

On nous dira que ce sont là des affirmations tout à fait générales. C'est vrai: mais à l'heure actuelle elles permettent d' opérer une discrimination: celles qui apparaissent à nos yeux comme des vérités premières, sont le plus souvent contestées, voire rejetées, dans les rangs des organisations qui se réclament ou se réclamaient du mouvement ouvrier. Nous nous plaçons sur un terrain solide parce qu'au fil des années nous nous sommes efforcés de formuler et de reformuler un projet de sociétés socialiste en partant du bilan catastrophique des sociétés bureaucratisées.

En même temps, nous avons élaboré et réélaboré une conception d'ensemble des formes différentes d'organisation du mouvement ouvrier, des rapports réciproques entre ces formes organisationnelles et en premier lieu du rapport entre partis et mouvements de masse. Encore: nous sommes plus que jamais convaincus qu'à l'heure d'une internationalisation de l'économie poussée au paroxysme et de l'érosion des États nationaux, il faut rétablir des conceptions et des pratiques internationalistes alors que, répétons-le, aucun pas en avant sérieux n'a été fait dans ce domaine après la faillite des conceptions et des pratiques expérimentées dans le passé.

Finalement, nous partons d'une autre constatation, en dernière analyse, décisive: dans le cadre des contradictions actuelles de la domination capitaliste non seulement il existe toujours un potentiel conflictuel social et politique, mais, qui plus est, ce potentiel s'est exprimé. A plusieurs reprises même au cours des dernières années, de l'Italie, la France, le Danemark au Mexique, au Brésil et des pays asiatiques comme la Corée du Sud et l'Indonésie.

Encore une fois: ce n'est pas notre tâche d'avancer ici des hypothèses de recomposition ou reconstruction. Mais une réflexion nous semble possible. Justement parce que les processus des quinze dernières années ont été si profonds, les défaites du mouvement ouvrier et anti-impérialiste d'une si vaste portée et le recul des niveaux de conscience si grave et généralisé, la recomposition ne pourra être de courte durée. Par conséquent, les principaux protagonistes de cette entreprise ne pourront pas être les militants formés dans des vieux contextes et marqués par des défaites. Ce seront des militants qui iront se formant dans des situations nouvelles où les parcours et les rythmes des prises de conscience anticapitalistes et révolutionnaires seront inévitablement autres que ceux que nous avons connus à d'autres époques.

Tout projet basé sur l'hypothèse d'une répétition ou réédition de ce qui s'est passé au lendemain de la Première ou de la Deuxième guerre mondiale, dans les années trente et même à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, serait dépourvu de fondement objectif.

C'est pourquoi la IVe Internationale doit s'engager dans l'entreprise de recomposition et reconstruction sans schémas prédéterminés ni idées reçues. Cela n'implique pas des concessions à une réthorique quelconque du "neuf", à un impressionnisme éphémère, aux tentations d'esquisser des projets basés sur des flux et non sur des tendances réelles. Il n'implique pas non plus une dilution quelconque d'un acquis politico-théorique, que nous avons accumulé par une expérience multiple de plus de sept décennies et d'une méthode d'intervention qui nous a permis d'être partie intégrante de mouvements réels.

La IVe Internationale aujourd'hui

Ce n'est pas le but du texte qui suit de donner un aperçu de l'activité des organisations de la IVe Internationale aujourd'hui. A ce sujet la lecture de la presse de nos sections est absolument irremplaçable. Pour sa part Inprecor (de même que son équivalent en langue anglaise International Viewpoint) s'efforce de contribuer à la connaissance aussi bien des analyses présentées par nos camarades dans les différentes pays et des activités qu'ils développent (cf. par exemple, dans nos derniers numéros les dossiers sur le Pays Basque, l'Allemagne et l'Italie).

Dans son ensemble, la IVe Internationale continue d'être présente dans plusieurs dizaines de pays en s'intégrant dans les mouvements de masse, en donnant son apport aux batailles des organisations syndicales et en prenant des initiatives de mobilisations sociales et politiques dynamique anticapitaliste et anti-impérialiste.

Il va de soi qu'à l'étape actuelle il est moins que jamais possible d'établir un seul axe de construction de partis révolutionnaires. Dans la mesure où on peut quand même saisir un trait commun, nous nous plaçons prioritairement sur le terrain de cette recomposition du mouvement ouvrier dont les vicissitudes des deux dernières décennies ont démontré plus que jamais la nécessité primordiale.

Nos orientations sur ce terrain sont synthétisées, entre autres, dans une résolution adoptée en 1995 par notre dernier congrès mondial, dont nous reprenons quelques extraits significatifs.

Notre presse, Inprecor en premier lieu, a publié à plusieurs reprises des comptes rendus sur l'activité et les initiatives de nos camarades des différents pays européens en lien avec les mobilisations multiples qui ont abouti à la puissante manifestation d'Amsterdam de l'année dernière (le numéro spécial d'Inprecor publié en juin 1997 résume les positions de l'Internationale sur la question européenne).

Des mobilisations de même nature sont à l'ordre du jour pour la première moitié de l'année 1999: au delà de leurs caractéristiques et finalités propres, elles devraient déboucher sur une manifestation internationale prévue en juin à Cologne. La lutte contre le chômage et pour la réduction du temps de travail sans réduction du salaire a été et reste le fil conducteur commun.

Pendent la guerre de Bosnie, des campagnes de solidarité ont été organisées en commun par des noyaux de militants de différentes sections. Des campagnes électorales ont été menées, y compris au cours des dernières années, dans plusieurs pays dont la France, le Portugal, la Suède, la Belgique et les Pays Bas. Nos camarades danois sont partie prenante de l'Alliance Rouge-Verte et ont obtenu un élu à deux reprises, alors que nos camarades italiens ont participé aux campagnes électorales du Parti de la refondation communiste (un camarade a siégé à la Chambre des députés de 1994 à 1996 et plusieurs ont été élus au niveau municipal, provincial et régional).

Pour mentionner un autre continent où la IVe Internationale a été toujours présente, des sections et des militants d' Amérique Latine ont pris part depuis leur début aux sessions annuelles et à des initiatives ponctuelles du Forum de Sao Paulo (des représentants des sections européennes y ont aussi été invités). Des activités ont été menées à différentes occasions en solidarité avec les zapatistes du Chiapas, région qui a été visitée aussi bien par une délégation de l'Internationale que par des représentants de différentes sections, notamment latino-américaines et européennes.

Refondation du mouvement revolutionnaire

C'est dans différentes régions du monde que nous avons participé activement, sous des formes diverses et spécifiques, à la recomposition du mouvement ouvrier. Comme nous l'avons déjà mentionné, des analyses et des informations à ce sujet ont été publiées assez régulièrement dans notre presse. Quelques rappels à titre d'exemple.

L'expérience qui remonte le plus loin est celle de nos camarades brésiliens, organisés dans Démocratie socialiste, qui fut partie prenante de la constitution du Parti des travailleurs (PT) en y jouant depuis un rôle important. Ils ont participé et participent aux activités syndicales en particulier à la mise en place de la Centrale unique des travailleurs (CUT), aux campagnes électorales, aux mobilisations de masses. Lors des congrès successifs du PT, ils ont fait partie de la composante de gauche, qui a été et reste représentée dans les organismes de direction du parti à tous les niveaux. Aux élections d'octobre 1998 (1) quatre camarades se réclamant de Démocratie socialiste ont été élus à la Chambre et un au Sénat. Notre camarade Raul Pont est maire de la ville de Porto Alegre au Rio Grande du Sud; cet Etat a été par ailleurs conquis récemment par la gauche du PT qui a obtenu les postes de gouverneur et gouverneur adjoint (celui-ci se réclamant de Démocratie socialiste).

En Uruguay nos camarades du Parti socialiste des travailleurs (PST) font partie depuis sa fondation du Frente Amplio, un regroupement de toute la gauche uruguayenne, au sein duquel ils participent à l' animation de son aile gauche.

En Afrique nos camarades sénégalais prennent part, depuis 1991, à la construction de And-Jef/PADS (parti africain pour la démocratie et le socialisme), organisation issue de la fusion de trois groupes d'extrême gauche: And-Jef (Agir ensemble, d'origine maoïste), l'Union démocratique populaire (UDP, elle aussi d'origine maoïste) et notre section sénégalaise, l'Organisation socialiste des travailleurs.

En Europe, l'expérience jusqu'ici de loin la plus significative d'une recomposition partant d'une rupture majeure sur la gauche d'un parti communiste a été incontestablement celle de la formation du Parti de la refondation communiste (PRC) en Italie. Les marxistes-révolutionnaires italiens, qui publient Bandierra Rossa (dont le premier numéro est paru au printemps 1950), y sont entrés dès le début, en 1991, ensemble avec les autres militants regroupés dans Democratia proletaria, la seule formation qui ait survécu à la crise de l'extrême gauche italienne des années 1960 et 1970. Nos camarades ont eu un rôle majeur dans l'organisation de la gauche du PRC lors de deux congrès successifs; en décembre 1996 la gauche a obtenue 15% des mandats, ce qui lui a valu d'être représentée proportionnellement au sein du Comité politique national et de la Direction. Au congrès des jeunes communistes (décembre 1997) elle a eu près d'un tiers des voix et est représentée dans toutes les instances de direction. L'activité de la gauche du PRC a joué un rôle considérable dans la clarification politique du parti qui a conduit à la chute du gouvernement Prodi (2).

En ce qui concerne l'Asie notons l'adhésion à la IVe Internationale du NSSP du Sri Lanka, ce qui constitue un important pas en avant dans la reconstruction de nos forces dans ce pays, durablement affaiblies après la capitulation devant la pression bourgeoise en 1964 et l'exclusion de la IVe Internationale de son ancienne section, le LSSP. Le Parti communiste philippin (PCP), pendant une longue période d'inspiration mao-stalinienne, a connu depuis une dizaine d'années des vicissitudes aboutissant à des ruptures et à des réorientations profondes. En 1998 a été fondé le Parti révolutionnaire des travailleurs issu de l'unification de trois organisations agissant dans différentes zones de l'archipel philippin. Ce parti a établi des liens avec la IVe Internationale.

Finalement, nos initiatives pour la formation de cadres et la réflexion critique sur 1'histoire du mouvement ouvrier et notre propre histoire ont été beaucoup aidées depuis 1982 par les activités multiples de l'Institut international de recherche et de formation, à Amsterdam.

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