La stratégie de Lisbonne de l'Europe néolibérale
Par G. Buster le Samedi, 19 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

Le Conseil européen tient à souligner que la compétitivité, l'innovation et la promotion de la culture d'entreprise sont des éléments caractéristiques de la croissance (...). Au vu des progrès réalisés par les autres acteurs mondiaux, l'Union doit agir de manière plus décidée pour maintenir sa capacité de soutenir le modèle social européen dans les années à venir. La désindustrialisation continue d'être un danger (...) ". Conclusions du Conseil européen, mars 2004.

Les attentats du 11 mars à Madrid et l'augmentation de la tension internationale en Irak, en Afghanistan et au Kosovo ont fait passer au second plan ce qui a été le débat prioritaire lors du Conseil européen de printemps cette année : la Stratégie de Lisbonne.

Adoptée comme un programme stratégique par l'Union européenne (UE) en mars 2000, la Stratégie de Lisbonne se donne pour objectif déclaré de transformer le marché unique européen en marché le plus concurrentiel du monde en 2010. Il s'agit là peut-être d'un objectif de propagande un peu prétentieux. Mais ses effets ont déterminé le programme économique et social des gouvernements des États-membres, devenant le seul cadre politique possible et cela quelle que soit la couleur des gouvernements en place.

La Stratégie de Lisbonne constitue le grand héritage de la Commission Prodi, qui cessera ses fonctions en juin 2004. Elle est appliquée dans une conjoncture politique marquée par la résistance sociale contre l'application des politiques néolibérales, qui s'est exprimée non seulement dans une longue chaîne de grèves en Allemagne, en France, en Italie, au Portugal, en Espagne, en Grèce et en Belgique - dont les sources remontent à la grève du secteur public français en 1995 (1), mais aussi dans l'expression électorale d'un rejet des gouvernements qui l'ont appliquée, en partie indépendamment de leur idéologie politique - comme ce fut le cas en Grèce et en Allemagne - mais avec une amplitude particulièrement forte face à la droite conservatrice, comme en Espagne et en France récemment.

La Stratégie de Lisbonne a été un des éléments essentiels de la réponse à long terme apportée par l'UE à la fin du cycle économique des années 1990 et à la récession qui a marqué le début de la nouvelle décennie, dans un cadre de surproduction généralisée et de stagnation du taux de profit qui ont aiguisé de manière importante la concurrence sur le marché mondial (2).

Ce n'est pas l'élément unique, car cette nouvelle phase de concurrence économique doit être analysée dans le cadre de la " mondialisation armée " imposée par les États-Unis en tant que manière de faire prévaloir leurs intérêts géostratégiques, mais aussi économiques, face à l'Union européenne et au Japon, en plus de la Chine, de la Russie, de l'Inde ou du Brésil. La Stratégie de Lisbonne - dont le Pacte de la Stabilité et de la Croissance sur lequel se fonde l'Euro est la pierre angulaire - est aussi une composante essentielle, convertie en loi dans sa troisième partie, du projet de Constitution européenne (3), qui doit garantir la légitimité juridique-institutionnelle à l'Europe-puissance.

Malgré la résistance sociale contre les politiques néolibérales, les syndicats européens ont été consultés et ont pris part à l'élaboration de la Stratégie de Lisbonne. Cette dernière a été présentée par la Commission comme un ensemble de politiques indispensables pour garantir la croissance économique et pour maintenir le " modèle social européen ", grâce auquel la redistribution sociale resterait en Europe supérieure à ce qu'elle est aux États-Unis ou au Japon.

L'implication syndicale dans les politiques néolibérales de " modernisation " était indispensable pour tenter de limiter la résistance sociale. Mais l'amplitude de ses effets ainsi que l'érosion des droits sociaux et du travail au cours des trente dernières années - telles les retraites, la santé, la négociation collective, la flexibilité du marché du travail et de ses horaires - ont mis les directions des grandes organisations syndicales adhérentes à la Confédération européenne des syndicats (CES) le dos au mur et les ont obligé à soutenir les luttes syndicales de leurs bases et de convoquer des journées européennes de lutte, dont la dernière a eu lieu le 3 avril (4). Cette résistance sera essentielle pour la reconstruction d'une gauche alternative européenne capable de proposer un modèle de développement européen différent de celui l'Union européenne néolibérale actuelle.

Les derniers mois de la Commission Prodi ont été consacrés pour une bonne part à étayer pour l'avenir la Stratégie de Lisbonne. Sur le terrain législatif, cela fut fait par son intégration dans la Partie III du projet constitutionnel ; sur la terrain financier, en mettant la priorité sur le budget communautaire pour les années 2007-2013 en accord avec ses orientations (5) ; sur le terrain politique, en reconstruisant le consensus sur la Stratégie elle-même, après les frictions apparues entre les États-membres au sujet du Pacte de la Stabilité et de la Croissance (6). C'est ce dernier aspect, que reflète la Communication " Mettons en pratique Lisbonne : réformes pour une Union élargie " (COM 2004 29), que nous abordons dans cet article.

Récession, emploi et productivité

La Communication citée témoigne de la préoccupation de la Commission en ce qui concerne la possibilité même d'atteindre les buts de Lisbonne en 2010. La première phase de la Stratégie, celle des réformes législatives, devrait s'achever en 2005 et permettre une évaluation de chacun des États-membres. A partir de 2006 les législations adoptées devraient entrer en application. Mais l'UE ne finit pas de sortir de la récession commencée en 2000, malgré les signes de récupération au second semestre 2003. Au cours de ces trois années le taux moyen de croissance du Produit intérieur brut (PIB) a été de 1,25 % - contre 2,21 % aux États-Unis - alors qu'il avait été de 2,7 % au cours de la seconde moitié des années 1990.

Les objectifs de Lisbonne ont été fondés sur le taux de croissance de la seconde moitié des années 1990, sans tenir compte du possible cycle récessif de l'économie mondiale et en particulier européenne, que la Stratégie adoptée était supposée combattre. Les deux éléments clés qui devaient permettre de faire front à la différence de 28 % du PIB par tête qui sépare l'Union des États-Unis étaient l'augmentation soutenue du taux de l'emploi et de la productivité.

Le taux d'emploi de l'UE en 2000 était de 62,5 % - particulièrement bas si on le compare aux 71,9 % des États-Unis. Le but fixé pour 2010 était d'atteindre un taux d'emploi de 70 %. Malgré la création de 6 millions d'emplois, ce taux était seulement de 64,3 % à la fin de 2003. Mais la récession a fait en même temps croître le chômage, qui a atteint 9,1 % dans la Zone Euro et 8,2 % dans l'ensemble de l'Union, soit trois points de plus qu'aux États-Unis. De plus l'élargissement de l'Union va aggraver ces chiffres, car le taux d'emploi dans les nouveaux pays membres est de seulement 57 % alors que le taux de chômage atteint dans certains pays, comme la Pologne, les 18 %.

Si l'on analyse des catégories comme le taux d'emploi des personnes âgées de plus de 55 ans ou le taux d'emploi féminin, le désavantage communautaire est encore plus sensible. La différence avec les États-Unis est respectivement de 19,4 % et de 11,2 %. L'élargissement n'améliorera pas ces chiffres, parce que la différence entre les " anciens " et les " nouveaux " États-membres est de plus de 10 % et 5,5 % dans chaque cas.

Les différences de la productivité entre l'Union européenne et les États-Unis sont aussi importantes. La croissance de la productivité par personne employée dans l'UE diminue tout au cours de la décennie 1990 et se situe actuellement autour de 0,8 % par an, alors qu'aux États-Unis elle croît dès 1995 pour atteindre 1,8 % par an dès 2000. Le taux horaire de productivité est également de 10 % inférieur dans l'Union à celui des États-Unis.

La Communication de la Commission explique ces données par deux facteurs : la faiblesse et le retard de la diffusion des nouvelles technologies d'information et de la communication (TIC) et le manque d'investissements. En ce qui concerne les investissements les données sont incontestables, car les investissements privés sont passés de 18,3 % du PIB en 2000 à 17,2 % en 2002 et les investissements publics diminuent systématiquement depuis une décennie pour atteindre 2,4 % du PIB en 2003 - près de 1 % de moins qu'aux États-Unis !

Une explication erronée ?

En fin de compte, tout le modèle macro-économique sur lequel a été construite la Stratégie de Lisbonne se fonde sur une comparaison entre l'Union européenne et les États-Unis déterminée par son objectif final de gagner la concurrence inter-impérialiste sur le marché mondial (7).

On ne peut avoir des doutes sur le rôle des investissements en tant que moteur de la croissance de la productivité. Cependant, dans la situation actuelle, les doutes sont beaucoup plus grands quant au rôle joué par les investissements dans les TIC. La thèse que la forte croissance de la productivité aux États-Unis entre 1995 et 2000 leur est redevable pour l'essentiel - comme l'avancent d'une part les études de Jorgenson, Ho et Stiroh (2000) et d'autre part celles d'Oliver et Sichel (2000 et 2002) - a été fortement critiquée par deux études postérieures de Robert J. Gordon (8). Mais de plus, cette thèse a été contredite par la réalité, car la forte croissance de la productivité aux États-Unis en 2001-2003 a coïncidé avec une grande chute des investissements dans les TIC et l'effondrement de la bulle et la chute des actions des " nouvelles technologies " sur le marché des valeurs.

Il est donc nécessaire de se tourner vers une autre explication et de voir si elle est compatible avec les présupposés de base de la Stratégie de Lisbonne. Les conclusions des études de Gordon confirment finalement les résultats de l'analyse marxiste de Brenner des causes de la récession internationale de ces dernières années : surproduction et chute des profits et, de même, l'adaptation des stratégies entrepreneuriales à cette situation.

Au lieu d'écarter les variables comme la flexibilité du marché du travail - qui, aux États-Unis se maintient sans grandes différences depuis la moitié de la décennie 1990 -, les investissements dans les TIC ou les effets des délocalisations des industries et des services, l'histoire qui émerge est d'une certaine manière plus mondaine, mais aussi plus tangible.

En réalité l'augmentation impressionnante de la productivité aux États-Unis est le résultat d'une réduction systématique du nombre d'emplois, d'une extension du temps de travail et d'une augmentation des salaires inférieure à celle de la productivité, ce qui permet un transfert net de la rente des salaires vers le capital. Comme on le sait, le nombre d'emplois a commencé à augmenter aux États-Unis seulement au cours du premier trimestre 2004.

Cette offensive patronale pour réduire les coûts, en particulier par la réduction des effectifs, a été la réponse à la lenteur de la reprise des profits aux cours des années 1990, tirée surtout par la rapide hausse des prix des actions en bourse, qui a provoqué la bulle et l'effondrement des cours en 2000. Pour maintenir les profits, les entreprises n'ont pas hésité à se servir dans les fonds de pensions et à manipuler leur comptabilité, provoquant une série de scandales, qui ont encore augmenté la pression pour la rapide réduction des coûts, en réduisant les effectifs (9).

Que cette augmentation de l'exploitation du travail n'ait pas été accompagnée en dernière instance par une réduction de la production, doit être mis au crédit - cette fois-ci réellement - de l'effet cumulatif des investissements dans les TIC non seulement au cours des années 1990, mais plus sûrement, comme l'a indiqué Solow en son temps, depuis la fin des années 1970, par une lente accumulation du " capital intangible " sous la forme de la restructuration du système productif et des méthodes du travail.

Le problème de cette explication de Gordon c'est qu'implicitement elle suggère la prédiction que le taux de croissance de la productivité aux États-Unis de ces trois dernières années n'est pas soutenable, car il ne permet pas finalement de changer substantiellement les causes de la récession, la surproduction et la chute des profits. Le cycle économique actuel reste dépendant de la consommation privée - qui peut rapidement être affectée de manière négative par la tension de la situation internationale - et d'une politique de stimulants économiques massifs de l'administration Bush et de la Réserve fédérale qui, dès le début de la récession en 2001, a réduit le taux d'intérêt de 5,5 % à 1 %, épuisant ainsi ses marges de manœuvre.

Dans l'Union européenne la consommation privée joue un rôle plus limité. Bien qu'à la fin de 2002 l'endettement des familles ait dépassé 80 % du revenu disponible - un chiffre sensiblement inférieur à celui des États-unis - le service de cette dette absorbe une part très supérieure du revenu qu'aux États-Unis. De même il est difficile de refinancer cette dette, comme aux États-Unis, en tirant profit de la baisse des hypothèques immobilières, du fait de la rigidité du marché financier.

Néanmoins l'endettement des entreprises privées européennes s'est accru proportionnellement plus vite en Europe qu'aux États-Unis au cours de la seconde moitié de la décennie 1990 (passant de 58 % à 72 % du PIB), en partie parce que le marché financier est plus flexible pour les entreprises que pour les hypothèques. Les investissements des entreprises européennes au cours de la deuxième moitié des années 1990 ont été supérieures à celles des États-Unis, précisément pour couvrir le déficit de productivité et aussi à cause de la dynamique propre de l'économie étatsunienne. Cela a créé un grave problème de surproduction, aggravé par la chute de la valeur du dollar en relation avec l'euro - en réduisant la compétitivité des exportations - et par la politique monétaire de la Banque centrale européenne (10).

Les "autres variables" de la Stratégie de Lisbonne

Si l'on écarte l'effet cumulatif que pourraient avoir pour l'Union européenne un investissement important dans les TIC au cours des prochaines années et l'extension des communications par bande large (ADSL...) en vue d'atteindre les objectifs fixés pour 2010, restent évidemment les autres variables que la Stratégie de Lisbonne se propose de modifier. Toutes ces variables se résument, comme aux États-Unis, à l'augmentation du taux d'exploitation du travail.

D'une part, en imposant la limite de 3 % du déficit budgétaire, le Pacte de Stabilité non seulement joue un rôle dépressif pro-cyclique et ne permet pas de renverser la tendance de la baisse systématique des investissements publics manifeste depuis une décennie, mais de plus, pour pouvoir maintenir les investissements existants dans les infrastructures et les subventions aux entreprises, il impose également une réduction des dépenses sociales, la réforme des systèmes publics de retraites et la réduction de l'universalité du système public de Santé, qui constituent le fondement même du "modèle social européen". Pour utiliser une analogie informatique, c'est en fait une "boucle diabolique" qui a ainsi été mise en place, car plus le déficit augmente, plus forte est la pression pour réduire les dépenses sociales et pour capitaliser et privatiser les systèmes de retraites afin de libérer et de déprécier les capitaux.

D'autre part, l'extension de la durée de vie au travail au-delà des 65 ans - de manière réglementaire en retardant le départ à la retraite - paraît incompatible avec une flexibilisation du marché du travail d'une ampleur compatible avec la proposition du Rapport Kok. La faiblesse du taux de participation au marché du travail des personnes de plus de 55 ans et des femmes peut permettre une augmentation simultanée de la population active employée et du chômage - ce qui apparaît à première vue comme contradictoire. Mais la croissance parallèle de la population employée et de l'armée de réserve au chômage - sans même introduire ici la variable de l'immigration, essentielle dans une telle équation - a des effets désastreux sur le salaire, l'intensité du travail et les droits des travailleurs, en commençant par les secteurs les plus marginaux et en s'étendant à l'ensemble du marché du travail, dans la mesure où cela affaiblit la capacité de résistance syndicale.

Les appels au développement de la formation professionnelle hors des entreprises tout au long de la vie du travail - et les massives subventions communautaires qui y sont consacrées - ne servent pas à grand chose comme façon de répondre à la flexibilisation du marché du travail, lorsque la crise croissante du système de l'éducation publique (conséquence des coupures budgétaires) porte déjà le taux des jeunes, qui abandonnent le système scolaire ou en sont expulsés sans acquérir une formation élémentaire, au niveau scandaleux de 18,1 %, soit un peu plus d'un enfant sur six. Les appels à l'augmentation des investissements privés dans l'éducation secondaire, qui renforcent les effets de la division sociale de l'enseignement en limitant l'égalité des chances, n'auront pas ou très peu d'effets sur le chiffre cité.

Il est ainsi un peu surprenant que la Communication ne consacre qu'une page et demie à la question de la cohésion sociale, vu les références au " modèle social européen " et au fait que 55 millions de citoyens de l'UE-15 - un chiffre qui augmentera notablement après l'élargissement - vivent dans la pauvreté ou à sa limite (11). Il s'agit en moyenne de 15 % de la population de l'Union à quinze, et même 21 % dans les pays du Sud. Ces chiffres devraient imposer une politique concernant l'emploi - 38 % des chômeurs sont dans cette catégorie - mais aussi l'égalité des genres, car la pauvreté est endémique chez les veuves et les familles monoparentales. Ces chiffres restent plus ou moins stables grâce aux allocations sociales, qui vont au-delà de l'effet redistributif fiscal et qui réduisent l'inégalité des revenus dans le coefficient Gini entre 30 % et 40 % (12). Mais alors que les politiques économiques devront être coordonnées par la loi selon le projet de la Constitution européennes, les politiques sociales resteront sous la responsabilité de chaque État-membre et de ses plans d'action nationaux (PAN).

Mais en fin de compte, tous ces aspects - comme par ailleurs le développement durable ou la réalisation des Accords de Kyoto - restent secondaires du point de vue de la Stratégie de Lisbonne, dont l'objectif central reste l'augmentation de la productivité au travers d'une généralisation rapide des technologies de l'information et de la communication (TIC) et d'une augmentation des investissements. Les effets sociaux ne sont pris en compte qu'au travers de la demande, du niveau des salaires (13) ou de la réduction des charges sociales. Ce n'est pas par hasard si le projet du Traité constitutionnel subordonne le " modèle social européen " à une " forte compétitivité " dans son article I-3-3. L'investissement privé dépend en fin de compte des profits espérés.

La Stratégie de Lisbonne s'attelle donc à accroître cette espérance en flexibilisant le marché du travail, en réduisant le salaire social " indirect " au travers de la réduction des charges sociales et de la réforme des systèmes de retraite. Mais il faudrait de plus combler le retard des investissements publics par rapport aux États-Unis (de 1 % du PIB), qui concerne avant tout les infrastructures. Dans ce secteur, du fait du caractère inflexible du Pacte de Stabilité, la contribution du budget communautaire, à la fois directement et comme catalyseur, est chaque fois plus importante. Depuis 2000, les Fonds structurels ont mobilisé 80 000 millions d'euros pour la formation, l'innovation et les infrastructures. 8 000 millions d'euros doivent renforcer ces programmes en 2004. Mais de nouveau, dans ce secteur également, on se heurte aux limites imposées aux budget communautaires et à l'interdiction de l'endettement dans le projet de Traité constitutionnel.

Le " risque " de désindustrialisation

Bien que les conclusions du Conseil européen parlent pour la seconde fois en moins de six mois du " risque " de délocalisations industrielles, la Communication de la Commission - se fondant sur une étude réalisée en 2003 - considère qu'il " n'existe aucune preuve que l'économie de l'Union montrerait des signes de désindustrialisation globale " (14)

Reconnaissant " la perte de la compétitivité de l'emploi " dans des secteurs comme le textile, les mines, les métaux non-ferreux et la houille, elle les situe dans un processus de substitution de secteurs industriels par d'autres, d'une plus grande intensité capitalistique, qui en application de la Stratégie de Lisbonne elle-même doivent être promues, permettant d'augmenter la productivité et la flexibilité du travail.

L'élargissement de l'Union joue ici un effet direct en incorporant dans le marché unique dix nouveaux États-membres, avec des salaires inférieurs des deux-tiers, une faible protection sociale mais un système de subventions aux industries comparable à celui du reste de l'Union grâce aux Fonds structurels. 60 % des entreprises allemandes de moins de 5 000 salariés ont déjà créé des filiales dans les nouveaux États-membres, qui concentreront la production des secteurs-clés, tels les composants pour l'industrie automobile ou les produits chimiques, fabriqués jusqu'à présent dans des pays comme l'Espagne ou l'Italie.

Pour ne rien dire des autres secteurs, comme le textile, qui grâce à la libéralisation de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) prévue pour janvier 2005, se déplacent déjà en Roumanie, au Maroc, en Biélorussie ou au Turkménistan. L'excédent commercial de l'UE-15 avec les nouveaux États-membres est de 104 000 millions d'euros et le marché unique exige des compensations.

Mais il implique en même temps un " dumping social " à la baisse dans des proportions énormes, auquel les différents secteurs de la classe ouvrière européenne devront faire face, alors que la Commission suggère un " accord entre acteurs sociaux " (15). De fait, la menace des délocalisations s'est déjà transformée en un puissant instrument de chantage pour obliger les syndicats à accepter comme un moindre mal la restructuration, c'est-à-dire la baisse des salaires et l'aggravation des conditions de travail.

Les délocalisations permettent aux entreprises d'augmenter leur compétitivité tout en évitant les principales contraintes de la Stratégie de Lisbonne, la formation et l'investissement dans le capital humain. Dans le secteur manufacturier ce processus s'est déjà aggravé au cours des dernières années tant en France qu'en Allemagne, qui pour des raisons politiques essayent dans la mesure du possible de maintenir leurs niveaux de l'emploi. Il en va de même dans les pays secondaires de l'UE. Les bases matérielles pour une Europe à " plusieurs vitesses " apparaissent ainsi au travers d'une dynamique centre-périphérie.

La diversité linguistique de l'UE peut freiner les délocalisations dans le secteur des services ou du moins retarder ce qui arrive aux États-Unis ou en Grande-Bretagne qui, par exemple, ont déplacé les centres d'appels vers des pays comme l'Inde ou le Pakistan. Mais ce faisant les effets sur la productivité de l'application des TIC au secteurs des services seront amoindris, jusqu'à ce que soit imposée une langue unique du moins pour la gestion interne.

Que faire ?

La stratégie de concurrence inter-impérialiste conçue par la Commission européenne, se convertit dans le cadre de la récession provoquée par la surproduction et la chute du taux de profit, comme nous l'avons vu, en une accumulation de tactiques visant à réduire les coûts productifs et à transférer les revenus des salaires vers le capital. Si ceci peut apparaître comme une " explication marxiste simpliste ", c'est en tout cas supérieur au vernis idéologique, parfois ésotérique, au sujet des capacités des " nouvelles technologies de l'information et de la communication " employé par la Commission européenne.

Face à la Stratégie de Lisbonne le point de départ ne peut être autre que celui des résistances sociales "réellement existantes". Cela signifie soutenir leur coordination européenne, en prenant appui sur les réunions des comités d'entreprises européens et les journées des luttes.

L'idéologie du " partenariat social ", qui a enchaîné les directions syndicales de la CES aux promesses de " pacte social " pour la défense du " modèle social européen ", s'est érodée au fur et à mesure que les politiques de la Stratégie de Lisbonne ont été mises en application et que leurs effets réduisent les marges de manœuvre pour légitimer ledit " pacte ". Les journées de lutte européennes, auxquelles la CES s'est sentie obligée d'appeler, témoignent de cette érosion et constituent en même temps un encouragement à la coordination des résistances sociales en Europe. Cela aide à la construction d'une gauche syndicale européenne, à l'intérieur comme à l'extérieur des Confédérations, afin de commencer à donner corps à une alternative, en alliance avec le mouvement contre la mondialisation capitaliste et contre la guerre.

La perspective de construire une alternative, dans le sens fort qui inclut un authentique modèle de développement soutenable capable de satisfaire les besoins des citoyens, est fondamentale dans cette phase. Les luttes de résistance isolées, sans coordination européenne, sont largement condamnées à l'échec. Coordonnées au niveau européen elles peuvent freiner l'application des politiques de la Stratégie de Lisbonne, mais non obliger les gouvernements à adopter une nouvelle orientation. Pour ce faire il faut non seulement qu'une telle orientation prenne corps, mais encore que se produise un changement des rapports de forces, ce qui nécessite l'apparition de nouveaux instruments politiques ayant des effets électoraux.

La tâche de la prochaine Commission européenne sera justement de passer à la phase de l'application massive de la Stratégie, en prenant appui sur les effets de l'élargissement, sur son inscription dans le marbre de la Constitution néolibérale européenne et sur les Perspectives financières qui entreront en vigueur en 2006. C'est pourquoi la gauche alternative européenne devra être capable d'y faire face en présentant sa propre alternative à l'actuel modèle (néolibéral) de construction européenne (16). Résister et aider la résistance sociale ne suffira pas.

Face au Pacte de stabilité il faudra être capable de proposer un Pacte de solidarité européenne, qui permette une augmentation substantielle des investissements publics anti-cycliques et qui assure un " modèle social européen " authentique en maintenant et en augmentant les niveaux de salaires indirects au travers de la redistribution fiscale. C'est en effet le mécanisme le plus efficace pour maintenir de manière transversale le niveau de la consommation privée et la demande dans le marché unique européen. En même temps il est inacceptable que les salaires directs dans l'UE continuent à baisser en termes relatifs (un réduction de 0,7 % au cours des trois dernières années), au nom de la récupération d'une " compétitivité ", car en pratique il ne s'agit de rien d'autre que d'un simple transfert du revenu en faveur du capital.

Le Pacte de solidarité doit être accompagné d'une communautarisation croissante des politiques économiques mais aussi sociales à travers une augmentation substantielle du budget communautaire, incluant la capacité d'endettement. L'actuelle limitation de ce budget à 1,27 % du PIB de l'UE est clairement insuffisante pour faire face aux défis combinés de la récession et de l'élargissement. Le nouveau Parlement européen devrait avoir la capacité de fixer la contribution des États-membres au budget communautaire - en accord avec les objectifs de la Stratégie de Lisbonne eux-mêmes - à un niveau supérieur d'au moins 0,5 % du PIB européen et de permettre un endettement de 1 % du PIB supplémentaire, accompagné d'un impôt européen sur les entreprises multinationales établies en Europe.

Une politique industrielle européenne doit avoir pour but de promouvoir une augmentation de la productivité générale, en atteignant au moins les niveaux d'investissement des États-Unis et du Japon, ce qui en même temps permettrait une réindustrialisation équilibrée du marché unique en respectant les droits sociaux des travailleurs. Le droit d'information et de contrôle par les syndicats, le remboursement des aides reçues et la requalification en tant que terrains publics des espaces industriels subventionnés devraient être employés comme un frein ès délocalisations dans un paquet législatif communautaire.

La nouvelle Constitution européenne, au lieu de convertir en lois les politiques néolibérales, devrait au contraire introduire toute une série d'articles qui assurent les droits de la citoyenneté.

A commencer par un revenu de base universel, un salaire interprofessionnel minimum adapté au coût de la vie et à la productivité de chaque État-membre, le droit universel à un logement digne, une santé et une éducation publique de qualité et un système de retraites garanti après 35 années de travail. Et en continuant par la semaine de travail de 35 heures, l'accès universel aux services publics de qualité et des droits syndicaux de représentation, de négociation et d'action collective garantis pour tous les salariés. Au contraire, aussi incroyable que cela puisse paraître, ces droits fondamentaux du " modèle social européen " sont non seulement réduits dans le projet de Constitution de la Convention, mais y sont de plus subordonnés aux législations nationales des États-membres.

14 avril 2004, www.inprecor.org

* G. Buster est membre du comité de rédaction de la revue Viento Sur, militant de l'Espacio alternativo et de la IVe Internationale.

1. Pour une analyse de cette résistance syndicale pays par pays on se reportera au rapport de l'Observatoire européen des relations internationales (EIRO), Developments in Industrial Action 1998-2002, <www.eiro.eurofound.ie>

2. Cf. Robert Brenner, The Boom and the Bubble : the US in the World Economy, Verso Press 2002. Robert Brenner a présenté une version résumée de ses thèses dans un article écrit pour Inprecor n° 472/473 de juillet-août 2002 : Après le boom : un diagnostic.

3. Pour une critique du projet néolibéral de Constitution européenne cf. G. Buster, Une Europe des rentiers impérialistes ? Le projet de Constitution qui élève le dogme néolibéral au rang de loi fondamentale est un défi lancé aux travailleurs et aux peuples européens, Inprecor n° 484 d'août 2003 et Yves Salesse, Une Constitution inacceptable, Inprecor n° 487 de novembre 2003.

4. Après avoir boudé les mobilisations lors du sommet européen d'Amsterdam en 1995, la CES a appelé à des manifestations syndicales à l'occasion des Conseils européens de Luxembourg, de Nice, de Gênes, de Barcelone, de Séville, de Thessalonique et de Bruxelles dans un cadre propre mais de manière parallèle aux mobilisations du mouvement contre la mondialisation néolibérale. La journée de mobilisations du 3 avril 2004 a été particulièrement importante en Allemagne, en tant que réponse à " l'Agenda 2010 " du chancelier social-démocrate Schröder, qui n'est rien d'autre que l'adaptation allemande de la Stratégie de Lisbonne. On a compté 250 000 manifestants à Berlin, 100 000 à Stuttgart et 150 000 à Cologne. En Italie 500 000 personnes ont manifesté contre la réforme des retraites de Berlusconi. Des manifestations de moindre ampleur ont également eu lieu à Paris, Marseille, Madrid et Bruxelles. Il faut signaler que malgré cette résistance, la CES, qui n'est pas à une contradiction près, se prononce pour un " oui critique " au projet de Constitution européenne qui transforme en loi la Stratégie de Lisbonne... Cf. Des milliers de manifestants réclament une " Europe sociale ", Le Monde du 3 avril 2004.

5. Communication de la Commission au Conseil et au Parlement Européen sur les Perspectives Financières pour 2007-2013. Ainsi, tandis que la part destinée aux infrastructures et au développement augmente de 212 %, la politique agricole commune (PAC) souffre d'une réduction de 38 %.

6. La confrontation de la Commission - en particulier du commissaire Solbes - avec l'Allemagne et la France, dont le déficit budgétaire a dépassé les 3 % du PIB, a mis un terme au dossier rejeté par l'ECOFIN (le Conseil communautaire des ministres des finances) et à la décision sans précédent de la Commission de recourir au Tribunal européen de justice. Dans son rapport présenté en mars 2004 devant l'ECOFIN, la Commission a proposé d'ouvrir également les dossiers des Pays-Bas, de l'Italie et de la Grande-Bretagne. Tout en acceptant finalement de reporter à 2005 la réalisation du Pacte de stabilité, la Commission et les États-membres ont reporté tout débat sur la modification de ce Pacte - qualifié par Prodi lui-même de " stupide " - entre autres pour éviter toute mise en doute de la stabilité de l'euro et toute remise en cause de la Stratégie de Lisbonne. Cf. Bruxelles reporte la réforme du Pacte de stabilité, Le Monde du 3 avril 2004 et La Comisión abre expediente a Holanda, Italia y Reino Unido por déficit excesivo, El País du 8 mars 2004.

7. Il faut souligner que la concurrence inter-impérialiste, dans son aspect économique - c'est tout autre chose en ce qui concerne l'aspect géostratégique - a surtout lieu en tant que concurrence pour des parts du marché aux États-Unis et dans l'Union européenne, bien plus que dans les autres zones de l'économie internationale. Cf. Joseph P. Quinlan, Drifting Apart or Growing Together ? The Primacy of the Transatlantic Economy, Center for Transatlantic Relations, John Hopkins University, 2003.

8. Robert J. Gordon, Exploding Productivity Growth : Context, Causes and Implications, Brooking Papers on Economic Activity, 2003.

9. Doug Henwood, After the New Economy, The New Press, NY 2003 partage pour l'essentiel cette explication dans un livre amène et brillant, écrit d'une position de gauche, dont on ne peut que recommander la lecture.

10. Ed Crooks et Tony Major, Hopes are rising that the eurozone economy is at a turning point. But can it ever catch up with America?", Financial Times du 1er septembre 2003.

11. On définit la pauvreté comme un revenu inférieur à 60 % du revenu moyen par habitant dans chaque État-membre.

12. Cf. les données et les conclusions du rapport de la Commission, The Social situation of the European Union 2003. L'optimisme final de ce rapport sur la compatibilité du " modèle social européen " et de la Stratégie de Lisbonne relève de l'acte de foi au vu des statistiques présentées.

13. Bien que la Stratégie de Lisbonne ne consacre pas beaucoup d'espace au problème des salaires, si ce n'est pour les mettre en relation avec la productivité, il faut signaler que la Commission émet chaque année depuis 1994 un avis sur le " développement approprié des salaires ". Cet avis sert de boussole aux États-membres et aux organisations patronales dans les négociations collectives qui concernent entre 70 % et 90 % des travailleurs de l'UE-15. La croissance moyenne brute annuelle des salaires au cours de la période 2000-2003 a ainsi été de 3,5 %, ce qui tenant compte de l'inflation la réduit à 0,8 %. Mais si on applique aux chiffres fournis la " marge distributive " recommandée par la CES (inflation + productivité - augmentation salariale), on obtient une baisse de 0,7 % en moyenne annuelle, autrement dit un transfert de 0,7 % des revenus des salaires aux profits...Cf. EIRO, Pay developments 2002, <www.eiro.eurofund.ie>

14. Commission européenne, " Les enjeux clés de la compétitivité Europe : vers une approche intégrée " COM (2003)704.

15. Voir l'article de Ricardo Martinez de Retuerto, " Avec l'élargissement, les délocalisations vers l'Est se multiplient " (Le Monde du 28 mars 2004) qui cite la réaction préoccupée de Walter Cerfeda, responsable des relations industrielles de la CES : " Nous sommes à la croisée des chemins. Les pays du centre et de l'est de l'Europe préfèrent le modèle social anglo-américain au modèle traditionnel européen de cohésion et de protection sociale, déjà presque minoritaire après les réformes adoptées en Italie, qui a suscité des manifestations gigantesques dans ce pays, tout comme au Portugal et en Espagne. (...) Si les entreprises pensent que le capital humain est un coût, alors autant laisser tomber. Les syndicats vont devoir s'investir à fond ". Le Parlement européen s'est lui aussi intéressé à ce sujet, en proposant des mesures qui limitent la mobilité des entreprises bénéficiaires qui ont reçu des subventions européennes dans sa résolution " Closure of undertakings after receiving EU AID financial " P5_TA(2003)0106.

16. La gauche alternative européenne a, jusqu'à présent, fait preuve d'une frigidité envers la nécessité de construire des alternatives par crainte de retomber dans l'illusion de réformes du système capitaliste. Ce faisant elle se limite à une critique économiste et à une résistance sans perspective qui heurte l'expérience accumulée par les travailleurs au cours des récentes luttes. Ceux qui voudraient suivre la discussion encore balbutiante au sein de la gauche anticapitaliste sur les alternatives globales liront avec intérêt la Résolution politique du Bloc de gauche portugais approuvée lors de son IIIe Congrès, Pour une refondation démocratique de l'Union européenne, traduit dans Inprecor n° 485/486 de septembre-octobre 2003 ainsi que le projet alternatif d'une Constitution européenne et d'une Charte alternative des droits fondamentaux de l'UE soumis au débat par G. Buster dans la revue madrilène de gauche radicale Viento Sur n° 71, 2004.

Voir ci-dessus