Les bolcheviques et la contre-révolution stalinienne
Par Pierre Rousset le Mardi, 15 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

Comment comprendre le xxe siècle, avec cette progression conjointe de la richesse de ses grandes puissances d'une part, et de l'inhumanité de leurs convulsions de l'autre ? Chronologiquement, quoi qu'en disent les idéologues de droite, la réponse à cette question n'est pas à rechercher avant tout dans l'idéal communiste, ou la réalité du stalinisme, mais bien dans celle de l'impérialisme. Le cours du siècle n'a-t-il pas été d'abord déterminé par cette immense boucherie que fut 1914-1918, guerre interimpérialiste "par excellence" ? Son inhumanité n'est-elle pas exemplifiée par le système concentrationnaire que le régime nazi a porté à son paroxysme ?

Quant à la responsabilité du mouvement ouvrier et socialiste face aux malheurs du siècle, elle est engagée bien avant la Révolution russe, dès 1914 en tout cas lorsque les sommets de la social-démocratie ont, de pays en pays, voté les crédits de guerre, trahissant leurs engagements démocratiques et internationalistes. Nul ne saurait rendre responsable le bolchevisme de l'éclatement de la première guerre mondiale ! Nul, non plus, ne devrait feindre d'ignorer le rôle désastreux joué alors par les dirigeants réformistes de la Deuxième Internationale. Et pourtant, dans les polémiques en cours sur communisme et stalinisme, les chantres du libéralisme ou de la social-démocratie préfèrent oublier le "détail" de l'histoire que fut 1914 (voir page 9, l'article d'Isaac Johsua).

On ne peut, cependant, revisiter Octobre 1917, esquisser un bilan du bolchevisme ou étudier les conditions d'émergence du régime stalinien sans garder à l'esprit cette double rupture que fut, dans l'histoire européenne, la première guerre mondiale, et, dans celle de la social-démocratie, la trahison d'août 1914.

Une antithèse...

L'échec, en 1918-1923, des révolutions dans l'occident européen a créé les conditions d'une troisième rupture, dramatiquement précoce, cette fois-ci dans l'histoire du jeune mouvement communiste international. Elle s'avère aussi brutale, aussi profonde dans ses implications, que les deux premières. En effet, le stalinisme n'exprime pas l'évolution délétère du marxisme, d'une théorie ou d'un engagement, mais un véritable bouleversement social : la constitution d'une bureaucratie d'Etat dans une société de transition.

La victoire du stalinisme est le produit d'une contre-révolution sanglante dont on repère aisément la progression au fil des ans. Le parti qui l'incarne au tournant des années trente n'est déjà plus celui d'Octobre 1917, ce parti bolchevique dont les cadres vont être en grande majorité tués, déportés, exilés. La collectivisation forcée des campagnes, initiée en 1929, ouvre un premier cycle de terreur bureaucratique et de déportation en masse. Le grandes purges politiques de 1936-1938 font, selon des estimations, près de 700 000 victimes, décimant notamment les rangs du PC et de l'Armée rouge. La politique d'industrialisation accélérée favorise de même les déplacements autoritaires de populations et le renforcement des contrôle sociaux dans un pays en pleine mutation. La pratique politique se fait toujours plus dictatoriale. Alors que le nombre de fonctionnaires explose, de nouveaux privilèges se cristallisent et se codifient. La bureaucratie d'Etat avançait masquée dans les années vingt. Elle ne craint plus d'affirmer ses ambitions et son pouvoir propres.

Dans les années vingt, une fois la guerre civile terminée, l'ampleur de la répression et des restrictions des libertés publiques ne peut être niée. Mais, avec le phénomène stalinien, on change d'échelle, quantitativement et qualitativement. Un nouvel ordre est né. La rupture se manifeste dans tous les domaines, de l'expérimentation sociale à la culture (art, urbanisme...). Si la science soviétique continue de progresser, elle se voit corsetée. Il est fini le temps où les chercheurs défrichaient librement des voies nouvelles, comme en écologie : la diffusion de leurs travaux est désormais soumise à la censure politique. Quant à la référence marxiste, elle se fige en un dogme mort pour servir les nouveaux maîtres de l'Etat.

Entre bolchevisme et stalinisme, il n'y a pas avant tout continuité mais rupture. Il ne s'agit pas là d'une confortable théorisation a posteriori. Rares sont les représentants du bolchevisme qui, à l'époque, ont prétendu comme Staline que le règne de la bureaucratie correspondait à la réalisation des objectifs d'Octobre, au socialisme. Dès 1923, Lénine lui-même, irrémédiablement alité (il meurt en janvier 1924), pressentait la catastrophe et engageait son "dernier combat", pour reprendre l'expression de Moshe Lewin, essayant d'enrayer la montée au pouvoir de Staline, multipliant mises en gardes politiques, engageant un nouvel effort de réflexion théorique sur des questions essentielles (nationale, paysanne...). Puis Boukharine explorait l'évolution possible des rapports villes-campagnes. Et Christian Racovsky analysait les "dangers professionnels du pouvoir". Tous recherchaient, tâtonnant, des voies alternatives à celle du secrétaire général - et le payèrent de leur vie. Il revint à Trotsky, sauvé un temps de la mort par l'exil, d'offrir avec Cours nouveau dans les années vingt, puis en 1936 avec la Révolution trahie, une première analyse systématique de la contre-révolution stalinienne.

Cette contre-révolution ne s'est pas imposée d'un coup. Elle a longtemps mûri avant de prendre l'offensive répressive. Le danger bureaucratique s'est, en fait, rapidement manifesté dans la Révolution russe. La menace était d'autant plus claire que les dirigeants d'Octobre savaient que le sort de leur révolution se jouait largement ailleurs en Europe - et que là-bas, les défaites révolutionnaires se succédaient, laissant la Russie exsangue et dramatiquement isolée. Pourtant, ils n'ont engagé la résistance que tardivement et en ordre dispersé. Bien des mesures d'urgences prises au lendemain de la guerre civile ont en fait renforcé le danger bureaucratique, comme la restriction des droits démocratiques au sein du parti lors de son Xe Congrès, ou encore le développement hypertrophié de la Tchéka pour satisfaire aux besoins de la lutte contre les opposants.

... non capitaliste

Face au processus de bureaucratisation, le succès restait aléatoire au vu des circonstances objectives (isolement international prolongé, pressions impérialistes maintenues, profondes traditions autocratiques, arriération des campagnes et destructions économiques massives, désorganisation sociale et épuisement des dynamiques révolutionnaires dans le pays...). Mais, de plus, l'appareil des cadres bolcheviques a été politiquement défait par la fraction stalinienne, avant qu'il ne réussisse à comprendre la nature même du danger : une contre-révolution menaçait, mais elle n'était pas bourgeoise.

La Révolution russe étant la première à l'emporter, à l'ère impérialiste, le parti bolchevique ne pouvait évidemment nourrir sa réflexion d'aucun précédent. Mais il y a plus : l'expérience de la double rupture de 1914 ne préparait pas à saisir l'originalité du phénomène stalinien.

A de trop rares exceptions près, les militants révolutionnaires de l'époque n'ont pris la mesure du danger représenté par les processus de bureaucratisation au sein du mouvement ouvrier qu'avec l'expérience traumatisante de la trahison d'août 1914. Or, si tant de dirigeants sociaux-démocrates se sont rendus complices de la marche à la guerre, puis sont devenus (comme dans l'Allemagne de 1918-1919) des agents directs de la contre-révolution et ont, finalement, loyalement géré le capitalisme, c'est parce qu'ils se sont intégrés aux élites de la société bourgeoise. La ligne de fracture entre Deuxième et Troisième Internationales s'inscrivait ainsi dans une bipolarisation de classe familière : même incarnée par Noske, l'assassin social-démocrate de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, la contre-révolution gardait son caractère bourgeois.

Le stalinisme apparaît donc comme une "figure historique" nouvelle, totalement imprévue des marxistes comme, d'ailleurs, des autres. Etait-il possible d'en percevoir très tôt l'originalité ? On peut en douter tant le processus de bureaucratisation dans une société de transition était étranger aux canons d'analyse en vigueur ; tant, aussi, la menace classique de la contre-révolution bourgeoise restait bien réelle, monopolisant l'attention. Dans ces conditions, les fractions antistaliniennes du parti bolchevique n'ont pas su se regrouper avant qu'il ne soit trop tard. Aucune n'a pu présenter un programme alternatif d'ensemble véritablement cohérent. La gauche du parti a, par exemple, interprété une alliance conjoncturelle entre staliniens et boukhariniens, paysans riches et entrepreneurs, comme l'expression simple de la pression grandissante du capitalisme ; elle fut politiquement désorientée quand Staline s'est brutalement retourné contre ses alliés, prônant la collectivisation forcée.

Dictature bureaucratique engendrant une nouvelle hiérarchie sociale, le stalinisme était bien l'antithèse du communisme. Mais cette antithèse n'était pas capitaliste : la bureaucratie stalinienne a assuré son pouvoir grâce au contrôle despotique exercé sur et par l'Etat dans une société de transition, différant ainsi d'une traditionnelle bureaucratie social-démocrate, cooptée par les élites et l'Etat bourgeois. C'est bien ce qui a permis à Staline de prétendre incarner la continuité d'Octobre, révolution anticapitaliste. C'est aussi ce qui explique que, même devenus réformistes, les partis staliniens aient continué à être considérés comme des "corps étrangers" par les bourgeoisies européennes. Que même aux plus beaux jours de la coexistence pacifique, alors que Moscou avait contribué à défaire nombre de révolutions, la confrontation des blocs (soviétique et occidental) ait été bien réelle, structurant l'arène internationale. Il faudra attendre un demi-siècle et l'implosion de l'URSS, minée par ses contradictions, pour qu'une partie de la bureaucratie post-stalinienne s'engage dans une complexe transition à rebours, pour qu'un Boris Eltsine devienne l'enfant chéri de Washington et du FMI.

Sans anachronisme

L'étude rétrospective de la Révolution russe n'est pas chose simple, si du moins l'on veut éviter les anachronismes. Forgées dans le feu du combat, souvent confrontées à l'inattendu, tributaires des situations et connaissances du moment, les orientations du parti bolchevique ne se laissent jamais enfermer dans des descriptions simples : les conceptions défendues par chacun de ses courants ou dirigeants ont fluctué au fil des ans. La critique se fait aussi prudente, car elle concerne un mouvement d'une intelligence politique et d'une qualité révolutionnaire exceptionnelles même si le parti bolchevique ne correspondit jamais aux images d'Epinal répandues ultérieurement par les staliniens. Par ailleurs, les bolcheviques n'ont pas choisi les conditions de leur combat, comme la ruineuse guerre civile ouverte en 1918, imposée par les puissances impérialistes. Dans les années vingt, il n'est pas non plus évident qu'une remise en cause électorale du pouvoir, "à la nicaraguayenne", ait été concevable, réalisable, vu le contexte national et européen. Cela dit, il n'en faut pas moins souligner à quel point les bolcheviques et Lénine sous-estimèrent, dès le débat sur la Constituante, les questions relatives à la démocratie politique et au rapport conflictuel né de la légitimité des soviets et de celle du suffrage universel. Et l'on ne saurait reprocher aux Russes de n'avoir pas su penser le stalinisme avant d'en avoir vécu la réalité.

Ceci dit, quant au fond et l'expérience accomplie, un tri peut être fait dans l'héritage bolchevique. En commençant par écarter les théorisations les plus désastreuses issues de la guerre civile : réduction de la dictature du prolétariat à celle du parti, recours à un impossible monolithisme politique dans l'espoir d'"unifier" la classe et de consolider la révolution, idéalisation du "communisme de guerre" au point de prôner la militarisation ultérieure des syndicats dans la bataille économique, dévalorisation du pluripartisme et même d'un pluralisme révolutionnaire dont Octobre 1917 était pourtant riche... Ironie de l'histoire, Trotsky - il s'en repentira - porte une bonne part de responsabilité dans ces théorisations dont Staline se revendiquera pour couvrir sa propre dictature.

Il en va de même du "terrorisme rouge". Il m'est difficile de juger si les bolcheviques, durant la guerre civile, pouvaient éviter d'opposer la terreur rouge au déchaînement de la terreur blanche, vu la faiblesse de leur implantation dans les campagnes et l'avortement (probablement avec des torts réciproques) de leur alliance avec les socialistes révolutionnaires de gauche (ainsi que, dans certaines régions, avec des mouvements anarchistes) (voir Rouge du 13 novembre dernier). On touche ici à l'un des principaux échecs du bolchevisme d'avant 1917 : malgré toute l'attention portée par Lénine à cette question, ce parti n'a pas su s'enraciner significativement dans le monde rural, ce qui n'était pourtant probablement pas impossible comme l'ont montré des expériences ultérieures (sino-vietnamiennes, notamment). Le recours à la contre-terreur renvoie certes au contexte de l'époque (dont l'héritage mental de la boucherie de 1914-1918) et à la dégradation des rapports de forces (la révolution se retrouve le dos au mur). Mais il reflète aussi l'isolement social. Mesure de désespoir, la terreur est en effet l'antithèse d'une véritable politique militaire révolutionnaire qui doit prouver, dans le quotidien de la guerre civile, que les Rouges combattent pour d'autres idéaux, et donc d'une façon différente, que les Blancs (protection des civils, traitement des prisonniers, etc.). Pourtant, cette politique de la terreur rouge a été parfois théorisée, valorisée. Ce qui fut, là encore, bien utile au Staline des années trente.

La guerre, civile ou internationale, rend aléatoire le pluralisme. Elle restreint aussi notablement la place du droit, alors partiellement occupée par le politique. La paix revenue, sa tradition est mauvaise conseillère tant il importe, dans un régime de démocratie socialiste, que gouvernement et partis soient soumis à des règles constitutionnelles et à un droit connus de tous. Entre guerres et stalinisation, la réflexion sur cette question nodale n'a été qu'esquissée sous le bolchevisme.

Heureusement, l'histoire du bolchevisme contient aussi nombre de contrepoisons. Jusqu'au milieu des années vingt, ce parti a été le théâtre de polémiques et débats constants, d'une très grande richesse. Il a su tisser des liens complexes d'interdépendance avec les mouvements sociaux ; faire preuve aussi d'une réelle imagination créatrice, ouvrir une brèche historique. Il nous offre plus encore de leçons positives que négatives et le bolchevisme reste bien l'antithèse vivante du stalinisme ossifié.

Voir ci-dessus