Vous avez dit "écologiser" le marxisme ?
Par Daniel Tanuro le Mercredi, 14 Décembre 2005 PDF Imprimer Envoyer

A plusieurs reprises dans cette rubrique a été évoquée la nécessité d'écologiser notre marxisme. Il est temps d'expliciter un peu en quoi cette "écologisation" pourrait consister.

L'écologisation du marxisme ne consiste pas à ajouter le mot "écologique" à la liste des épithètes censés embellir notre projet : un socialisme démocratique et mondial, on comprend ce que cela veut dire. Un socialisme "écologique", par contre, cela ne signifie rien du tout. La même remarque vaut pour la crise, l'Europe, et bien d'autres choses. Qu'est-ce que la "crise écologique" ? Qu'est-ce qu'une Europe "écologique" ? Et le féminisme pour lequel nous luttons, doit-il être aussi "écologique" ?

Ecologiser le marxisme pourrait impliquer de renoncer à une certaine ambition de la totalité. Puisque l'humanité appartient à la nature tout en ayant avec celle-ci un rapport très différent de celui des autres espèces, et puisque les sciences humaines et les sciences naturelles ne sont, par conséquent, pas tout à fait la même science, il en découle… que le marxisme n'a pas réponse à tout. Evidence ? Voire… 

Comme le rapport de l'humanité à l'environnement est "socialement déterminé" (il diffère selon les modes de production), certains marxistes en déduisent que toute pensée sur l'environnement doit se couler immédiatement dans leur critique du capitalisme. Cela donne le comportement caricatural qui est, avec des variantes, celui de l'extrême gauche face aux écologistes, depuis trente ans: "Oui mais, il faut lutter contre le capitalisme". Demandons-nous pourquoi ce discours comminatoire a si peu de résultats, même quand les partis verts se cassent la figure… 

Le marxisme se dit compréhension de la "totalité concrète". Or cette totalité est sociale, donc partielle, puisqu'elle s'inscrit dans celle de la nature. La nature ne confère certainement pas aux écologistes ou aux écologues (1) le "droit" d'imposer des choix sociaux au non de "la Science". Mais elle impose à ceux qui luttent pour un projet social de limiter (à tout le moins) leur prétention "totalisante" à leur propre sphère, qui ne s'étend pas à toute la biosphère. Pour le résumer en une boutade: nous avons voulu "marxiser l'écologie" alors qu'une partie de l'écologie est et sera toujours "immarxisable". 

Il faut au contraire nous écologiser, ce qui signifie ici -deuxième implication- acquérir une conscience écologique (conscience des cycles naturels, de l'histoire de l'environnement, etc.). Cela donnera plus de force à notre projet social et nous permettra de mener le débat avec les écologistes sur leur propre terrain. 

Ecologiser le marxisme signifie donc, en troisième lieu, appuyer des luttes et des revendications environnementales même si elles n'ont aucune dynamique anticapitaliste, même si elles n'ont que peu de rapport direct avec la sphère sociale. Nous devons être pour la protection des ours sauvages, par exemple, parce que nous devons être pour la protection de la biodiversité. Le déclin accéléré de celle-ci menace la stabilité et la capacité d'adaptation des écosystèmes. On peut certes expliquer -et c'est vrai- que le capitalisme est largement responsable de ce déclin. Mais il serait ridicule de vouloir défendre les ours au nom du socialisme… et il serait dommage de ne pas défendre les ours sous prétexte que ce combat ne se prête pas immédiatement à la propagande anticapitaliste.

Mais le défi le plus important consiste à écologiser nos pratiques sur notre propre terrain. En dépit de tous les "adieux au prolétariat", la classe des salariés reste le sujet fondamental de la nécessaire transformation socialiste. Dire qu'il est difficile d'amener cette classe à la conscience de son rôle historique est un euphémisme. Or, cette difficulté s'exprime notamment dans le fait que les travailleurs -et les pauvres en général- bien qu'ils soient les principales victimes de la dégradation de l'environnement, sont souvent amenés à ignorer ou à s'opposer à des revendications environnementales au nom de leur emploi, de leurs acquis sociaux, voire de leur survie. 

Pour ce qui concerne les salariés, ce comportement découle évidemment de l'obligation de vendre leur force de travail à un patron, qui décide seul ce qui est produit et comment. Il est clair que ce mécanisme d'automutilation affaiblit l'alternative socialiste, car 1°) il entraîne une collaboration de classe accrue avec le patronat et 2°) il fait reculer la conscience politique des travailleurs en tant que conscience sociale globale. Voici donc un quatrième et très important aspect de l'écologisation du marxisme: introduire et développer la conscience environnementale au sein de la classe ouvrière.

Ce point est décisif. Un gigantesque travail est à mener. Il n'est pas sans analogies avec "l'écologie des pauvres" développée dans des pays du Sud, mais il présente aussi des traits spécifiques. Nous y reviendrons prochainement.

1) Nous employons "écologistes" pour désigner les militants politiques et "écologues" pour désigner les spécialistes de l'écologie comme science.

 

Voir ci-dessus