Des silences qui en disent long
Par Céline Caudron le Mercredi, 03 Mai 2006 PDF Imprimer Envoyer

Si chaque année les féministes et pro-féministes attendent avec impatience le 8 mars, c'est sans doute parce que c'est une rare occasion d'obtenir une tribune publique pour dénoncer et condamner à nouveau l'oppression patriarcale. Mais, le hic, c'est que, sans grande surprise, la plupart des médias ne relaient pas exactement ce genre de message. Et encore moins en ces termes sans doute un peu trop radicaux. En ne considérant que les interventions médiatiques les plus intéressantes -ou les moins pires-, le thème "condition des femmes" est décliné ce jour-là à toutes les sauces du politiquement correct. Les silences et les "oublis" n'en sont que plus éloquents.

Inévitablement, le côté "mémoire" revient chaque année avec grosso modo les mêmes ingrédients: un panel général des droits conquis depuis la fin du XIXe siècle, sans oublier l'éternel débat autour des origines du 8 mars, le tout parfois agrémenté de l'interview d'une féministe des années 70. Vue comme ça, l'histoire des féminismes et des mouvements de femmes a l'air de pouvoir être rapidement résumée. Comment interpréter une telle méconnaissance ?

D'une part, les disciplines scientifiques, dont l'histoire, sont longtemps restées -et restent encore largement- des affaires d'hommes. Ce n'est que depuis une trentaine d'années que des femmes ont investi les milieux académiques pour entreprendre des recherches historiques sur les mouvements de femmes et les courants féministes en se basant sur les nombreuses archives institutionnelles ou militantes qui restaient lamentablement dans l'ombre. Aujourd'hui, ces études sont multiples et diverses et on ressent d'ailleurs actuellement chez les féministes un certain besoin d'inspirations avec la montée de ce qui sera peut-être la troisième vague. Mais les sphères savantes persistent dans leur rejet, considérant souvent l'histoire des féminismes soit comme un domaine d'études à part et/ou sans grand intérêt, soit comme une histoire subjective -à entendre comme "peu scientifique"-, écrite par des militantes dans un but militant.

Sans doute en réaction à ce déni d'historicité, les différentes générations de féministes ont parfois elles-mêmes eu du mal à s'appuyer sur leur passé et à valoriser l'histoire des mouvements de femmes. Alors que les féministes de la deuxième vague chantaient haut et fort l'année zéro de la libération des femmes, celles du XXIe siècle préfèrent parfois, mais pour d'autres raisons, rompre les ponts avec leurs mères brûleuses de soutifs et refuser de se revendiquer féministes. Néanmoins, les générations de féministes ont toujours tenu à transmettre une mémoire militante, des souvenirs de vécus, des paroles, des biographies. Notons que c'est une façon assez intéressante d'interpeller la prétendue exigence d'objectivité totale de l'histoire en tant que discipline définie, structurée et codée (par des hommes).

D'autre part, lorsqu'on creuse un peu plus sérieusement l'histoire des mouvements de femmes, on y retrouve parfois des épisodes qui, à la différence des repères traditionnels, sont sans doute un peu trop iconoclastes pour être rappelés chaque année. Ainsi, parmi les événements méconnus, certains bousculent les stéréotypes et idées toutes faites sur ce qu'on appelle -sans rire- la "nature" des femmes. Citons par exemple les suffragettes anglaises du début du XXe siècle qui ont adopté les tactiques d'action directe des indépendantistes irlandais pour s'attaquer aux bâtiments publics, briser des carreaux et incendier des boîtes aux lettres. Incarcérées, elles ont mené des grèves de la faim avant de subir une alimentation forcée. Qui aurait pu croire que les frêles bras de ces pacifiques bourgeoises du début du siècle passé étaient capables de porter une hargne militante aussi virile ?

D'autres épisodes occultés malmènent à juste titre la courante interprétation réductrice de la pertinence sociale et politique du féminisme qui soutient que le féminisme n'est qu'un truc de femmes pour les femmes. N'évoquons que deux exemples pour rappeler l'influence -trop souvent objet d'amnésie de l'histoire ouvrière- que les mouvements de femmes ont exercé dans les luttes sociales et politiques. Se souvient-on du combat des ouvrières russes des premières heures de la révolution ? En exigeant, entre autres, la socialisation du travail domestique, elles voulaient s'assurer de la construction du socialisme "à tous les niveaux" et elles ont ainsi alimenté les débats stratégiques sur la période de transition vers le socialisme. Mesure-t-on à sa juste valeur l'implication massive des femmes pendant la guerre d'Espagne ? Elles ont joué un rôle primordial dans la mise en place des comités populaires et des coopératives industrielles et agricoles. Malgré le poids du catholicisme et de la morale traditionnelle, elles ont aussi pris les armes pour participer activement aux combats en première ligne -donc pas seulement pour préparer les repas et soigner les blessés.

Enfin, même lorsqu'on fait l'exercice de nuancer et détailler l'histoire des féminismes, il reste souvent un large domaine négligé: l'histoire des féminismes hors Occident. Comme si les mouvements de femmes étaient le propre des cultures occidentales et que, au mieux, les femmes des autres parties du globe n'avaient fait que les copier tardivement. Pourtant, les mobilisations féministes non-occidentales ont elles aussi une histoire de plusieurs décennies avec même, dans certains cas, une première et une deuxième vague. Il serait réducteur de croire que ces mouvements sont uniquement dûs à l'impulsion des féministes occidentales qui ont entrepris, dès la fin du XIXe siècle, l'internationalisation de leurs combats -en véhiculant d'ailleurs parfois, et surtout à leurs débuts, une idéologie colonialiste, voire des conceptions racistes. Les mouvements d'indépendance nationale ou de résistance aux dictatures et aux intégrismes religieux ont aussi été le terreau du développement des féminismes qui, comme en Occident, ont une forme, une histoire et une complexité propres, liées à l'histoire sociale et politique de leur pays.

Bref, il reste encore pas mal de boulot pour diffuser l'histoire des mouvements de femmes et des féminismes -y compris et surtout ses pans les plus occultés et oubliés- et pour l'utiliser stratégiquement et politiquement au même titre que les domaines de l'histoire réputés plus "sérieux". Et cela aussi bien via les médias de masse qu'à travers les mouvements sociaux et les organisations de gauche. Avouons qu'il y a quand même de quoi varier le répertoire à mémoires à l'occasion du 8 mars...

Autre classique incontournable dans les médias à l'occasion de la journée internationale des femmes: les constats. Après avoir grossièrement décrit les avancées de nos mères et grand-mères, il faut bien justifier la présence d'interventions médiatiques sur les droits des femmes en relevant poliment le fait que, aujourd'hui encore, "des inégalités persistent entre hommes et femmes". A ce sujet, il n'est pas rare d'entendre immédiatement: "oui, mais surtout chez les africains, les latinos, les asiatiques et, bien sûr, les musulmans". Il est clair que l'oppression des femmes est d'ampleur internationale et qu'elle se décline parfois plus explicitement. Mais la tendance à glisser vers la facilité en minimisant, par comparaison, la situation dans les pays occidentaux reste bien vivace. Et, de là à résumer le fruit des mouvements féministes occidentaux à une "plus grande maturité culturelle des peuples civilisés", il n'y a qu'un pas !

Toutefois, la situation belge n'est généralement pas (trop) minimisée dans les médias nationaux. Les articles évoquent et dénoncent à juste titre les violences envers les femmes, les discriminations sexistes quotidiennes, les inégalités salariales, les difficultés d'accès aux postes à responsabilités et aux sphères de décisions pour les femmes, etc. Les rares chiffres et statistiques sont toujours bons à rappeler. Mais la somme de ces constats reste encore réductrice.

D'abord, il est étrange de constater que les politiques publiques figurent rarement sur la liste des coupables lorsqu'on énumère les discriminations sexistes à l'occasion du 8 mars. Bien sûr, les interventions médiatiques peuvent rappeler les traditionnelles lenteurs législatives comme, par exemple, le fait qu'il ait fallu plusieurs décennies pour que le gouvernement se décide enfin à accorder un fonds pour avancer les créances alimentaires non payées au parent qui a la garde des enfants en cas de divorce et qui est généralement la mère. Mais ça ne va pas beaucoup plus loin. Et, pourtant, il y a de quoi. Pour ne prendre qu'un exemple récent, rappelons celui des allocations de garantie de revenus (AGR), qu'il est possible d'obtenir dans certains cas lorsqu'on exerce un emploi à temps partiel. La majorité des travailleurs à temps partiel sont des femmes. Or, il y a peu et dans un silence quasi général, le mode de calcul des AGR a été modifié et implique une perte de revenus qui peut monter jusqu'à 200 euros. Grosse somme pour un petit salaire...

En outre, l'oppression des femmes ne se résume pas à une addition de comportements sexistes et discriminatoires pris à part, comme un mari qui bat sa femme, un patron qui "sélectionne", une boîte de pub qui commet un spot "plein d'humour" ou une législation du chômage qui prévoit des allocations moins élevées pour les personnes "cohabitantes", féminines en majorité, même si elles ont cotisé autant que les allocataires "isolés"... Découper les effets de l'oppression des femmes pour mieux les expliquer comporte peut-être des avantages pédagogiques. Mais cet exercice, en s'arrêtant là, a en tout cas le grand inconvénient d'occulter l'existence du système patriarcal dans son ensemble. Seule une analyse des origines de cette oppression, de ce qui l'entretient et de son intérêt pour le système capitaliste peut permettre de faire des liens, de mieux comprendre l'ampleur et les implications de ces discriminations quotidiennes et de mieux les combattre. Or cette analyse est souvent cruellement manquante.

Enfin, après avoir dressé ces constats, on en arrive généralement à la conclusion qu'il y a encore "des progrès à faire" ou, au mieux, que "le féminisme a encore sa raison d'être et est toujours d'actualité". Les médias évoquent alors les revendications des mouvements de femmes sur les dispositions nécessaires et même urgentes à voir aboutir, comme l'amélioration et la multiplication des structures et services d'aide et d'accueil pour les femmes victimes de violence familiale et conjugale ou la création de crèches et autres haltes-garderies à des prix démocratiques pour permettre aux mères de travailler. Mais ces mécanismes, si importants soient-ils, ne parviendront bien évidemment pas à éradiquer l'oppression des femmes. En plus, malgré les avancées, les attaques aux droits acquis restent virulentes, comme par exemple les remises en cause du droit à l'avortement qui se multiplient actuellement en Belgique et dans le monde.

De l'avis général, un "changement des mentalités" est nécessaire pour aller plus loin. Mais il ne s'opérera pas par magie, en laissant les choses évoluer tranquillement. Et gagner quelques sympathisant/es à la cause féministe ne suffira pas non plus. Une réelle transformation des rapports de pouvoir entre hommes et femmes ne peut que s'accompagner d'un changement en profondeur de la société. Et, s'il ne s'arrêtera pas là puisque même les révolutionnaires -ce serait trop beau- ne sont pas épargnés par l'idéologie patriarcale, ce changement devra passer par l'abolition de la société capitaliste de classes qui, par définition, ne peut être égalitaire.

Aussi, aujourd'hui encore, il est plus que légitime de considérer et d'intégrer les analyses, stratégies, méthodes et revendications féministes au sein des mouvements progressistes et révolutionnaires, et bien plus largement que dans des "commissions femmes". Car, pour terminer par une jolie phrase bien connue (mais, à tort, pas toujours prise au sérieux), "pas de libération des femmes sans socialisme; pas de socialisme sans libération des femmes.

Voir ci-dessus