La Turquie résiste (3/4) : La composition du mouvement
Par Neal Michiels le Mardi, 23 Juillet 2013 PDF Imprimer Envoyer

Neal Michiels, un militant des Jeunes Anticapitalistes (JAC), voyageait à Istanbul entre les 14 et 21 juin dernier pour vivre de près ce qui se passait place Taksim et comprendre le mouvement en cours. Il était accueilli par les camarades de Yeni Yol (section turque de la Quatrième Internationale) et a pu vivre avec des centaines de milliers de jeunes la résistance contre le régime AKP. Nous avons publié les première et deuxième parties de ses articles consacrés à cette mobilisation populaire. Dans cette troisième partie, il analyse la composition du mouvement (LCR-Web).

 

Qui sont ces centaines de milliers de personnes qui manifestaient sur et autour Taksim les 31 mai et 16 juin? Qui sont ces deux à trois millions de personnes qui dans les deux mois précédents dans plusieurs villes de la Turquie ont été impliquées dans des manifestations contre le régime? Et que veulent-elles? Nous distinguons six composants (et absents) du mouvement: des personnes qui manifestent pour la première fois, la gauche politique, la classe ouvrière organisée, les féministes et LGBT organisés, les kémalistes et le mouvement national kurde. Nous avons déjà discuté des revendications du mouvement dans le deuxième article par une explication des slogans.

Les nouveaux manifestants

Selon la recherche sociologique, 79% des manifestants participent pour la première fois à une manifestation. Sur les médias sociaux Facebook et Twitter, des appels à manifester circulent ainsi que de l'information politique. Les manifestants ont en moyenne 28 ans: des étudiants, employés, chômeurs,...

La gauche politique

La gauche en Turquie est petite et très divisée. Il y a plusieurs dizaines de groupuscules dont aucun ne représente politiquement ou électoralement quelque chose. Même le plus grand parmi eux, le TKP, obtenait seulement 0,15% (!) des voix lors des élections de 2011. Bien que le seuil électoral de 10% n'encourage pas l’émergence électorale de la gauche, le score est particulièrement faible.

Les manifestations spontanées ont créé un espace réceptif pour des idées de gauche. L'occupation de Gezi parc était en premier lieu un endroit où des milliers de personnes entraient en contact avec la gauche politique et participaient à des discussions. Cela était suivi par des assemblées populaires où des positions politiques intéressantes étaient formulées.

Les syndicats

Après l'expulsion de Gezi parc, des syndicats appelaient à une grève politique contre la répression lundi 17 juin: KESK, DISK et les organisations professionnelles des médecins, ingénieurs et dentistes. Dans la pratique il y avait quelques centaines de syndicalistes présents au rendez-vous de 16h. Comment peut-on comprendre cela? KESK et DISK sont des organisations très politisées et combatives mais minoritaires avec respectivement 250.000 et 350.000 membres. Le plus grand syndicat est Türk-Is avec 1.750.000 membres. Ce dernier n'appelait pas à la grève. De plus, sur par exemple la page Facebook de DISK, il y avait des membres qui réagissaient et disaient qu'ils ne cherchaient rien sur Taksim.

Comme nous l'avons vu dans la présentation des slogans, les revendications du mouvement sont purement politico-démocratiques et il n'y a pas de demandes socio-économiques. Le mouvement ouvrier quant à lui mène surtout des luttes sur les lieux de travail autour de revendications socio-économiques. Il s'agit d'une lutte dure face à une répression violente: licenciements de syndicalistes, milices patronales, la répression de l'État,... Beaucoup de travailleurs veulent en premier lieu une amélioration de la situation sociale et ont encore l'illusion que la situation économique améliore avec l'AKP et qu'ils y bénéficieront aussi. Il n'y pas encore beaucoup de soutien pour une lutte frontale contre le régime. Mais cela peut changer avec l'évolution de la situation économique. Déjà en ce moment il y a beaucoup d'attaques du patronat et de l'État contre les droits des travailleurs mais lorsque la bulle économique éclatera, il deviendra plus clair que le modèle néolibéral n'offre pas de progrès social. La lutte politico-démocratique d'aujourd’hui ouvre la voie pour un élargissement et une radicalisation du processus révolutionnaire vers une démocratie politique et économique.

Des organisations féministes et LGBT

 

Particulièrement visé par les politiques conservatrices du gouvernement, les féministes et LGBT sont particulièrement actifs dans le mouvement démocratique. Ils sont organisés, étaient visibles dans le Gezi parc et prenaient la parole dans des assemblées populaires,... L'appel adressé au mouvement de participer à la gay pride le 30 juin était un grand succès.

La bourgeoisie kémaliste

Tout comme les partis de la gauche, les partis kémalistes étaient particulièrement actifs dans l'occupation de Gezi parc et dans les manifestations. Ils étaient directement soutenus par la bourgeoisie kémaliste qui est physiquement très présente au centre-ville autour de Taksim. Les portes des hôtels Divan et Hilton étaient ouvertes aux manifestants. Les attaques de la police sur l'hôtel Divan au moyen entre autres de l'autopompe avec l’usage d’acides chimiques à l'intérieur du bâtiment avaient contribué à l'augmentation de leur cote de popularité chez une partie des manifestants. Cela se traduisait par entre autres des appels à boycotter les supermarchés proches du régime et à acheter dans les magasins de la famille de milliardaires Koç qui est la face de la bourgeoisie kémaliste.

Cependant, pour la bourgeoisie kémaliste ce n'est pas une affaire tranchée de soutenir le mouvement. D'une part, elle aimerait remplacer Erdogan par un pion à elle – ce même Erdogan qui, dans les dernières années, avait écarté une partie de cette bourgeoisie kémaliste en la remplaçant par une nouvelle bourgeoisie. D'autre part, en tant que bourgeoisie, elle veut maintenir des relations privilégiées avec l'État et elle se rend compte que la chute du régime n'est pas encore pour demain. En outre, elle ne peut pas compter sur l'armée comme avant. Même si l'armée garde encore un caractère kémaliste, l'AKP a réussi à éliminer les officiers qui constituaient une menace et à aligner l'armée sur le régime. Plus d'information dans l'article de Ludo De Brabdander dans Uitpers « Waarom het Turkse leger afzijdig bleef tijdens de protestacties ». L'espoir de ceux qui pensaient que l'armée pouvait instrumentaliser les manifestations pour effectuer un coup d'État s'est avéré vain, surtout quand, dans la nuit de l'expulsion des occupants du parc Gezi, des autopompes « du gendarme » (un des quatre unités de l'armée) ont été utilisées contre les manifestants.

Même si des mobilisations politiques spontanées sont avant tout le terrain d'une politisation à gauche, la force de l'idéologie nationaliste ne peut pas être négligée. Premièrement, Mustafa Kemal Atatürk est un symbole important auquel on ne peut pas toucher. Deuxièmement, la gauche ne réussit pas à se distinguer des kémalistes parce qu'elle n'arrive pas à avancer des revendications socio-économiques. Et des demandes comme la consommation d'alcool peuvent plus facilement être canalisées vers des sentiments séculiers-nationalistes. Parce que « le peuple turc peut boire puisque le fondateur de la République pouvait boire ».

Le mouvement kurde pour l'autodétermination

Le mouvement kurde pour l'autodétermination est internationalement connu par sa branche armée, le PKK. Le mouvement lutte depuis des décennies et depuis 1982 avec les armes pour l'autodétermination culturelle, économique et une forme d'autodétermination politique pour la population kurdophone. La lutte armée entre l'État turc qui veut assimiler et exploiter les Kurdes et le PKK a déjà coûté la vie à 45.000 personnes. Des milliers de militants kurdes sont prisonniers politiques ou réfugiés en Europe. Le dirigeant charismatique incontestable Abdullah Öcalan est emprisonné en isolation depuis 1999 sur une île fortement surveillée.

D'une part, le mouvement ne se définit pas seulement comme nationaliste pour une autodétermination mais aussi comme socialiste. A cet égard, il devrait encourager les manifestations démocratiques, y participer et essayer de les élargir aux villes de l'Est de la Turquie.

D'autre part, il entretient des négociations de paix avec des enjeux très importants. Après une longue et très dure lutte il y a enfin une perspective sur la paix et une forme d'autodétermination. Aussi pourrait arriver à leur terme l'emprisonnement et la torture de milliers de prisonniers politiques. Un deuxième élément est la méfiance à l'égard de l'opposition. Le mouvement national kurde craint que des influences kémalistes pourraient prendre le dessus dans le mouvement de contestation ce qui se reflèterait dans une politique nationaliste turque contre les Kurdes.

La direction du BDP fait le choix de lier son destin à celui du régime AKP au lieu d'agir en tant que composant du mouvement contre ce régime. Pendant les manifestations, le porte-parole du BDP mettait les manifestants pacifiques et le régime sur le même pied en appelant à la cessation mutuelle des affrontements.

Cependant, à l'occupation de Gezi parc et aux manifestations participaient beaucoup de kurdes avec beaucoup de conviction. Comme d'autres manifestants, ils résistent contre un régime autoritaire et ils rêvent d'une Turquie démocratique et socialiste avec une autodétermination pour les Kurdes. Il fait donc mal au cœur que, quand le monde entier regarde vers la révolte exemplaire de la jeunesse turque, le groupe qui a été dans le passé le plus touché par ce régime et était quasiment le seul à résister, se place à côté du mouvement et des évènements.

© Photo Murat Bay

Voir ci-dessus