Les salaires ne doivent pas être la variable d'ajustement
Par Michel Husson* le Lundi, 18 Mars 2013 PDF Imprimer Envoyer

A l'heure des politiques d'austérité et du contrôle budgétaire, cette réflexion de l'économiste Michel Husson sur le rôle des salaires dans l'économie et la crise d'aujourd'hui.

Les politiques de " dévaluation interne ", autrement dit d’austérité salariale sont aujourd’hui présentées comme un moyen de réduire les déséquilibres intra-européens et de sortir de la crise dont les salaires sont ainsi implicitement tenus pour responsables. C’est un point de vue inverse qui est défendu dans le livre Salaire et compétitivité: pour un vrai débat. Il consiste à dire deux choses : d’abord que la baisse généralisés de la part des salaires dans la valeur ajoutée se trouve à la source de la crise actuelle, et que l’ajustement salarial mène à une impasse.

Chômage et répartition des revenus

Sur le premier point, le constat est unanime, de l’OCDE à la Commission européenne, en passant par le FMI : tous ces organismes ont récemment produit des études qui ne se demandaient pas si la part des salaires avait baissé, mais pourquoi. Or, ce constat est logiquement contradictoire avec l’analyse selon laquelle la cause des déséquilibres économiques des pays du " Sud " de l’Europe s’expliquerait par une perte de compétitivité, résultant elle même d’une croissance excessive des salaires.

Cette baisse de la part du travail, comme l’appelle l’OCDE, a eu évidemment pour contrepartie une augmentation des marges de profit des entreprises avant la crise. Mais celles-ci ne s’en sont pas servies pour faire plus d’investissements et elles ont plutôt augmenté la distribution de dividendes. Cet énorme transfert des salariés vers les actionnaires a pu être opéré grâce au levier du chômage. Ce sont deux faces de la même réalité : d’un côté, la non-redistribution des gains de productivité aux salariés, notamment sous forme de réduction du temps de travail, engendre une montée du chômage et, de l’autre, alimente le transfert vers les actionnaires. L’expérience des 35 heures en France, malgré ses imperfections, montre a contrario que la réduction du temps de travail est un outil puissant de créations d’emplois : entre 1978 et 1997, en France, l’emploi n’avait pas augmenté dans le secteur privé. Entre 1997 et 2002, lors du passage aux 35 heures, près de 2 millions d’emplois sont créés. Ensuite l’emploi a un peu augmenté, avant que la crise ne le fasse retomber à la case départ.

Une apparente absurdité

Les institutions et les gouvernements européens mettent en œuvre une orientation qui repose sur trois éléments : austérité budgétaire, austérité salariale, réformes structurelles (marché du travail et protection sociale). Or, cet ensemble ne fonctionne pas et l’Europe s’embourbe dans la récession. Les raisons en sont connues et il existe d’ailleurs un consensus assez large sur ce point.

Le mécanisme pervers de l’austérité budgétaire est simple à comprendre. On coupe dans les dépenses et on augmente les impôts, notamment la TVA, qui pèsent directement sur la consommation. L’effet de premier tour est bien une baisse du déficit. Mais l’économie est un circuit et l’austérité budgétaire a pour effet de freiner l’activité et donc de réduire les recettes fiscales. Résultat : le poids de la dette publique en % du Pib continue à augmenter. On a là une première corrélation très nette : c’est dans les pays où l’austérité budgétaire a été la plus sévère que le ratio dette/Pib s’est le plus dégradé. Olivier Blanchard, l’économiste en chef du FMI a récemment fait son autocritique en reconnaissant avoir sous-estimé le " multiplicateur budgétaire " (ou en l’occurrence le " diviseur budgétaire ") censé prévoir l’effet d’une réduction du déficit sur l’activité. Il existe une autre corrélation aussi nette : c’est aussi dans les pays où l’austérité budgétaire a été la plus sévère que le taux de chômage s’est le plus dégradé (ou le moins rétabli).

Dans un premier temps, on pourrait en conclure que ces politiques sont absurdes ou le fait d’ignorants (illiterate comme le dit un commentateur anglo-saxon). Mais, dans un deuxième temps, il faut constater qu’elles permettent, aussi absurdes puissent-elles paraître, un rétablissement des marges de profit des entreprises qui est proportionnel à la montée du chômage. On a en fin de compte une boucle austérité budgétaire/chômage/profit qui suggère une autre interprétation des politiques menées : il s’agit d’une thérapie de choc prenant appui sur la crise pour faire passer des " réformes " qui équivalent à une profonde régression sociale.

Croissance et capitalisme

Cependant cette thérapie de choc n’est pas forcément viable, même du point de vue des intérêts capitalistes, et c’est le troisième temps de l’analyse : ce rétablissement du profit se fait au détriment de la croissance. Or, le capitalisme a besoin de croissance pour garantir la possibilité même de profits. C’est ce qu’il y a de plus inquiétant au fond dans la conjoncture actuelle : le capitalisme européen apparaît comme le plus fragile, il ne peut compter que sur les marchés étrangers ou sur la course à la compétitivité qui ne peut que nourrir la récession, et cela veut dire aussi que les suppressions d’emplois vont continuer. L’Europe est donc plongée dans une crise à trois étages : une crise des dettes souveraines, une crise spécifique de la zone euro et enfin une crise larvée de rentabilité du capital : sous les dettes, il y a la question du profit.

Une stratégie de rupture

Cette crise est donc très profonde et appelle des solutions radicales, qui tournent autour de deux questions-clé : la répartition des revenus et la construction européenne. La répartition des revenus doit être modifiée par l’annulation de la dette illégitime, la réduction de la part des revenus financiers, l’augmentation des salaires et la réforme fiscale. C’est la condition pour créer des emplois par réduction du temps de travail et par l’investissement public, notamment dans les secteurs contribuant à la transition écologique.

La construction européenne doit viser à l’harmonisation entre des pays à structures économiques très différentes à travers un budget européen permettant de financer des fonds d’harmonisation, et d’assurer la convergence des législations fiscales (par exemple un impôt unifié sur le capital) et sociales (par exemple un système européen de salaires minimum). Un tel projet se heurte frontalement aux intérêts sociaux dominants qui organisent pour leur part une violente régression sociale. Il doit servir de perspective aux luttes de résistance et s’appuyer sur une stratégie de rupture unilatérale avec l’Europe néolibérale : le premier verrou à faire sauter est sans doute l’interdiction faite aux banques centrales de financer le déficit budgétaire.

*Michel Husson, économiste

Michel Husson est économiste à l’IRES (Institut de Recherches Économiques et Sociales). Il vient de publier Le capitalisme en 10 leçons (éditions La Découverte) ainsi que Salaire et compétitivité en collaboration avec  Reginald Savage (éditions Couleur Livres)

Source : http://www.rtbf.be

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