Quelques aspects de la lutte des classes en Syrie
Par Ghayath Naïssé le Lundi, 17 Décembre 2012 PDF Imprimer Envoyer

Nous publions ci-après un article de Ghayath Naïssé, un militant socialiste du Courant de la gauche révolutionnaire en Syrie. L'article a été écrit et publié en août 2008, mais il révèle les origines du processus révolutionnaire en cours en Syrie.

A noter que Ghayath Naïssé sera présent en tant qu'orateur à notre école anticapitaliste de printemps dans son édition 2013. (LCR-Web) 

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« Le politique ne peut être conçu autrement que comme une sphère de l'organisation sociale. Â» J.-M. Vincent - L'État contemporain et le marxisme

Le gouvernement syrien n'a pas prêté, en fin de l’année dernière, la moindre importance aux contestations et réclamations de nombreuses personnes et institutions, dont certaines parmi ses proches, qui lui ont demandé de ne pas lever les subventions sur plusieurs produits alimentaires mais aussi sur les produits pétroliers. Il s’est même obstiné à augmenter leur prix de façon spectaculaire au début de cette année. Chose attendue d’ailleurs, le gouvernement syrien, contrairement à ce que certains croient, est parmi les bons élèves du Fonds monétaire international et la Banque mondiale dans notre région, et ses politiques de libéralisation accélérée de l'économie syrienne ont impressionné les grandes institutions capitalistes. A tel point qu’un diplomate britannique a exprimé son admiration pour « les réformes économiques en cours en Syrie, qui ne mettent évidemment pas en cause l’existence de différends politiques Â». En fait, les transformations socio-économiques qu’a connues la Syrie au cours des huit dernières années sont très importantes dans la mesure où elles constituent un échantillon du processus de transition vers l’« économie de marché » qui est sur le point d'être achevé. Ce processus s’est effectué à une vitesse remarquable dépassant ce qui s'est passé dans d'autres pays voisins, comme l’Egypte à titre exemple. De toute évidence, la Syrie est passée, au cours des dernières années, d’un « capitalisme d'Etat Â» à un stade d'État capitaliste « arriéré Â» classique, mais répondant aux prescriptions néo-libérales « sauvages ». Le gouvernement syrien a réalisé cette grande transformation à très haute cadence et avec le minimum de réactions des masses populaires.

Parmi les principales caractéristiques de cette transformation est le fignolage par le pouvoir de ce qu’on peut appeler la « privatisation » de la classe possédante syrienne, notamment son segment principal, le segment « bureaucratique » qui a accumulé ses fortunes par le pillage et la corruption grâce à son monopole du pouvoir politique. Mais aussi grâce à l’affaiblissement des couches de la bourgeoisie privée, notamment depuis la prise du pouvoir par le parti Baas en 1963 et jusqu'en 1991. C’est alors qu’a été lancé un processus timide de renforcement des bases de cette bourgeoise privée, à travers la loi sur l'investissement n°10, qui lui a permis de pomper son argent et d’investir de nouveau dans les secteurs de l’industrie, des services ou du commerce, pour qu’il devienne lui-même un segment classique des segments de la bourgeoisie privée. C’est pour cette raison qu’on peut parler aujourd'hui d’une bourgeoisie syrienne privée, forte, à segments multiples, mais une classe dominante, possédante au pouvoir qui ressemble à toutes les autres bourgeoisies privées  dans les pays capitalistes « arriérés Â», mais qui se distingue par sa force et son dynamisme des bourgeoisies dans certains pays arabes comme l'Egypte, le Maroc ou la Tunisie...

On ne peut pas comprendre cette grande transformation si l'on ne tient pas compte du fait que la classe bourgeoise syrienne avait - et elle a toujours - besoin d’un régime fort et autoritaire pour conduire ce processus avec les conditions que nous avons décrites (il n’y a pas meilleur exemple que la Chine sur l’utilisation du pouvoir politique pour la reconstruction de la structure socio-économique). Parce qu’un régime puissant et tyrannique permet d’une part à la bourgeoisie privée syrienne de s’intégrer dans le marché capitaliste mondial avec moins de concurrence et de meilleures conditions. Et d’autre part aux moindres coûts sociaux en neutralisant les protestations populaires. Cette question est cependant encore difficile à comprendre pour certaines élites de l’opposition libérale syrienne, occupées ces dernières années à sculpter le concept d'« identité Â» pour que certains concluent – en fin de compte - que chaque citoyen est dans l’essence une « identité communautaire et régionaliste ».  Ce qui signifie, suivant ce raisonnement, que toute action d’alliance politique de l’opposition « trop libérale  », il faut le dire, consiste à unir des « identités communautaires et régionalistes » par des alliances floues et/ou en pariant sur la situation internationale et régionale et sur les puissances impérialistes et leurs alliés régionaux comme acteurs principaux dans le changement  Â« démocratique » voulu en Syrie, et ce, avec la certitude presque religieuse de la chute proche du régime syrien.

Ces élites d’opposition « libérales » réprimées, qui descendent pour la grande majorité de couches moyennes et petites bourgeoises, ont formé dans les dernières décennies le pilier de l'activité politique. C’est aussi à partir de ces élites que s’est formée l’équipe du pouvoir politique dès l’avènement du parti Baas qui a mis en place une sorte de capitalisme d'Etat. Elles se trouvent depuis près d'une décennie dans un état d’effritement social, de marginalisation et de rétrécissement de son rôle politique. Triste sort pour cette élite qui a subi les affres du régime — dont la détention arbitraire — à cause de soi-disant différends réels avec le pouvoir (qui, lui, est effectivement libéral dans ses politiques économiques et sociales), différends autour de la seule question de la participation politique ! Cependant, les faits  régionaux et internationaux ayant donné tort à ces élites d’opposition « libérale » quant à leurs paris, elles se trouvent maintenant dans l’impasse. Et indéniablement, les intérêts et problèmes des couches populaires les plus larges ne figurent pas parmi les préoccupations de ses élites libérales qu’elles soient au pouvoir ou dans l'opposition.

De l’inégalité des classes…

Le gouvernement syrien n’hésite pas à prétendre que le taux de ceux qui vivent « avec moins d'un dollar par jour ne dépasse pas les 0,6% », comme l’a déclaré Abdullah Dardari le superviseur principal des politiques de restructuration libérales en Syrie. Et d’ajouter que ce taux atteint les 10% s’il s’agit de personnes vivant avec deux dollars par jour – ce qui les classe sous le seuil de pauvreté mondialement reconnu. Nous nous demandons alors combien atteindrait ce taux si nous aurions à parler de personnes vivant avec deux dollars et demi par jour, par exemple.

Il est établi que plus d'un tiers de la population syrienne vit en dessous du « seuil de pauvreté », et que cette détérioration du niveau de vie s’est aggravée en 2008, avec la « libéralisation des prix et la suppression des subventions Â», l’émergence des ceintures de pauvreté autour des villes syriennes, surtout si l'on sait que la moitié de la population syrienne vit dans trois grandes villes. Mais le gouvernement syrien n’avait pas l’intention de tenir compte de la misère et la pauvreté qui gagnent de larges couches de la population.

Dardari répond que le gouvernement syrien n’a d’autre choix que d’« approfondir et accélérer les réformes structurelles et accentuer la libéralisation Â», admettant en même temps que « le phénomène de disparité entre les classes est devenu plus important Â» (Al-Hayat du 01.03.2008).

La part du secteur privé et des « hommes d'affaires (lire la bourgeoise privée) du PIB est passée de 63,4% en 2005 à 70% en 2007 Â», ce qui montre de manière décisive la force et la domination de la classe bourgeoise privée syrienne, d'autant plus qu'elle contrôle plus de 65% du secteur de l’industrie et 75% du secteur commercial (An-Nour du 09.01.2008). En conséquence, le gouvernement syrien ne se gênait pas pour déclarer qu’« en Syrie les riches sont devenus plus riches Â» (Dardari, Al-Hayat, 08.03.2008).

Face à cette bourgeoisie qui détient 70% du PIB se dressent les travailleurs et les salariés, mais il ne leur reste alors que des miettes.

La classe la plus importante à confronter la bourgeoisie est la classe ouvrière syrienne, une classe jeune, car environ 30% de ses effectifs ont moins de trente ans, bien que l'expérience syndicale et militante soit toujours tenue en otage par l’Union des syndicats des ouvriers, étroitement inféodée au parti au pouvoir, et ce, en application du slogan « le syndicalisme politique comme alternative à la lutte revendicative Â» datant de son congrès de septembre 1974.

Malgré cela, il s’agit d’une classe numériquement forte, qui compte environ cinq millions de travailleurs, dont le tiers travaille dans le secteur public et deux tiers dans le secteur privé, en plus d'un demi-million de travailleurs syriens qui travaillent au Liban, doublement opprimés et de surcroit victimes, pour plusieurs parmi eux, de persécutions et d'agressions racistes. (Statistique annuelles de 2007).

… à l’exacerbation des luttes des classes

En dépit de la domination du pouvoir sur les syndicats, la bureaucratie syndicale se trouve, d'une part, confrontée aux mesures libérales accélérées du gouvernement, dans un état de tension constante et sous la pression du pouvoir pour faire passer les mesures antisociales auprès des travailleurs sans contestation. Et d’autre part, elle doit faire face aux pressions des bases ouvrières qui assistent à une dégradation quotidienne de leurs conditions de vie. Des bases ouvrières qui n’ont pas hésité dans de nombreuses occasions à recourir aux motions, aux pétitions et même aux grèves pour exprimer leur indignation. Et des voix syndicales de s’élever - de façon inhabituelle il faut le dire -  pour condamner « le nouveau rôle du ministère du Travail en Syrie conforme au concept libéral et qui reflète très clairement une alliance étroite avec le patronat Â». C’est alors que le gouvernement syrien trouva une nouvelle « lubie Â» et un nouveau slogan : « Le gouvernement et les syndicats sont une seule équipe de travail ! Â» Inévitablement, les bases ouvrières et les cadres moyens ne peuvent plus cacher leur agitation croissante.

Le gouvernement a dépouillé l’Union travailleurs de son indépendance en inventant la formule de « syndicalisme politique Â» et sous prétexte que « l'économie du pays est une économie socialiste Â», principe consacré d’ailleurs par la Constitution syrienne de 1973 qui énonce que  Â« l'économie du pays s'oriente vers l’instauration du système socialiste », tandis que les masses des travailleurs constate que ce qui se passe est tout à fait le contraire : une transition rapide et presque achevée vers l’économie de marché et ses recettes néolibérales.

En fait, les forces « communistes Â» officielles alliées du pouvoir n’ont rien fait contre la dégradation des conditions de vie des larges couches populaires à cause des politiques du gouvernement, bien que leur discours met particulièrement l’accent sur « l'amélioration des conditions de vie des citoyens Â». Il est intéressant que Qadri Jamil, chef de file de l’une de ces forces communistes alliées — le Comité national pour l'unité des communistes syriens, dissident du Parti communiste syrien, aile Bakdash — déclare que face à «  la suppression des subventions, les milieux syndicaux et populaires ont tendu un carton jaune, et s’ils veulent (il veut dire le gouvernement) continuer encore avec ce sujet, celui-ci se transformera en un carton rouge Â» (site Syria News, 2 décembre 2007). En dépit de l’avertissement clair dans cette déclaration, ces forces « de gauche » acquises au pouvoir n’ont rien fait et quand le gouvernement à continué son offensive pour la suppression des subventions et l’augmentation des prix, personne n’a vu de leurs étendards que des drapeaux blancs.

Et contrairement à ce que croient les élites syriennes, les masses des salariés et les laissés-pour-compte ont prouvé une avancée significative dans leurs luttes et leur conscience.

A titre d’exemple, le syndicat des travailleurs du transport maritime et aérien à Lattaquié a envoyé une motion de protestation en date du 09.01.2008 pour exprimer son refus de la location par le gouvernement d’une partie du port Tartous et son intention de louer une partie du port de Lattaquié. Le syndicat souligne explicitement l'élargissement de l'agitation parmi la classe ouvrière syrienne : « En tant qu'organisation syndicale représentant les travailleurs du port…, nous rejetons ce projet de façon catégorique parce que nous le considérons injuste pour les droits des travailleurs et partant nous craignons de perdre le contrôle quant à la réaction de nos travailleurs, étant donné qu’il affecte leurs moyens de subsistance. Â» (All4Syria 26.01.2008). Face à l'intransigeance du gouvernement dans sa démarche de louer le port, les travailleurs se sont mis en grève le 18.08.2008 (environ deux cents travailleurs), avec le cris de Â« Ni location, Ni investissement… Non au retour du colonialisme ! Â»

Dans la zone de Dbayeh à la périphérie de Damas, la majorité des citoyens, quelque trois mille personnes, ont protesté en date du 07.01.2008, quand le gouvernement a coupé l’électricité et l'eau pour les obliger à évacuer leurs maisons. Les manifestants ont bloqué les routes en brûlant des pneus et ont confisqué les citernes d'eau des pompiers pour les utiliser pour la boisson. Face aux forces de sécurité, les manifestants ont spontanément brandi leurs cartes d’identité pour protester contre les mauvais traitements qu’on leur inflige.

Des affrontements ont eu lieu le 25 mai 2008 entre les masses populaires de Zabadani, près de Damas, et les forces de sécurité. La population « a bloqué la voie publique, dressé des barrages routiers et brûlé des pneus Â» pour protester contre la décision des autorités de mettre en place une station d’épuration des eaux usées et détourner une source d’eau sans se soucier des intérêts des résidents de la région. Les manifestants criaient : « Nous n'arrêterons pas jusqu'à la satisfaction de nos revendications Â» (Syria News, 25.5.2008).

Et la gauche?

Néanmoins, le profond sentiment d’indignation parmi les milieux syndicaux et les masses des travailleurs n’a toujours pas trouvé un écho significatif chez les forces politiques traditionnelles.

Mais la lutte des masses a prouvé dans plusieurs secteurs qu’elle est plus  avancée que plusieurs composantes de ces forces politiques se proclamant « de gauche Â». En effet, l’accroissement des luttes des travailleurs a permis de développer la conscience sur l'importance pour la classe ouvrière syrienne de reconquérir l’autonomie des syndicats par rapport au parti au pouvoir, et que leur lutte est le seul moyen à même d’arrêter la dégradation de leurs conditions de vie et de satisfaire certaines de leurs revendications. Et au fur et à mesure que les luttes « spontanées » des masses populaires se déclenchent pour protester contre les injustices subies par les salariés et les laissés-pour-compte, un processus d'accumulation des expériences se met en branle pour permettre l'apprentissage des victoires, mais aussi des échecs.

Il est évident que la Syrie a besoin d’une gauche socialiste combative qui se construit dans les luttes populaires et œuvre à les unifier. Telle est la tâche urgente et nécessaire qui justifie la priorité de construire cette gauche socialiste internationaliste et travailler à unifier la gauche combative.

Le plus important à faire dans la perspective d'unifier cette gauche est, à notre avis, commencer par identifier ses composantes, non pas telles qu’elles se décrivent elles-mêmes ou en se basant sur leur histoire ou leurs références théoriques, mais surtout sur la base de ce qu'elles sont réellement, à la lumière de leurs  réponses aujourd'hui par rapport aux défis qui nous sont posés.

Cette tâche  semble ardue et difficile, mais il n’y a pas d’autre voie pour la gauche socialiste internationaliste pour se construire et se développer que celle de l'apprentissage et la nécessité de s’engager dans les luttes des masses populaires de notre pays pour la liberté,  la dignité, la justice et l'égalité.

 

Traduction de l’arabe par Rafik Khalfaoui

Lien vers la version originale de l’article en arabe :

http://www.m.ahewar.org/s.asp?aid=144841&r=0

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