A propos des sociétés sans guerre et de l’origine des guerres
Par Daniel Tanuro le Mercredi, 02 Mai 2012 PDF Imprimer Envoyer

Voilà un petit livre bien intéressant sur un sujet dont, à ma connaissance, les auteurs marxistes ont peu traité : l’origine de la guerre (*). Les grands primates, nos cousins, ne font pas la guerre. La question se pose dès lors : la guerre est-elle caractéristique du genre humain ? Sinon, quand et comment est-elle apparue ? On comprend immédiatement que l’intérêt de la question n’est pas seulement académique, mais aussi politique et programmatique. En effet, s’il est possible d’identifier les facteurs qui ont permis que la guerre apparaisse à un certain point de l’histoire humaine, alors il y aura probablement des leçons à en tirer sur la manière d’aller vers une société sans guerre.

On peut faire un parallèle avec le communisme : de même que l’existence passée de sociétés sans classes indique certaines conditions de réalisation du projet communiste (l’abolition de la division sociale du travail, par exemple), l’existence passée de sociétés sans guerres aiderait à baliser la perspective d’une société sans conflits collectifs organisés. Certains rétorqueront que le communisme sera forcément un état sans guerre… Malheureusement, rien n’est moins certain : en tout cas, selon les anthropologues, beaucoup de groupes humains vivant au stade du communisme « primitif » faisaient la guerre. Il est certain que la guerre existait avant la division de la société en classes. Les deux questions – l’abolition des classes et la disparition de la guerre- sont donc relativement distinctes.

Guerre et violence

Or donc, que nous apprend l’ouvrage de Raymond Kelly ? Que les sociétés sans guerre existent, qu’elles ne sont pas exceptionnelles dans l’échantillon de sociétés étudiées par les anthropologues modernes, mais qu’elles ne sont pas pour autant pacifiques. Les sociétés sans guerre ont certes deux caractéristiques « non-violentes » : leur organisation est non coercitive et l’éducation des enfants est permissive. Mais, pour le reste, ce ne sont pas des sociétés sans violence. A cet égard, les éléments rassemblés par Kelly sont édifiants. Les taux d’homicides dans les sociétés sans guerre sont relativement élevés (plus élevés parfois que dans certaines sociétés guerrières) ; la violence entre conjoints y est fréquente (à l’initiative des hommes) ; la plupart des homicides sont commis par un homme contre un homme ; la violence entre femmes est à peine moins fréquente que la violence entre hommes et , si elle est non létale, elle est proportionnellement plus grave que celle-ci ; les conflits entre hommes sont motivés plutôt par des enjeux économiques, et les conflits entre femmes plutôt par l’adultère (mais l’adultère a aussi un enjeu économique) ;… Bref, on est loin des visions édéniques sur « le bon sauvage ».

La conclusion qui ressort de cet examen est que la guerre n’est pas, comme on l’imagine souvent, le produit d’une accumulation de violence sociale croissante (violence contre les enfants, conflits entre hommes pour le contrôle des femmes, violence des hommes contre les femmes, etc.). Il est donc essentiel de bien définir la guerre et de ne pas la confondre avec d’autres formes de violence, telles que l’homicide. Par rapport à ces autres formes, la guerre a pour caractéristiques d’être une activité collective préparée à partir d’une conception partagée qui veut que le tort fait à un individu du groupe concerne tout le groupe et peut être légitimement réparé par un acte de violence contre n’importe quel individu de l’autre groupe.

Selon Kelly, c’est ce principe de substitution sociale dans la réparation qui détermine l’existence de la guerre en tant que forme spécifique de violence. « La guerre est fondée dans l’application d’un calcul de substitution sociale dans des situations de conflit de sorte que ceux-ci sont appréhendés en termes de groupes. (…) Ce qui caractérise les sociétés sans guerre n’est pas l’absence d’homicide mais plutôt une réponse à l’homicide dans laquelle le concept de substitution sociale est absent. (Dans ces sociétés, en cas d’homicide), l’idée n’existe pas que quiconque d’autre que la personne qui a perpétré l’homicide est responsable, et aucun effort n’est fait pour faire payer le prix du sang par qui que ce soit d’autre ». (p. 41) L’exécution d’un criminel est légitime, y compris aux yeux de sa famille. Il est courant que les proches de la victime y renoncent mais, s’ils n’y renoncent pas, cela n’entraîne pas de vendetta de la part de l’autre partie. Or, la vendetta est la forme élémentaire de la guerre, selon Kelly.

Guerre, mariage et segmentation sociale

L’auteur cherche alors à identifier les mécanismes qui expliquent l’apparition du concept de substitution sociale. Comme la grande majorité des sociétés sans guerre sont des sociétés de chasseurs-cueilleurs, il compare les tribus de chasseurs-cueilleurs qui font la guerre à celles qui ne la font pas. Il note d’abord que les secondes n’ont aucun mécanisme commun de gestion ou de résolution non-violente des conflits (au contraire : les conflits sont résolus par la violence interpersonnelle qui, dans certains cas, est canalisée par des combats organisés par le groupe). Ce n’est donc pas à ce niveau que se trouve la clé de l’énigme. Par contre, les sociétés sans guerre se distinguent nettement pas leur organisation : ce sont des sociétés « non-segmentées », autrement dit des formations sans autre structuration que le groupe local et où ce groupe local est composé seulement de familles (nucléaires ou polygamiques), sans que cette composition en familles soit fixe. A l’opposé, les sociétés segmentées se caractérisent par le fait que le groupe comprend des familles précises incluant une série de patrilignages inclusifs, dont certains constituent un clan, un sous-clan, etc. La segmentation et la substitution sociales vont généralement de pair, note Kelly, parce que « les familles spécifiques qui forment un patrilignage (la descendance d’une ancêtre mâle par ses fils) sont celles qui sont dirigées par les fils et les fils des fils d’une série de frères, de sorte que l’équivalence entre enfants de même sexe est encodée ». (p.46) Ainsi serait né l’esprit de groupe sans lequel il n’y aurait ni responsabilité de groupe ni vengeance de groupe, et par conséquent pas de guerre.

La forme du mariage est déterminante dans la différence entre ces deux types d’organisation. Dans les sociétés non segmentées, le mariage unit l’homme à la famille de son épouse, et vice-versa, et les mariages entre individus de groupes locaux différents existent, créant des liens et des affinités. Mais le mariage n’est pas conceptualisé comme une transaction entre groupes et aucun transfert de biens ne l’accompagne. La mariée et le marié ne sont pas vus comme les représentants d’une collectivité. Des pratiques typiques du mariage comme échange entre groupes ou moyen de consolider un groupe, telles que les unions préférentielles entre cousins, les paiements pour mariage, etc, sont inexistantes dans les sociétés non segmentées. Par contre, le « service de la mariée » y est très répandu. Kelly note que, souvent, le mari va s’installer dans la famille de son épouse où le nouveau couple vit quelques années. Durant cette période, le jeune homme offre des services, une partie du produit de sa chasse, des objets qu’il fabrique, etc. C’est un point important, car, comme le note l’auteur, « le ‘service de la mariée’ tend à séparer les frères, puisque chacun d’eux est entraîné dans l’orbite de la famille de son épouse pendant un certain temps, ce qui interfère avec la cohabitation des frères dans les premières années de l’âge adulte. La relation qui incarne la substitution sociale dans les sociétés où celle-ci est bien développée est donc minée par les pratiques du mariage dans les sociétés non segmentées, ou une partie significative de celles-ci » (p. 48).

Guerre et surproduit social

Les études compilées par Kelly montrent une corrélation très forte entre la non segmentation des sociétés de chasseurs-cueilleurs et la rareté (ou l’inexistence) de la guerre. Une autre corrélation forte apparaît entre la pratique des paiements pour mariage et la responsabilité de groupe pour la vengeance, condition pour le développement de la vendetta. Une autre donnée intéressante montre l’importance des formes d’union : la fréquence des guerres est inversement proportionnelle à la proportion des mariages en-dehors du groupe local (exogamie).

Par contre, on ne trouve pas dans ces sociétés de corrélation significative entre la fréquence de la guerre, d’une part, et la densité ou la sédentarité des populations, d’autre part. Ceci bat en brèche les théories qui font coïncider l’origine de la guerre avec un certain seuil de population, ou avec la fin du nomadisme. Kelly note à ce propos que certaines tribus entièrement nomades comptent parmi les plus guerrières des sociétés de chasseurs cueilleurs. Or, il s’agit justement de groupes segmentés. C’est donc bien cette segmentation, et pas la sédentarisation, qui est la cause déterminante de l’apparition de la guerre.

En bon matérialiste, on est amené à se poser la question : quel pourrait être le lien entre le changement des formes d’organisation sociale (non segmentée/segmentée) et le développement des forces productives, en particulier l’apparition d’un surplus social ? « Aucune des sociétés non segmentées de chasseurs-cueilleurs (connue) n’a développé une capacité de stockage de réserves », note Kelly. Mais certaines de ces sociétés se sont segmentées et, de ce fait, elles sont devenues guerrières. Pourquoi ? A la suite de quelles modifications dans leurs conditions matérielles d’existence ? Le livre de Kelly ne répond pas à cette question. Une chose est certaine : sous sa forme élémentaire, la guerre existait avant l’existence de surplus sociaux stables. Cependant, Kelly explique que le développement d’une capacité de stockage de réserves alimentaires semble avoir favorisé la segmentation sociale, donc la guerre, dont il a en même temps changé les formes (les réserves de nourriture devenant évidemment un objectif stratégique). « Le stockage alimentaire et la segmentation organisationnelle marchent main dans la main, écrit-il. Il est probable qu’un stockage substantiel d’aliments est apparu dans un contexte où la guerre était peu fréquente, donc dans un système régional de sociétés non segmentées de chasseurs-cueilleurs, mais qu’il a engendré des changements dans l’économie politique, ce qui a mené en fin de compte à un changement d’organisation, en particulier dans un contexte où la fréquence de la guerre a augmenté. La transformation du caractère de la guerre entraîné par l’existence de réserves alimentaires peut fort bien avoir joué un rôle dans ces changements. »

La guerre, invention récente

Kelly déduit de son travail que l’humanité a vécu sans guerre pendant la plus grande partie de son histoire. En particulier, la colonisation de la planète au paléolithique supérieur aurait été le fait de sociétés non segmentées, donc pacifiques. Dans certaines circonstances particulières de stress, ces sociétés auraient connu des conflits spontanés pour l’accès aux ressources. Les anthropologues ont observé des phénomènes de ce genre chez certains peuples de chasseurs-cueilleurs à l’époque moderne. Mais, en règle générale, la précarité de l’existence aurait plutôt favorisé la coopération entre groupes.

Kelly estime que la transition vers les sociétés segmentées aurait commencé au plus tôt dix mille ans avant le présent (sauf sans doute dans la vallée du Nil). Avant cela, l’humanité, selon lui, ignorait la guerre. Elle connaissait la violence interpersonnelle, mais le tableau qu’en brosse l’auteur n’est rien à côté de ce qu’on connaît dans la société capitaliste. Sur base de l’étude des groupes de chasseurs cueilleurs qui existent aujourd’hui, Kelly estime que « l’homicide, l’exécution d’un tueur (la peine capitale) et les conflits spontanés, potentiellement mortels, à propos des ressources étaient des événements rares du point de vue d’un acteur, en ce sens que la violence létale n’apparaissait probablement qu’une fois tous les cent ans au sein de son propre groupe (ou tous les vingt ans dans une bande régionale de cinq groupes voisins) ».

L’auteur ne manque pas de le souligner : l’image qu’il brosse est à l’opposé de la vision diffusée par la classe dominante, selon laquelle la guerre serait une tendance de la nature humaine qui nécessiterait, pour être contrée, la formation d’un Etat et d’un gouvernement au-dessus de la mêlée. Il cite le Leviathan de Hobbes : « la nature de l’homme était la source d’une propension généralisée à la guerre qui a engendré la nécessité d’une forme de gouvernement global pour garantir la paix, et fait comprendre qu’un tel gouvernement était réalisable par l’application de la Raison ». Ce «  cauchemar où les individus (des sociétés dites « primitives ») sont censés avoir vécu dans la hantise permanente d’une mort violente n’a clairement jamais existé », conclut Kelly. Les marxistes ne seront pas surpris de cette affirmation. Ils savent que cette manière de présenter l’Etat comme un progrès de l’humanité ne sert qu’à justifier le monopole de la violence par la classe dominante, au service de ses intérêts.

Dix mille ans après

Dans la perspective d’une société sans guerre, on retiendra deux remarques importantes de l’auteur. La première : depuis qu’elle existe, la guerre est épisodique. La capacité de l’être humain de faire la paix est donc au moins aussi importante que celle de faire la guerre… La seconde : « le type structurel des sociétés non segmentées comporte des potentialités d’extrapolation qui vont au-delà des sociétés de subsistance du type chasseurs-cueilleurs. Rien n’indique une évolution linéaire des sociétés non segmentées vers les sociétés segmentées. Des sociétés segmentées peuvent avoir évolué pour donner des sociétés non segmentées parce que celles-ci avaient de plus grandes capacités d’adaptation ».

Dix mille ans après, nous avons encore quelque chose à apprendre de l’organisation sociale des chasseurs-cueilleurs, en particulier de leur organisation familiale. Voilà qui ouvre un champ à la réflexion stratégique. Car l’auteur y insiste : « Le mariage est le facteur le plus puissant dans cette transformation sociale (celle qui introduit l’obligation de venger un membre du groupe en tuant n’importe quel autre membre du groupe du meurtrier, DT) parce que l’échange des femmes entre les groupes encode directement les concepts de la substituabilité sociale, de la personne en tant que représentante du groupe, des intérêts et des projets collectifs et de la ‘perte’ d’un membre du groupe comme diminuant la collectivité  ». Dans sa marche vers une société communiste sans guerre, l’humanité devra régler ses très vieux comptes avec la famille patriarcale.

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(*) Raymond C. Kelly, « Warless Societies and the Origin of war », The university of Michigan Press, 2000.

Cet article est pulié sure le site http://www.europe-solidaire.org

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