Grèce : la crise au quotidien
Par Tassos Anastassiadis & Andreas Sartzekis le Mardi, 10 Avril 2012 PDF Imprimer Envoyer

L’enjeu peut paraître saugrenu : pour la fête nationale grecque du 25 mars, l’objectif du gouvernement Pasok/droite était qu’aucune manifestation n’ait lieu, après celles qui avaient rythmé la fête du 28 octobre (le « non » à Mussolini avait été transformé en « non » à la Troïka !). Mais malgré le déploiement de 7 000 policiers dans le centre d’Athènes et des défilés quasiment vides – les accès étant interdits –, la fête du début de la guerre d’indépendance de 1821 a bien pris la forme d’une volonté d’indépendance par rapport au gouvernement aux ordres de la bourgeoisie européenne. Enseignants et parents ont affronté la police, des lycéens dans le défilé ont refusé de saluer les autorités, et, en province, des mairies ont refusé d’installer des estrades pour les « officiels » !

Ces actes de désobéissance civile sont le signe que, même si la direction Pasok de la Confédération syndicale GSEE est bien sûr en dessous de tout, la résistance s’organise, dans une phase où la politique économique est chaque jour plus terrible. Ainsi, le plafond d’imposition va descendre à 5 000 euros de revenus annuels, pendant que le salaire minimum baisse de 22 %, et de 32 % pour les moins de 25 ans, que les retraites baissent encore de 12 à 20 %, que l’organisme d’habitations ouvrières est dissout… tout cela commenté par Christine Lagarde pontifiant que les salaires sont bien trop élevés en Grèce. Face aux terribles problèmes quotidiens, la résistance populaire tente de s’organiser pour survivre, avec un enjeu décisif : stopper la montée d’un racisme offrant à la vermine néonazie l’occasion de réapparaître, et encouragée par le gouvernement soutenu par la presse aux ordres. Il est important dans ce contexte que toutes les luttes locales prennent bien en compte la nécessité d’une politique anticapitaliste au niveau national, en rupture avec la logique de misère actuelle. Si cela passe en partie par les prochaines élections (redoutées par la Troïka qui fait pression pour les repousser le plus possible), l’urgence d’une mobilisation nationale prolongée, s’appuyant sur la solidarité internationale, est à l’ordre du jour.

Dossier réalisé par Tassos Anastassiadis et Andreas Sartzekis


Les luttes dans la santé

Si l’on met de côté quelques anciennes réalisations non négligeables comme les centres médicaux jusque dans des villages reculés, avec des jeunes médecins y accomplissant leurs premières années, les gouvernements successifs ont privilégié de plus en plus la médecine libérale, laissant faire dans les hôpitaux des pratiques de remise d’argent de la main à la main aux chirurgiens qui devaient opérer, pratique que la droite et le Pasok ont fait semblant de découvrir récemment ! Les malades laissés sur des matelas dans les couloirs faute de place sont un drame qui a commencé bien avant la crise. Mais avec celle-ci, le secteur hospitalier est plus délaissé que jamais : 
- manque de médicaments et de produits d’entretien. Ainsi, l’Union professionnelle du matériel orthopédique vient de décider de ne plus livrer les hôpitaux car l’État ne les a pas payés depuis 2010.
- Manque de personnel, et heures supplémentaires et jours d’astreinte non payés.
- Parallèlement, très forte hausse du public vers les hôpitaux, avec des queues immenses dans les centres de santé.

Ainsi, un des plus importants hôpitaux d’Athènes, Sotiria, spécialisé en maladies pulmonaires, a vu en deux ans une hausse de 30 à 40 % du nombre de patients, pendant que le gouvernement tente de le fusionner avec l’hôpital voisin, ce qui occasionnera fermeture de lits et réduction de personnels dans un hôpital où déjà depuis longtemps le manque d’infirmiers oblige les familles à payer des personnels privés pour assister les malades la nuit.

Voilà pourquoi une grande mobilisation a commencé, avec comme revendications : 
- pas un seul lit fermé ;
- embauche du personnel nécessaire ;
- paiement des jours d’astreinte (non payés depuis décembre) ;
- fourniture des médicaments et du matériel nécessaires aux soins.

Depuis des semaines, les travailleurEs font des arrêts de travail et occupent les bureaux de l’administration de l’hôpital voisin. De son côté, la Fédération des travailleurs hospitaliers a engagé 20 jours d’action contre la politique d’évaluation, le licenciement des personnels et la fusion engagée de nombreux hôpitaux. Cette semaine ont eu lieu un peu partout dans le pays des occupations et rassemblements en défense d’une politique de santé publique.

La peste brune tente de renaître

S’ils étaient relativement discrets depuis 1974, année de la chute de la dictature militaire, les fascistes n’avaient jamais complètement disparu, exploitant sans vergogne le nationalisme, l’antisémitisme et tentant depuis plusieurs années de se reconstruire sur la base de campagnes racistes contre les nombreux immigrés arrivant d’Afrique ou d’Orient. Cette extrême droite a aujourd’hui un double visage :
- institutionnel avec le parti Laos, sorte de Front national, autour de son caudillo Karatzaferis. Celui-ci a raté comme on le prévoyait son pari politique : appuyer la politique de Papandréou par conviction mais aussi pour offrir un visage présentable et entrer dans le gouvernement d’union nationale qu’il prêchait. En fait, il y a bien sûr laissé des plumes, a fait sortir ses ministres (mais deux ont rejoint le parti de droite !) et du coup refonde son action en retrouvant ses accents anti-immigrés coutumiers.
- Des activistes néonazis, petites frappes regroupés dans Chryssi Avgi (« Aube dorée »), dont le chef est un terroriste ancien poseur de bombes. Ouvertement protégés par les MAT (CRS grecs) et servant à l’occasion d’auxiliaires de la police, ils ont connu un succès certain dans un quartier du centre d’Athènes en organisant une partie de la population contre les immigrés qui y vivent dans la misère. Des vols mais aussi quelques meurtres commis par des immigrés ont été le prétexte à un déchaînement raciste, avec expéditions violentes et formation de groupes de « vigilance », et l’intolérable élection comme conseiller municipal d’Athènes du chef du groupuscule, n’hésitant pas à faire le salut nazi dans la mairie. Désormais, le groupe, comme blanchi par la participation de son homologue Laos au gouvernement, tente de passer à la vitesse supérieure, en banlieue et en province : d’un côté tentatives de s’introduire dans les rassemblements des IndignéEs, de l’autre embrigadement de jeunes pour aller frapper immigrés et antiracistes. Ils tentent même des incursions dans des banlieues à tradition démocratique, comme cette semaine à Nea Smyrni où ils ont blessé deux réfugiés syriens sur la place centrale pleine de gens qui n’ont pas réagi.

De son côté, le Réseau de recensement des violences racistes note une croissance exponentielle des agressions, et s’inquiète de la participation de jeunes mineurs.

Face à cette situation, le gouvernement fait le choix conscient de conforter le racisme et donc les violences fascistes, avec une politique et des propos illustrés par le ministre de « la protection du citoyen », Michalis Chryssochoïdis, très réactionnaire cadre du Pasok. Justifiant l’ouverture d’un véritable camp de concentration pour les immigrés fuyant leurs conditions de guerre et de misère (1 000 places dans une ancienne caserne qui sera gardée par une milice privée), il déclare (cité par Epochi) : « Nous devons affronter avec résolution la question de l’immigration, qui désormais s’est transformée en un problème social et national. » Et parlant de la politique des camps : « C’est la seule voie qui nous permettra de neutraliser cette bombe (sic). Autrement, fatalement, nous serons menés à la catastrophe. Et donc, on ne peut pas en supporter davantage en tant que société. Des centaines de milliers d’hommes pauvres et misérables dans les rues, sans travail, sans activité et affamés, victimes des milieux du commerce des esclaves : il est de la plus grande nécessité que nous avancions. » Le gouvernement a depuis annoncé la construction de 30 camps semblables dans le pays, pour regrouper 30 000 immigrés. Parallèlement a lieu une grosse campagne gouvernementale et médiatique sur le danger que représenterait cette population, y compris pour la santé publique.

Le ton est donné… Et les tâches antiracistes et aujourd’hui antifascistes sont donc extrêmement urgentes. Il y en a au moins deux :
- une bataille centrale pour les droits des immigrés, notamment celui à un accueil digne des droits de l’homme. De ce point de vue, il faut certes en finir avec la politique qui pousse des immigrés sans ressources à survivre dans des conditions terrifiantes et dangereuses dans certains quartiers d’Athènes, mais supprimer les bancs publics sur des places centrales, comme l’a fait le maire de la capitale, renforce l’exclusion et justifie le racisme. Or, les revendications concernent au même titre la population grecque et immigrée : création d’emplois, notamment dans le secteur de la construction (secteur sinistré), droit à des soins de qualité, droit à l’éducation (cette année, absence de manuels scolaires pendant des mois, écoles fermées par mesures d’économie)…
- unité du mouvement antiraciste pour lui donner le caractère de masse et d’efficacité nécessaires. Le 17 mars, une manif de 1 000 personnes s’est dirigée (et a été bloquée par la police) vers Aghios Pandelimonas, le quartier où sévissent les néonazis. Cette manif, appelée par une association liée comme souvent en Grèce à une organisation politique, constitue l’exemple d’une riposte nécessaire mais très insuffisante. À l’heure où les néonazis sont crédités dans les sondages de scores parfois supérieurs à ceux de Laos et pourraient avoir des députés, des campagnes de masse unitaires et prolongées sont à l’ordre du jour, et quelques exemples apparaissent, avec la participation massive de lycéens. Empêcher le développement des fascistes et reconquérir par des mobilisations de masse et des perspectives anticapitalistes les quartiers tombés dans leurs mains fait partie des urgences !

Crise et luttes dans les médias

Les luttes des travailleurEs des médias grecs ont été multiples et dures depuis le début de la crise. Du point de vue de la classe ouvrière, la raison principale est que les médias disposaient d’un noyau réglementé (journaux et télés d’Athènes), avec conventions collectives et organisations syndicales réelles – chose exceptionnelle pour le secteur privé. Il est vrai qu’autour de ce noyau, il y a pléthore d’entreprises (magazines, internet, petites radios et journaux de province, etc.) et des travailleurEs très flexibles, mais qui visaient jusqu’à maintenant à accéder aux « règles » des journaux d’Athènes. La logique de la crise a renversé ce mouvement, poussant tout le monde à s’aligner vers le bas !

Certes, la crise a frappé brutalement les recettes, qui dépendent dans une grande mesure de la publicité, donc de la conjoncture économique ambiante, qui plus est dans le contexte de restructuration mondiale de l’information à cause d’Internet. Mais ceci a été utilisé plutôt comme une occasion par le grand capital qui contrôle l’information pour attaquer le travail et démanteler les réglementations. Il faut aussi savoir que le capital qui contrôle les médias ne le fait pas par seul plaisir du profit immédiat retiré du secteur, mais plutôt pour les manipuler en faveur de ses autres business : parmi les quatre grands groupes de presse d’Athènes, deux sont contrôlés par des armateurs et un appartient à une multinationale grecque du bâtiment. Et même la façon dont a été menée la gestion de la crise montre cette volonté violente de la part du capital multinational. Par exemple, la filiale grecque Leo Burnett, de la multinationale française de la publicité Publicis, dont la déclaration de « faillite » (= refus de payer ses dettes) l’année dernière a renforcé la propagation de la crise et la pression sur les médias.

Dans une première phase, 2010-2011, l’attaque a surtout pris la forme de licenciements de masse, de fermetures des journaux et de restructurations du travail. Les grands groupes ont réussi à imposer brutalement un rétrécissement d’au moins un tiers de leurs effectifs en poussant au chômage une grande partie des travailleurs. Et surtout, pour le faire, ils ont employé systématiquement la division des travailleurEs (journalistes contre personnel administratif, techniciens de la radio contre imprimeurs... le mot d’ordre étant « sauve qui peut ») et l’attaque contre les syndicats « irresponsables » – attaque organisée la plupart du temps par des mouvements « spontanés » à l’intérieur des boîtes aux cris de « sauver l’entreprise ». Le grand groupe de presse DOL – emblématique pour la Grèce, un des piliers traditionnels du pouvoir politique – a été à l’avant-garde de toute cette attaque, de division, des licenciements, de lutte antisyndicale.

Lutte pour les salaires

L’attaque contre le salaire est l’épicentre de la deuxième phase, qui a commencé d’ailleurs aussi très tôt. Ainsi la télé Sky, qui appartient à l’armateur grec Alafouzos, a imposé en décembre 2010 les premières conventions individuelles  : des baisses de salaire de 10 % avec rupture des conventions collectives et des licenciements pour celles et ceux qui ont refusé une procédure visant – au-delà du salaire – à casser la présence des syndicats dans les boîtes ainsi qu’à violer la légalité bourgeoise des minimums réglés par la loi et les conventions collectives (fiction européenne qui à l’époque était encore juridiquement en vigueur). Ce mouvement s’est généralisé pendant toute l’année 2011 dans tous les groupes et à plusieurs reprises : la radio Pegasos, qui appartient à une multinationale du bâtiment, a imposé de la même façon trois fois des baisses des salaires de 10 %, à chaque fois créant une violence inouïe à l’intérieur de la boîte. De même, cet autre armateur, Kyriakou, qui vient de demander une troisième baisse des salaires (de 10 % à 20 %) aux travailleurEs de la chaîne Antenna, une semaine après que sa filiale serbe a déclaré des profits juteux ! Il faut savoir que la baisse des salaires réels (en comptant simplement l’inflation et l’imposition des salaires au nom de la crise) depuis deux ans est estimée autour de 25 %. En y ajoutant la baisse des salaires nominaux imposée dans cette deuxième phase, on arrive à une baisse cumulée de 50 % et il semble que le but soit d’arriver à des coupes jusqu’à deux tiers du salaire.

Mais il y a pire : car ce qui s’est généralisé depuis l’année dernière, c’est le travail non payé ou payé avec des retards de plusieurs mois. Très peu d’entreprises dans le secteur continuent de payer des salaires normalement ! Les cas les plus frappants et connus (mais la pratique est générale, surtout dans les petites entreprises) est la télé Alter, qui a arrêté de payer depuis un an et demi ses 700 travailleurs ainsi qu’Eleftherotypia (un des quatre grands journaux d’Athènes et le seul qui était un peu critique envers la politique de la Troïka) qui a arrêté de payer en été dernier ses 800 salariéEs. Dans les deux cas, les travailleurEs, après quelques mois d’illusions sur un prétendu « sauvetage de leur entreprise », se sont misES en grève avec occupations, et ont bénéficié de la solidarité de la société comparable à la grève des sidérurgistes de Halivourgia. Il y a même eu un début de reprise de l’activité sous contrôle des travailleurEs, avec deux numéros d’Eleftherotypia édités, mais pour la télé Alter, après quelques mois d’émissions réalisées par les travailleurEs, les patrons des médias et l’État ont coupé les antennes d’émission.
Dans la phase qui s’ouvre maintenant il y a deux enjeux importants : d’abord le démantèlement de toute structure publique d’information (radios publiques locales contrôlées par les mairies, agence de presse nationale et télévision et radios publiques), et, surtout, le démantèlement des conventions collectives et des réglementations de travail, car à la violation de fait du droit du travail, le nouveau mémorandum élaboré par la Troïka ajoute la suppression de juge des conventions collectives (elles n’ont plus valeur d’obligation pour l’entrepreneur !), ainsi que la liberté du capital à payer le travail comme bon lui semble (pour baisser des salaires il n’y a plus nécessité d’accord avec le travailleur !).

Malgré les luttes continues et répétées au niveau des boîtes et du secteur entier (avec des grèves et mobilisations centrales), les travailleurEs ont le sentiment d’aller de défaite en défaite, de travailler dans une machine de propagande capitaliste, toute entière orientée contre la société et le travail. Cela pose de plus en plus la nécessité d’une réorientation du mouvement pour se rapprocher du reste des travailleurEs grecQUEs, dans la lutte bien sûr, mais surtout aussi dans la recherche d’un mode de travail qui reprenne la déontologie professionnelle bafouée systématiquement par les capitalistes des médias au service des diverses troïkas. C’est une bataille interne et externe au secteur et même au-delà du pays, car il ne s’agit pas seulement des conditions et des salaires de quelques dizaines de milliers de travailleurEs, mais de la reproduction d’un système qui n’a que la barbarie comme perspective, en Europe et dans le monde.


Publié dans : Hebdo Tout est à nous ! 143 (05/04/12)


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