Médias et mouvements sociaux
Par Gisèle Fraupont le Dimanche, 27 Septembre 2009 PDF Imprimer Envoyer

Quand parle-t-on des mouvements sociaux? Ces derniers mois, les quelques « prises en otage »(1) de patrons ont eu leur petit effet. Les producteurs de lait, aussi, lorsqu’ils ont sorti leurs tracteurs. Les médias se limitent généralement à ces aspects « spectaculaires » des mouvements sociaux, estimant que seuls ceux-ci intéressent la population et donc attirent l’audience. C’est ce fonctionnement qui explique le concept de « mort au kilomètre » (il faut qu’il y ait X fois plus de morts dans un drame étranger qu’en Belgique, selon sa situation géographique, pour que ça « vaille la peine » qu’on en parle aux infos). Autre exemple : on ne peut parler des sans-papiers tous les jours, estiment les grands médias, sous peine de « lasser les téléspectateurs ». Il faut donc des événements spectaculaires tels qu’un suicide ou des grèves de la faim pour qu’on en parle...

La place réservée aux mouvements sociaux dans les médias est souvent indiquée par leur position dans ceux-ci : à la Une ou en deuxième, troisième page, voire dans les pages suivantes. Lors de la journée d’actions nationale du 6 octobre, l’année dernière, la grève était ainsi traitée en sixième page de la Libre Belgique, et en dixième page du Soir. Ce qui faisait la Une des deux principaux quotidiens ? Les problèmes de Fortis. Dans les deux cas, il n’y avait pas de lien clairement établi entre la crise économique et financière et la grève pour le pouvoir d’achat, ce qui dénote un manque d’analyse. Dans les deux cas aussi, de gros titres qui reflètent la pensée patronale : « On ne peut pas se le permettre » dans la Libre (2), « La grève n’apportera rien » dans le Soir(3).

Dans ce dernier exemple, un semblant d’objectivité était observé en opposant à la citation d’Alain, chef d’entreprise, celle de Gilberte, nettoyeuse : « Une laitue à 1,20 euros, c’est cher ». Mais donner la moitié de l’espace à une « technicienne de surface »(4) et l’autre moitié au dirigeant d’une grande surface, sans doute universitaire, masque le fait qu’ils ne s’expriment pas dans le même langage et ne disposent pas des mêmes ressources pour argumenter. C’est ce déséquilibre qui engendre une cassure entre les médias et le peuple. Des grévistes ont ainsi déclaré des médias, en 1995 : « C'est fini, ils sont comme les hommes politiques, loin de nous ; et leur journal, c'est pas la réalité. Nous, on ne se fait jamais entendre à la télé. Si, ce sera trente secondes, un des nôtres qui n'a pas l'habitude de parler devant une caméra »(5).

Inégalité criante

D'une part les journalistes distribuent souvent le temps de parole de manière inégale, et d'autre part les représentants du mouvement social ne sont pas habitués à prendre la parole comme les experts qui sont généralement en face d'eux. On est clairement en face de « dominants » et de « dominés », et de ce que Bourdieu appelle une « violence symbolique »(6). La langue légitime, qui rend crédible à la télévision, est reconnue de tous mais seule la classe dominante, bénéficiant d'un capital socioculturel élevé, la maîtrise.

D'où une inégalité criante lors de ces émissions censées donner la parole à tous. Le sociologue, face à cette problématique, livre une ébauche de solution: « Pour rétablir un tout petit peu d'égalité, il faudrait que le présentateur soit inégal, c'est-à-dire qu'il assiste les plus démunis relativement. Quand on veut que quelqu'un qui n'est pas un professionnel de la parole parvienne à dire des choses (et souvent il dit alors des choses tout à fait extraordinaires que les gens qui ont la parole à longueur de temps ne sauraient même pas penser), il faut faire un travail d'assistance à la parole. »(7)

Outre la place des mouvements sociaux dans les médias, il faut aussi observer le vocabulaire qui leur est souvent réservé : combien de fois ne parle-t-on pas de la « grogne » des travailleurs ? Les comparant de cette manière à des chiens, ou d’autres bêtes... Le dernier exemple en date est celui des enseignants qui s’opposent aux plans d’économie de Simonet : si on parlait ces derniers jours de leur « grogne », on pouvait lire hier que les mesures de la ministre avaient « cabré »(8) milieu professoral. On se rappellera qu’à l’origine, ce verbe s’appliquait aux chevaux indociles et rebelles au travail.

Dans un édito paru au mois de mai 2008(9), qui avait pour objet une grève de la SNCB, un journaliste comparait la grève au « coup de gueule d’une personne colérique » (« On râle un peu quand elle éclate, mais on sait que la soupe au lait se raplatira le lendemain ») et à une maladie («Cette grève est l'infection de deux blessures négligées »; il y a un «  danger de contamination »). Il continuait sur le même ton, employant par exemple dans la phrase suivante: « le pays grouille de jeunes rêvant d'un boulot », le terme « grouiller » aussi employé pour la vermine, et le verbe « rêver », travailler étant plus sûrement une nécessité pour vivre qu'un « rêve » chez les jeunes...

Il pourrait paraître vain d’analyser mot à mot les articles consacrés aux luttes sociales. Il n’en est pourtant rien : les médias dominants ont une puissance qu’il ne faut pas sous-estimer. Ils forgent l’opinion publique à coups de mots, en employant ceux de la classe dirigeante. Face à ce travail de désinformation, il nous incombe de nous battre en employant la même arme : il s’agit de se réapproprier les mots du peuple, les mots des travailleurs, et de produire tant que possible une autre information, qui reflète notre réalité. L’étape suivante est de se faire entendre, ce qui n’est guère facile face aux grands médias. Mais pas impossible pour autant...

Notes: 

  1. Voir article « Le personnel de Cytec à Drogenbos a pris la direction en otage », in http://www.lalibre.be/actu/bruxelles/article/497560/le-personnel-de-cytec-a-drogenbos-a-pris-la-direction-en-otage.html

  2. http://www.lalibre.be/actu/belgique/article/450581/on-ne-peut-pas-se-le-permettre.html

  3. http://www.lesoir.be/actualite/belgique/alain-chef-d-entreprise-la-2008-10-06-646186.shtml

  4. terme politiquement correct qui remplace « nettoyeuse » ou « femme de ménage », que l’on peut rattacher à ce qu’Éric Hazan nomme la « LQR », pour Lingua Quintae Republicae : « une arme potmoderne, bien adaptée aux conditions « démocratiques » où il ne s’agit plus de l’emporter dans la guerre civile mais d’escamoter le conflit, de le rendre invisible et inaudible » (HAZAN, Eric, LQR, La propagande du quotidien, Ed. Raisons d’agir, 2006, p.11 et 27)

  5. Un gréviste de la RATP, cité par Dominique Leguilledoux, "Paroles de grévistes", Le Monde, 5 déc. 1995, in http://www.acrimed.org/article339.html

  6. BOURDIEU, Pierre, Langage et pouvoir symbolique, éd. du Seuil, Paris, 2001, p.161

  7. BOURDIEU, Pierre, Sur la télévision, éd. Raisons d'agir, Paris, 1996

  8. Le Soir du 25 septembre 2009, http://www.lesoir.be/actualite/belgique/2009-09-24/ecole-cible-subventions-ecoles-729230.shtml

  9. http://www.lesoir.be/forum/editos/une-apathie-longue-comme-un-2008-05-19-599198.shtml

 

 

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