Directive européenne sur le temps de travail: retour au XIXe siècle
Par Ataulfo Riera le Vendredi, 19 Septembre 2008 PDF Imprimer Envoyer

Le Conseil européen des ministres du travail et des affaires sociales a adopté un projet de modification de la Directive sur le temps de travail qui permet d'augmenter le maximum hebdomadaire autorisé de 48 heures jusqu'à 65 heures, voire 78 heures dans certains cas! Si elle est adoptée, cette nouvelle Directive constituera une agression sans précédent contre les conditions de travail, les salaires et la santé des travailleurs/euses de toute l'Europe.

Le mouvement ouvrier européen doit se mobiliser de toute urgence afin d'empêcher cette régression historique qui nous ramène directement aux méthodes d’exploitation capitaliste du XIXe siècle.

 

« Le temps est le champ du développement humain. Un homme qui ne dispose d'aucun loisir, dont la vie toute entière, en dehors des simples interruptions purement physiques pour le sommeil, les repas, etc., est accaparée par son travail pour le capitaliste, est moins qu'une bête de somme. C'est une simple machine à produire de la richesse pour autrui, écrasée physiquement et abrutie intellectuellement. Et pourtant, toute l'histoire de l'industrie moderne montre que le capital, si on n'y met pas obstacle, travaille sans égard ni pitié à abaisser toute la classe ouvrière à ce niveau d'extrême dégradation.»

Karl Marx, « Salaires, prix et profits »

 

Les 9 et 10 juin derniers, le Conseil de l'Emploi, de la Politique sociale, de la Santé et des Consommateurs composé par les Ministres du travail et des Affaires sociales des pays membres de l'Union européenne a approuvé à la majorité qualifiée (1) une proposition de modification de la Directive 2003/88/CE sur le temps de travail actuellement en vigueur.

Ce projet de réforme jouit du soutient actif et enthousiaste du patronat européen. Par la voix de « BusinessEurope » (l’ex-UNICE), il n'a pu cacher sa joie en déclarant qu'il s'agissait d'« un pas en avant majeur qui garantira la flexibilité dans les entreprises » (2). Pour les patrons, il y a effectivement de quoi se réjouir. La nouvelle mouture de la Directive constitue un instrument puissant pour allonger de manière drastique le temps de travail hebdomadaire autorisé, imposer une flexibilité accrue aux travailleurs/euses et pour légaliser le contournement des conventions collectives nationales en permettant des contrats individualisés où le travailleur sera systématiquement perdant.

Procédure

Pour l'instant, cette réforme est encore au stade de projet, elle doit suivre une série d'étapes bureaucratico-politiques, dont l'approbation du Parlement européen, avant de devenir une disposition obligatoire pour tous les Etats de l'UE. Mais il n'y a pas de quoi se rassurer: les procédures - d'une complexité kafkaïenne - sont savamment conçues afin de décourager un suivi et un contrôle public et pour assurer leur approbation finale par le Parlement, si besoin est en exténuant et en noyant ce dernier dans un maelstrom de textes, d'avis et de contre-rapports, dans lequel même un chat ne retrouverait pas ses petits.

Il faut en outre tenir compte de l'actuelle hégémonie des gouvernements de droite – et d'extrême droite comme dans le cas italien - dans la majorité des Etats membres de l'UE et au sein du Parlement européen lui-même où les forces de droite comptent près de 50% des sièges tandis que la « gauche » est dominée par le social-libéralisme. Il sera donc très difficile d'obtenir les majorités qualifiées nécessaires au rejet pur et simple de la proposition sans que ne se développe une massive et énergique mobilisation des salarié/es européens. Si nous laissons l'avenir de ce projet entre les seules mains des institutions européennes et de leur « fonctionnement », la directive deviendra réalité.

Bien entendu, tout ne sera pas encore totalement perdu puisque l'adoption finale de la Directive ne signifiera pas son application automatique. Pour qu'elle soit réellement effective, elle devra être transposée dans une loi nationale par chaque Etat membre et un certain délai est accordé pour ce faire – mais, ce délai passé, la Directive peut alors être directement appliquée comme s'il s'agissait d'une loi nationale.

Pas besoin de savoir lire dans une boule de cristal pour prédire qu’elle va aggraver le dumping social et la mise en concurrence des travailleurs/euses européens; sous la menace de délocaliser les entreprises dans les pays qui auront immédiatement incorporé dans leur législation nationale la nouvelle directive - ou avec la possibilité d'employer sur place des travailleurs/euses issus de ces pays - la pression pour l'appliquer partout sera énorme.

Un projet qui vient de loin

La première version de la Directive sur le temps de travail a été adoptée le 4 novembre 1993 et modifiée en 2000 et 2003. Elle s'inscrit déjà pleinement dans l'objectif du patronat européen de flexibiliser et d'augmenter la durée du temps de travail puisque, si elle fixe une limite au temps de travail hebdomadaire à 48 heures, elle permet dans son Article 22 à certains pays (dont la Grande-Bretagne), la possibilité d'excéder cette limite par « le consentement du travailleur au niveau individuel » (clause dite « opt out ») et non par une convention collective négociée avec les représentants syndicaux.

Depuis 1993, la pression du patronat européen afin de réviser cette Directive a été constante, obtenant quelques satisfactions notables via les modifications de 2000 et 2003. Mais l'impulsion décisive pour la nouvelle mouture aujourd’hui en lice a été donnée par l'adoption de la stratégie dite de « Lisbonne » en 2000, puis par la révision et le renforcement de cette dernière lors du Conseil de l'UE de mars 2005. L'actuel projet s'encadre parfaitement dans cette stratégie qui vise à « faire de l'Europe l'économie la plus compétitive du monde ».

Les divergences entre les représentants des divers gouvernements sur la portée et le contenu de cette révision ont néanmoins freiné le processus pendant un certain temps. En mai 2005, le Parlement européen avait adopté une première version de révision mais avec deux amendements significatifs : la suppression de la clause « d’opt out » et un second qui réaffirmait, au contraire du texte présenté, que « toute la période du temps de garde, y compris la période inactive, est considérée comme temps de travail » (3). En revanche, les députés approuvaient la proposition visant à rallonger la période de référence pour le calcul du temps moyen de travail hebdomadaire de 4 mois à 12.

Sauf dans ce dernier cas, ces amendements ont bien entendu été rejetés par la Commission européenne qui a relancé une nouvelle mouture reprenant intégralement les clauses de « l’opt out » et la négation du temps de garde comme du temps de travail, démontrant par là une fois de plus qu’elle se soucie des votes exprimés par le Parlement - seule institution de l’UE élue - comme un poisson d’une pomme.

Avec l'arrivée au pouvoir de Sarkozy en France et de Berlusconi en Italie, la majorité formée par les gouvernements de droite et par plusieurs gouvernements sociaux-démocrates a finalement permis de vaincre la très faible opposition menée par certains autres pays et d'aboutir au vote de l'actuel projet de révision au sein du Conseil de l’Emploi et des Affaires sociales.

Concrètement, de quoi s'agit-il?

Le projet vise à modifier les articles suivants de la directive actuellement en vigueur:

- On prévoit de distinguer le temps de travail « actif » du « temps de présence sans travailler » (ou « temps de garde »), ce dernier n'étant plus pris en compte dans le calcul du temps de travail. On ajoute pour ce faire un Article 2 bis intitulé « Temps de garde continu » dans lequel on établit que « la période inactive du temps de garde continu n'est pas considérée comme du temps de travail », mais bien comme du « temps de repos ». Il faut vraiment être un néolibéral dont la toiture cérébrale ondule sérieusement pour considérer que le temps de garde n’est pas du temps de travail et que les salarié/es prestent ces heures « inactives » comme s'ils étaient au Club-Med!

L'application de cet article, qui entre en contradiction flagrante avec une vaste jurisprudence (dont celle de la Cour européenne de justice elle-même) qui considère bel et bien le temps de garde comme du temps de travail sans distinguer les périodes « inactives » ou « actives », représente une très grave régression des conditions de travail et de salaire pour de nombreux secteurs spécifiques. Les médecins, le personnel sanitaire, les pompiers, etc., doivent en effet régulièrement réaliser des temps de garde qui comprennent fort logiquement des périodes dites « inactives ». C'est bien entendu dans ces secteurs que l'augmentation du temps de travail hebdomadaire sera la plus forte puisque l'exclusion des prétendues « période inactives » du calcul du temps de travail pourra l'allonger hebdomadairement jusqu'à 65 heures et au-delà.

- On modifie l'Article 22 déjà cité et intitulé « Dispositions diverses » afin que tous les pays membres puissent appliquer la possibilité d'un contrat de travail individuel (« opt out ») où le salarié « consent » personnellement à travailler au-delà des 48 heures par semaine. Ce « consentement » individuel permet d'étendre la limite jusque 60 heures/semaine. Au-delà il sera nécessaire de passer par une convention collective. Il faut noter ici que dans l’esprit de la Directive de 1993, la dérogation accordée à la Grande-Bretagne lui permettant d’appliquer « l’opt out » était considérée comme une exception appelée à disparaître progressivement. Or, loin de disparaître, cette exception devient aujourd’hui la règle applicable pour tous!

Le Royaume-Uni offre donc l'image de ce qui risque de se généraliser à toute l'Europe si la modification de la Directive est adoptée; « Au cours des dix dernières années, on a constaté une utilisation réellement abusive de la clause d’opt out au Royaume-Uni. Des études indiquent que deux tiers des travailleurs britanniques ne sont pas au courant de cette limite de 48 heures. En outre, deux tiers des personnes effectuant de nombreuses heures de travail déclarent ne pas avoir signé d’accord d’opt out et un tiers de celles qui l’ont fait affirment qu’on ne leur a pas laissé le choix. Le Royaume-Uni détient le record du plus long temps de travail des États membres de l’UE (avant l'élargissement, NDLR). Les personnes occupées à temps plein travaillent en moyenne 44 heures par semaine, contre environ 40 heures dans d’autres pays de l’Union. Quelque 4 millions de personnes travaillent plus de 48 heures par semaine. » (4)

En outre le dépassement de la limite des 48 heures pourra désormais être calculé sur une période de référence de 4 mois à un 1 an... Le cas possible le plus extrême pourra donc être: 6 mois de travail à 78 heures par semaine, suivis de 6 mois à 18 heures par semaine.... La modification permet donc, tout en feignant maintenir une « limite » plus que théorique de l'étendre bien au-delà dans la pratique.

- Dans la modification de l'Article 22, on introduit également un aparté « b) » qui, de manière hypocrite établit « qu'aucun travailleur ne souffrira d'un préjudice de la part de l'employeur pour le fait de ne pas être disposé à accepter d'effectuer ce temps de travail supplémentaire ou pour s'être rétracté de son assentiment, quel que soit le motif ». Quel voeu pieux! Il est évident qu'une telle clause n'offre aucune garantie au salarié/e puisque ce dernier, du fait de la pression du chômage et de la précarité, ne se trouve généralement pas en position de force pour s'opposer à la volonté de l'employeur dans le cadre d'une négociation individualisée et non encadrée par la loi ou par les conventions collectives. Isolé dans un face à face avec l'employeur, le salarié/e est dans une position totalement asymétrique où le « fort » l'emporte toujours sur le « faible » en imposant ses seules conditions.

Femmes, santé, salaires, chômage: danger!

C'est d'ailleurs l'ensemble des modifications les plus dangereuses qui est enrobé d'un discours hypocrite afin de mieux faire avaler la pilule amère. Ainsi, on introduit un nouvel « Article 2 ter » intitulé « Conciliation de la vie professionnelle et familiale » où l'on affirme que « Les Etats membres encourageront les interlocuteurs sociaux à approuver, au niveau adéquat et sans préjudice de leur autonomie, des accords destinés à améliorer la conciliation entre la vie professionnelle et familiale ».

Comme s'il était possible de concilier travail et famille avec des semaines de 65 heures ou plus! De plus, il est évident que les femmes seront les plus pénalisées, non seulement du fait de l'inégalité de la répartition des tâches domestiques et de la « double journée de travail » qu'elles subissent, mais également parce que ce seront prioritairement elles qui verront leur accès au marché du travail se restreindre du fait de l'augmentation du temps de travail.

Le cynisme ne s'arrête pas là; dans d'autres « considérations » du texte on évoque que l'Union européenne « Doit appuyer et compléter l'action des Etats membres dans le but d'améliorer l'environnement de travail afin de protéger la santé et la sécurité des travailleurs ». Là aussi, comment croire une seule seconde qu’il soit possible de garantir la santé et la sécurité de travailleurs exténués par des semaines de 65 heures de travail?

Même si le nombre d'heures prestées à l'année n'augmente pas, la possibilité de réaliser pendant certaines périodes des semaines de 60-65 heures de travail implique une augmentation du stress, de la fatigue et de l'usure du travailleur qui auront un effet direct sur les risques de souffrir un accident ou une maladie de travail – sans oublier le risque accru d'accidents sur le chemin du travail. De nombreux rapports indiquent clairement qu'au-delà de 50 heures hebdomadaires de travail, la santé du salarié/e est en danger et qu'on ne peut plus garantir de manière optimale la sécurité de ce qu'il fait. Une étude de l’Université du Massachusetts constatait que travailler plus de douze heures par jour augmentait le risque de blessures ou de maladie de 37%. Travailler plus de 60 heures par semaine l’augmentait de 23%. (5) Jamais l'axiome selon lequel le travail salarié implique de « perdre sa vie à la gagner » n'aura été aussi exact.

L'augmentation du temps de travail provoquera inévitablement une augmentation des dépenses publiques dans le secteur de la santé et va grever les budgets de la Sécurité sociale, mais bien entendu aucune mesure préventive ni investissement supplémentaire n'est envisagé afin d'y répondre. De plus, en même temps qu'on aggrave les conditions de travail et l'usure professionnelle des salarié/es, on diminue la qualité des soins qui leur seront accordés puisque, comme on l'a vu avec la nouvelle définition du « temps de garde », les travailleurs/euses du secteur des soins de santé seront eux aussi exténués par l'allongement de leur temps de travail. (6)

Dans le domaine des salaires, bien que l'application de la Directive n'induit théoriquement pas un dépassement du temps de travail légal calculé sur une base annuelle, elle constitue néanmoins une dévaluation salariale relative des heures prestées puisqu'elle considère comme des heures de travail ordinaires celles qui dépassent les 48 heures et qui étaient auparavant considérées comme des heures supplémentaires à la rémunération plus élevée.

Le slogan lancé par le président français Sarkozy contre la loi sur les 35 heures et repris en coeur par le patronat européen de « travailler plus, pour gagner plus » pourrait figurer au fronton de la Directive sur le temps de travail car elle est en parfaite cohérence avec le cynisme et la fausseté sans bornes de cette dernière.

Mais pour être plus conforme à la réalité, le slogan devrait plutôt être « travailler plus, pour s’appauvrir plus ». En effet, l'augmentation du temps de travail est un frein puissant à la réduction du chômage puisque les salarié/es « occupent » ainsi le travail qui pourrait être réalisé par l'embauche de nouveaux travailleurs/euses. Par ce biais, le maintien ou l'élévation du taux de chômage augmente la concurrence entre les salarié/es pour obtenir ou garder leur emploi ce qui permet au patronat d'exercer une forte pression à la baisse sur les salaires et les conditions de travail. Les quelques travailleurs/euses embauché/es dans ces conditions dégradées sont à leur tour poussé/es à augmenter leur temps de travail afin d'éviter de sombrer dans la précarité... et ainsi de suite.

En définitive, il s'agit d'un cercle vicieux où l'augmentation du temps de travail, le maintien d'un taux de chômage élevé et la baisse des salaires constituent les trois termes d'une même et unique équation. Ce sont d’ailleurs ces trois objectifs qui sont fondamentalement poursuivis par le patronat à travers cette révision de la Directive.

Une machine à remonter le temps

Le conflit historique entre le Capital et le Travail dans la lutte pour la plus-value et la répartition des richesses se reflète une fois de plus dans la question du temps de travail. On sait qu'aux débuts du capitalisme et pendant une bonne partie du XIXe siècle, l'exploitation maximale des salarié/es était obtenue par l'allongement de leur temps de travail (« l'extorsion de la plus-value absolue » selon le concept de Marx). En Belgique, vers les années 1880, la durée effective du travail atteignait 12 à 15 heures par jour en moyenne.

Seule l'organisation des travailleurs/euses en syndicats et leur combat résolu ont permis de stopper, puis d'inverser radicalement cette tendance, freinant ainsi l'extorsion de la plus-value « absolue » - mais non son extorsion « relative ». En 1847, les syndicats britanniques ont été les premiers à arracher une législation fixant la journée de travail à 10 heures. La fête du 1er Mai trouve son origine dans la manifestation de mai 1886 des ouvriers de Chicago afin d'exiger la journée des 8 heures.

Après plusieurs décennies de grèves et de manifestations souvent réprimées dans le sang, cette exigence sera finalement consacrée en 1919 par la Convention n°1 de l'Organisation Internationale du Travail (OIT) qui limite le temps de travail quotidien à 8 heures et le temps de travail hebdomadaire à 48 heures.

En Belgique, la journée des 8 heures sera ainsi appliquée par une loi en 1921. Par la suite, entre 1954 et 1978, la durée du travail hebdomadaire est passée de 48 heures environ à 40 heures, qui plus est sans perte de revenu et avec des congés payés allongés de deux à quatre semaines. (7)

Depuis 1978, avec la dégradation de la situation économique et du rapport de forces entre patronat et syndicats, la plupart des réductions de temps de travail négociées l'ont été avec perte de revenu et augmentation de la flexibilité à la clé ou par l'introduction massive du temps partiel. L'évolution historique à la réduction du temps de travail s'est malgré tout maintenue, mais avec un net ralentissement puisqu'il a fallu attendre 1999 pour voir arriver la légalisation des 38 heures/semaine et janvier 2003 pour son application pleine et entière (voir encadré : « Allongement du temps de travail, un cancer qui ronge l’Europe »)

L'actuel projet de modification de la Directive sur le temps de travail tourne donc ouvertement le dos à cette évolution historique et nous ramène directement au XIXe siècle et ses méthodes brutales « d'extorsion de la plus-value absolue ».

Pour une mobilisation nationale et européenne

Pour les organisations syndicales, le projet de réforme de la Directive sur le temps de travail doit être considéré comme inamendable et à rejeter en bloc. Ce projet dépasse toutes les bornes et il est justement temps, comme disait Marx, de « mettre des bornes à l'usurpation tyrannique du capital ».

La Confédération européenne des syndicats (CES) désapprouve officiellement ce projet. Mais sa volonté de mobiliser activement et massivement contre ce dernier est pour le moins douteuse vu l'historique de cet organisme, qui ressemble bien plus à un lobby étroitement lié aux institutions européennes qu'à un instrument de lutte efficace du syndicalisme européen.

Jusqu'à présent, la seule réaction concrète de la CES est d'appeler ses organisations affiliées en Europe à mener un arrêt de travail de 5 à 15 minutes à l'occasion de la « Journée mondiale sur le travail décent » du 7 octobre prochain. Une action assez misérabiliste et qui n'aura aucun impact au vu de ce qui est en jeu.

En Belgique, les organisations syndicales - tant la FGTB que la CSC - évoquent jusqu'à présent à peine la question (8). La seule réaction un tant soit peu significative est venue d'une déclaration signée en commun par les organisations syndicales belges, françaises, luxembourgeoises et allemandes de la «Grande Région» (Sarre-Lorraine-Luxembourg-Rhénanie-Palatinat-Wallonie) dans laquelle elles appellent à une « mobilisation durable», mais sans calendrier d'action précis. (9)

La FGTB et la CSC pourraient pourtant - au minimum – mener dès à présent des actions de sensibilisation dans les entreprises, notamment par des arrêts de travail avec assemblée des salarié/es afin d'expliquer le danger représenté par le projet de Directive. A commencer dans les secteurs qui seront les plus touchés par cette réforme: les services de santé, les transports, les pompiers, etc.

Vis-à-vis de l'échéance du 7 octobre, la FGTB et la CSC doivent mettre sous pression la CES afin d'élargir l'arrêt de travail prévu ce jour là et, si cela n'aboutit pas, de mener malgré tout et en front commun une action un peu plus effective en Belgique. Ou, mieux encore, de combiner la lutte contre cette Directive à l'appel à la journée d'action nationale sur la question du « pouvoir d'achat » et de la liaison des allocations sociales au bien-être.

Mais il s'agit surtout de faire du 7 octobre un point de départ et non un enterrement de première classe de la mobilisation. La nouvelle directive ne sera probablement pas soumise au vote du Parlement européen avant décembre 2008 ou janvier 2009. Il faut donc tracer d’ici là une perspective de mobilisations concrètes, un plan d'action déterminé incluant d’abord les secteurs les plus concernés, puis en l'élargissant pour aller vers une manifestation unitaire européenne et enfin une grève interprofessionnelle de 24 heures coordonnée dans toute l'Union Européenne.

Les actions de grève et les manifestations européennes très déterminées des dockers en 2003 et en 2006 démontrent qu’il est possible de vaincre et qu'il s'agit de la seule méthode valable pour arrêter la machine néolibérale européenne puisqu'elles ont permises - par deux fois! - l'abrogation d'une directive sur la libéralisation des activités portuaires.

Comme on l'a dit, un tel plan d'action pourrait en outre pleinement s'inscrire dans les mobilisations « pour le pouvoir d’achat », notamment en vue des négociations pour le nouvel Accord interprofessionnel (AIP) 2009-2010. Il serait en effet vain d'arracher quelques concessions sociales et salariales au patronat et au gouvernement belge si, par ailleurs, une Directive européenne remettant en cause ces conquêtes est adoptée. Plus que jamais, il faut articuler les revendications et les mobilisations « nationales » à celles contre l'Europe néolibérale et pour une Europe sociale.

Il faut souligner au passage que, dans le sens de ce lien nécessaire entre la lutte contre la Directive et la situation sociale « belgo-belge », la piste évoquée par la direction de la FGTB en vue des prochaines négociations pour l'AIP 2009-2010 sur la semaine des quatre jours est passablement contradictoire et dangereuse. En effet, le sommet de la FGTB a mis en avant la possibilité – pour ceux et celles qui le souhaitent – de travailler quatre jours par semaine... mais pour un total de 38 heures/semaine, soit 9h30 par jour! Il faut être cohérent et exiger au contraire la semaine de 32 heures, soit 8 heures de travail pendant 4 jours.

Démasquer l’hypocrisie politique

Vu les rapports de forces au niveau politique, il s'agit également de mettre la pression maximale sur les eurodéputés afin qu'ils rejettent le projet ainsi que sur le gouvernement belge afin qu'il refuse de l'appliquer au cas où il passerait tout de même la rampe.

Lors du Conseil des ministres européen de l’emploi qui a adopté la proposition de nouvelle Directive, la Belgique a officiellement émis quelques critiques, la Ministre CDH Joëlle Milquet estimant même avec une perspicacité remarquable que « Ce n’est pas une avancée sociale ». C'est le moins qu'on puisse dire!

Dans un communiqué ultérieur, Milquet a également affirmé que « L’acceptation de ces nouvelles dérogations revient, en quelque sorte, à nier la limite de principe de la durée du travail et va à l’encontre de ‘ l’Europe sociale’ ». Mais au moment du vote décisif, elle s'est contentée de s'abstenir au lieu de voter contre ce qui, vu la nécessaire unanimité pour adopter ce type de directive « sociale », aurait tout bonnement bloqué le projet. L’attitude de Milquet revient, « en quelque sorte », à se moquer du monde ; elle se dédouane de cette Directive en la critiquant mais se garde bien de voter contre dans une procédure qui requiert pourtant l'unanimité de tous les ministres de l'Union.

Ce genre d’attitude est emblématique et à dénoncer avec force. Elle confirme que la Commission européenne n’est pas la seule coupable de tous les maux; les gouvernements qui se cachent derrière l'UE pour faire passer une politique qu'ils approuvent de fait sont tout autant responsables. Trop facile pour eux de verser des larmes de crocodiles sur les conséquences de ces politiques en occultant leurs propre responsabilités sous le discours habituel du « c’est pas nous, c’est l’Europe qui l’impose, etc. »

Une stratégie offensive est nécessaire

Plus fondamentalement, le mouvement ouvrier doit sortir de l'ornière stratégique dans laquelle il s'est enlisé par rapport à l'Union européenne. Il doit ouvertement opter pour la rupture avec cette Union européenne néolibérale et en finir avec l'illusion qu'il est possible de construire « l'Europe sociale » en son sein. Tout comme on ne peut pas faire pousser des fraises au milieu du désert, on ne peut pas demander à la machine de guerre antisociale qu'est l'Union européenne de mener des politiques réellement progressistes. L'Europe sociale ne pourra être conquise que dans la construction d'un tout autre projet européen, reposant sur d'autres fondations, réellement démocratiques cette fois-ci.

Combattre la nouvelle Directive sur le temps de travail exige également de ne pas se limiter à une stricte lutte défensive. Comme on l'a vu plus haut, le temps de travail, le chômage et les salaires sont étroitement liés entre eux. On ne peut s'attaquer à l'un de ces trois terrains sans aborder les deux autres. La contre-offensive ne peut être efficace qu'en articulant trois revendications offensives principales: 1) pour une réduction généralisée et par loi du temps de travail à 32 heures semaine, sans augmentation des cadences 2) Pour une augmentation généralisée des salaires qui prenne en compte - outre l’indexation - l'augmentation de la productivité et des profits des entreprises et 3) Pour des embauches compensatoires massives, notamment dans les secteurs où les besoins sociaux ou environnementaux sont les plus criants (santé, éducation, crèches, transports publics, logement...)

Seule la lutte et les mobilisations déterminées de tous les salarié/es pourront arracher ces objectifs qui, dans ces conditions, permettront de tracer une perspective d'alternative de société qui ne saurait être que socialiste, internationaliste et démocratique.

Actualisation: Le vote du Parlement européen sur la Directive se déroulera le 17 décembre. La CES appelle à une euro-manifestation le 16 décembre. Voir: "Directive européenne sur le temps de travail: passera, passera pas?


Un cancer qui ronge l'Europe

Si la tendance historique à la réduction de la durée légale du temps de travail poursuit son évolution, elle subit néanmoins un net ralentissement depuis plusieurs années, voire même une augmentation réelle dans le quotidien pour de plus en plus de salarié/es. « Le temps de travail moyen hebdomadaire négocié par convention collective dans l'UE était en 2007 de 38,6 heures. Pour l'Europe des Quinze, il apparaît qu'entre 1999 et 2007, le temps de travail fixé par voie d'accords a diminué légèrement (2,1%), passant de 38,6 heures à 37,8, et se stabilise à partir de 2003 ». Par contre, en termes de temps de travail réellement presté, la tendance est à la hausse puisque entre 2006 et 2007, les Européens ont travaillé 1,4 heure de plus en moyenne. (1)

Les contre-réformes néolibérales ont gravement détérioré les conditions de travail et les droits sociaux partout en Europe. De nombreux « pactes sociaux » et conventions collectives approuvées par les directions syndicales ont constitué autant de graves concessions aux objectifs patronaux de modération salariale, de flexibilisation du travail, de précarisation des contrats et des statuts.

Les conséquences sur le temps de travail ont été brutales: augmentation de l'intensité du travail et des heures supplémentaires (déclarées et surtout non-déclarées), du travail de nuit ou à pauses, réforme des retraites, etc. Fragilisés par les politiques de modération salariale, par la baisse du pouvoir d'achat, par la menace des fermetures ou des délocalisations et la crainte du chômage, les salarié/es se trouvent forcés et contraints d'augmenter régulièrement leur temps de travail pour des périodes déterminées. Dans la pratique, les limites fixées par la loi ou les conventions collectives sur le temps de travail quotidien, hebdomadaire et annuel sont ainsi souvent dépassées.

En Allemagne, où les 35 heures/semaine s'étaient établis par des accords sectoriels entre 1985 et 1990 (et non par une loi comme en France en 1997, ce qui est plus difficile à remettre en cause pour le patronat) le retour en arrière constitue sans doute le cas le plus spectaculaire en Europe. L'offensive patronale y a pris toute son ampleur à partir de 2004. En mars de cette année, par exemple, « le conglomérat Siemens a annoncé sa volonté de délocaliser une partie de sa production en Hongrie, de fermer deux usines à Bocholt et Kamp-Lintfort, de supprimer à cette occasion au moins 2.000 emplois (...) la multinationale a proposé aux syndicats l’abandon de son plan contre un "allongement du temps de travail sans compensation salariale", soit 40 heures de travail hebdomadaire payées 35. Le 24 juin, les syndicats allemands ont signé. » (2)

Depuis lors, la surenchère n'a plus eu de limites. Rien qu'entre janvier 2004 et décembre 2005, 540 accords remontant la durée hebdomadaire du travail jusqu'à 40 ou 45 heures sans contrepartie salariale ont été conclu dans la seule métallurgie. Il s'agit de véritables marchés de dupes puisqu'en échange d'un illusoire maintien de l'emploi pour une durée limitée à deux ou trois ans, les salarié/es subissent une augmentation importante du temps de travail, une flexibilité accrue, la baisse du salaire horaire et le gel total ou partiel des augmentations déjà négociées ou prévues... Résultat; une baisse de 20% des « coûts salariaux ». Qui plus est, ces accords n'ont pas empêché la baisse des effectifs par le recours aux départs volontaires et en prépension non remplacés. (3)

Et en Belgique?

Dans notre pays, la contagion de ce type d'accord a été nettement limitée malgré les tentatives acharnées du patronat belge d'imiter ses confrères allemands. En 2004, la FEB, relayée par Verhofstadt, avait agité « l’exemple allemand » en menant la danse du scalp autour des 38 heures hebdomadaires. Mais en août 2004, les salariés de l’usine sidérurgique Marichal Ketin de Sclessin ont rejeté à l’unanimité la proposition de leur direction de faire passer le temps de travail de 36 à 40 heures et de licencier la moitié des intérimaires. La détermination de la FGTB et de la CSC à mener « une lutte acharnée contre toute tentative de ramener la semaine de travail de 38 à 40 heures sans majoration salariale » a finalement mis un point final provisoire aux appétits patronaux.

Malheureusement, des brèches se sont ouvertes dans certains secteurs. Notamment dans les PME, où l'absence de représentation syndicale permet aux employeurs d'allonger discrètement le temps de travail. Ou dans des secteurs « à la pointe » de la flexibilité comme dans la construction automobile. En mai 2006, la fédération patronale Agoria, la CSC Métal et l'ABVV Metaal signaient un accord de principe ouvrant la possibilité de passer de 45 à 48 heures de travail par semaine et de 9 heures à 10 heures par jour. (4)

Dans la pratique, c'est surtout par le biais de l'extension du nombre d'heures de travail supplémentaires que l'allongement du temps de travail se développe chez nous. L'Accord interprofessionnel de 2005-2006, appliqué par le gouvernement suite à son refus par les directions syndicales, a permis une première fois d'augmenter le plafond autorisé et d'assouplir le régime des heures supplémentaires de 65 à 130 heures annuelles. Il a surtout ouvert la possibilité de ne pas récupérer en congés une partie de ces heures supplémentaires, comme c'était obligatoirement le cas auparavant dans la plupart des conventions collectives. Du coup, la limite journalière de travail peut être portée à 11 heures et la limite hebdomadaire à 50 heures.

Les projets évoqués depuis le gouvernement « Orange bleu » avorté visent à augmenter le plafond jusqu'à 180 heures annuelles et à renforcer les exonérations de cotisations sociales pour les employeurs sur les heures supplémentaires. Par ailleurs, les heures supplémentaires non déclarées sont un véritable fléau en constante expansion; un sondage réalisé par StepStone en 2005 indique que « 72% des Belges prestent des heures supplémentaires » et que, pour 65% de ces travailleurs/euses, elles ne sont pas rémunérées (5).

(1)« UE: Un rapport de la Fondation de Dublin sur le temps de travail », http://www.metiseurope.eu/ et http://www.planetlabor.com/

(2)« Temps de travail, l'Europe à contresens », Thomas Lemahieu, L'Humanité du 28 août 2004, http://www.humanite.fr/

(3)« L'allemagne fait évoluer son pacte social », François Michaux, « Confrontation europe la revue, janvier-mars 2007

(4)« Syndicats; 09/06/2006

(5)« Info CNE 218 » décembre 2006

 


Sources:

- « Diseccionando las 65 horas... antes de que nos caigan encima ». Par Ivan Escofet, José Antonio González Espada, Juan Montero y Diosdado Toledano, publié sur le site www.rebelion.org

- « Lo qué significa la jornada laboral de 65 horas », Angel Ferrero et Ivan Dordillo, http://www.rebelion.org

- « Union européenne: travail sans limite », Thierry Brun,

http://www.pour-politis.org/spip.php?article557

- Synthèse de la législation européenne:

http://europa.eu/scadplus/leg/fr/cha/c10405.htm

 

Notes:

(1) Parmi les cinq pays qui se sont abstenus (aucun n'a osé voter contre) figurent l’Espagne, la Grèce, la Hongrie et Chypre et... la Belgique. Le projet était vigoureusement soutenu par l'Allemagne, l'Italie, la France, la Grande-Bretagne et la présidence slovène de l'époque.

(2) http://www.businesseurope.eu/content/default.asp?pageid=421

(3) «Europe et temps de travail», Emanuel Hauman

http://www.cuverville.org/article43176.html

(4) http://www.etuc.org/a/503

(5) http://www.viva.presse.fr/Un-temps-de-travail-trop-long-nuit.html#nb1

(6) Une étude du « New England Journal of Medecine » de 2004 démontre cette évidence: le nombre d'erreurs médicales est proportionnel au temps de travail presté par les médecins et le personnel infirmier.

(7) « La réduction du temps de travail, une lutte ouvrière et socialiste de tous les temps », Yves De Wasseige, La Gauche n°23-24, décembre 1994

(8) « La FGTB n'est pas satisfaite de l'accord du 9 juin » cf. « Echo-FGTB » n°6, juin 2008

(9) http://www.cftc-lorraine.fr/content/view/11/49/

Voir ci-dessus