Dossier gauche radicale : Allemagne, Portugal, Brésil
Par LCR-web le Mercredi, 08 Août 2007 PDF Imprimer Envoyer

Après avoir abordé dans notre précédent dossier sur la gauche radicale internationale la situation en Grande-Bretagne, dans l’Etat espagnol, en Italie et en France, nous analysons ici les cas de l’Allemagne, avec la naissance récente du nouveau parti Die Linke, celui du Portugal avec le Bloc de Gauche et enfin, dépassant en cela le cadre européen, le cas emblématique du Brésil.

Allemagne : "Die Linke", un nouveau parti entre espérance et adaptation

Par Manuel Kellner

Depuis le 16 juin 2007 à 16.36h, la Linkspartei.PDS (Parti de Gauche. Parti du Socialisme Démocratique) et la WASG (Alternative Électorale pour l’Emploi et la Justice Sociale) n’existent plus. Après deux années de préparatifs, ils ont fusionné formellement pour créer le nouveau parti Die Linke (La Gauche). Le jour précédent avaient lieu les derniers congrès séparés, se prononçant à une large majorité pour l’unification des deux partis.

La Linkspartei.PDS, implanté surtout à l’est du pays, apporte 60 000 membres et la WASG à peu près 11 500. Avant le congrès de fusion, les membres des deux partis avaient été appelés à se prononcer pour ou contre la fusion. Dans la Linkspartei.PDS, une large majorité s’était prononcée pour. Dans la WASG, c’était bien moins clair : seulement un peu moins de 50 % de ses membres ont participé au vote par correspondance écrite, et même avec une large majorité au sein cette moitié des membres du parti, ce n’est en fait qu’une minorité de ses membres qui s’est activement prononcée pour la fusion.

Cela traduit le fait que l’enthousiasme fondateur de 2004 dans les rangs du WASG a perdu son souffle, et il est assez probable qu’une partie des membres du WASG ne seront pas membres du nouveau parti Die Linke. Il ne faut pas oublier l’identité et les racines propres de ce jeune parti, et une partie de ses membres ressent la fusion comme une colonisation par un parti plus fort en nombre, disposant d’un appareil dominant largement, ensemble avec la fraction commune au Bundestag et le personnel plutôt gestionnaire en ex-RDA, le parti fusionné.

Succès électoral régional à Bremen

Mais depuis les élections régionales dans le petit Land de Bremen et depuis que la fusion est ressentie comme donnée établie, il y a un nouvel essor de l’influence et de la dynamique de cette nouvelle Gauche. Revenons d’abord sur les résultats du 13 mai 2007 à Bremen.

Les partis gouvernant y perdaient respectivement 4,1 % (CDU) et 5,5 % (SPD), et les partis d’opposition gagnent : les libéraux du FDP un peu, les Verts 3,6 % pour arriver à 16,4 % (ce qui est beaucoup), et La Gauche (candidature commune de la Linkspartei.PDS et du WASG) gagne spectaculairement 6,7 % pour arriver à 8,4 %. Dans les sondages du jour avant ces élections, on ne lui avait prédit que 5 % des voix!

Ce résultat de La Gauche est significatif à plusieurs égards. Il faut se rappeler que, vers la fin des années 1970, un succès électoral du parti des Verts précisément à Bremen avait annoncé sa percée au niveau fédéral. Et si La Gauche, depuis les deux années d’existence de sa fraction au Bundestag, dans les sondages, était toujours taxée entre 8 % et 10 %, tout le monde savait que l’implantation électorale à l’est y était pour beaucoup, tandis qu’à l’ouest dans beaucoup de régions, La Gauche (c’est-à-dire le Linkspartei.PDS et la WASG ensemble) restait largement en dessous de la barrière des 5 %. Avec des résultats largement au-dessus de cette barrière à l’ouest on peut donc effectivement s’attendre à un nouvel essor électoral

Le résultat de Bremen est aussi significatif quant au contenu de la campagne électorale qui était clairement oppositionnel, tandis que le Linkspartei.PDS co-gouvernant avec le SPD dans le Land de Berlin, avait perdu presque la moitié des son électorat dans les élections régionales (mais continue à co-gouverner !). Les résultats de Bremen ont donc tendance à encourager celles et ceux qui combattent le millérandisme (1) dans le nouveau parti.

Les sondages récents suivant le congrès de fondation confirment la tendance électorale ascendante de La Gauche. Selon l’institut Forsa, le SPD perd 2 points pour tomber à 25 %, CDU/CSU perdent un point pour tomber à 37 %, et La Gauche gagne un point pour arriver à 12 %, devenant le parti d’opposition le plus fort, dépassant les libéraux (10 %) et les Verts (10 %). Selon l’institut Emnid du 19 juin 2007, qui donne 36 % au CDU/CSU et 28 % au SPD, La Gauche aurait même 13 % et donc 3 points en pourcentage de plus que respectivement le FDP libéral et le parti des Verts.

Perspectives de croissance

Un autre sondage indique de façon beaucoup plus spectaculaire que 25 % de l’électorat allemand " pourrait s’imaginer " d’opter pour La Gauche ! Mais il n’y a pas seulement l’aspect électoral. D’après encore un autre sondage, 10 % des membres du SPD (il ne lui reste plus qu’un peu plus d’un demi-million) " pourraient s’imaginer " de quitter leur parti pour rejoindre " La Gauche ". Et si le SPD est soumis à une érosion de son influence dans le monde syndical, c’est bien Die Linke qui en profite. Un nombre considérable de militants syndicaux, mais aussi une partie des responsables et même des permanents commence à se tourner vers La Gauche. Même une partie des directions syndicales au niveau fédéral commence à traiter La Gauche, aux moins, comme un deuxième interlocuteur au niveau politique. Tout cela n’est pas acquis, mais c’est une tendance réelle confirmée par l’expérience de nos militants syndicaux à nous, surtout dans la métallurgie (IG Metall) et dans le syndicat les services (Ver.di).

Si donc une partie des membres de l’ex-WASG (2000 ? 3000 ?) ne se retrouvera probablement pas au sein du nouveau parti unifié, on peut en même temps s’attendre à un certain afflux de nouveaux membres, en majorité d’origine social-démocrate. Qu’est-ce que cela signifie pour l’évolution du parti et plus précisément pour les tendances clairement anticapitalistes dans le parti ? C’est une question ouverte, car il y a des éléments contradictoires à prendre en compte. Certainement il y aura des gens attirés par la perspective de carrières, surtout au niveau des mandats communaux et régionaux. La routine parlementaire à ses niveaux risque de renforcer les tendances à l’adaptation du parti. D’autre part, cet afflux de membres traduira une avancée de conscience politique vers la gauche, et donc " le combat pour les têtes " de ces nouveaux membres n’est pas perdu d’avance pour les tendances anticapitalistes conséquentes. Et il n’est donc pas perdu d’avance pour nous, qui opposons une stratégie des revendications transitoires à la perspective néokeynésienne dominante dans le parti mais irréaliste dans le cadre du capitalisme contemporain.

Remobilisations

Beaucoup dépendra, comme toujours, du climat social, des mobilisations et du développement de la lutte de classe. La mobilisation contre le sommet des G8 a été un succès indéniable, et avec cela il y a probablement — toute proportion gardée — une partie des nouvelles générations jeunes attirées par des perspectives anticapitalistes radicales. Mais il y a aussi un renouveau de la lutte défensive des salariés, comme le montrent symboliquement plusieurs semaines de grève de celles et ceux de Telekom, menacés doublement par un abaissement nominal drastique de leur salaire et une augmentation des heures de travail non payées. Pour la première fois depuis longtemps, les jours de grève par an montent en flèche en Allemagne. S’ajoute à cela qu’une majorité de la population allemande (tout au moins dans les sondages) se prononce contre l’engagement " en dehors des frontières " de la Bundeswehr (armée allemande) qui, au moins d’après le Grundgesetz (la Constitution de l’Allemagne), n’a d’autre mission que celle de la défense du pays contre d’éventuels assaillants.

L’écoeurement à cause des politiques néolibérales dures, des offensives patronales insolentes, des mesures d’austérité antisociales féroces et des orgies de privatisations déchaînées pourrait en partie s’articuler de façon positive, en se référant à la fois au nouveau parti La Gauche et en créant aussi des ouvertures aux pensées politiques radicales, incluant le marxisme ainsi que les idées stratégiques socialistes allant d’un réformisme radical à un " réalisme révolutionnaire " à la Rosa Luxemburg.

En même temps, il y a toujours un grand risque de voir retomber les participants aux mouvements de protestation et aux mouvements défensifs dans la résignation. Car ils ne peuvent pas gagner. Soit ils perdent, soit ils sont assujettis à de mauvais compromis qui contribuent à affaiblir encore le salariat et ses alliés proches. Aujourd’hui, une vraie lutte de classe, une mobilisation de millions incluant des grèves de masse et une auto-organisation active et démocratique au sein d’une telle mobilisation serait nécessaire pour inverser les rapports de force et pour imposer à la fois la fin des offensives néolibérales et patronales et la réalisation de nouveaux acquis. En même temps, un tel mouvement remettrait à l’ordre du jour des perspectives de transgression du système capitaliste. Personne ne peut prédire s’il y aura une telle mobilisation les prochaines années.

Discours radicale et ses limites

Au niveau politique partidaire, de toute façon, pour le moment, une attitude radicale paye. Et c’est surtout Oskar Lafontaine avec son instinct de politicien bien développé qui l’a compris et qui, mieux que tous les dirigeants au sommet du nouveau parti La Gauche, se sert donc d’une rhétorique fortement rebelle et radicale, le situant à l’extrême gauche et peut-être même au delà de ce qu’on pourrait appeler le cadre accepté officiellement par le monde politique établi en Allemagne.

C’est pourquoi Oskar Lafontaine, vers la fin de son discours au congrès fondateur de La Gauche à Berlin, insiste sur la nécessité d’être — ou de devenir ! — " crédible ". C’est une manière diplomatique de dire qu’il n’est pas d’accord avec la politique de co-gouvernance dans le Land de Berlin, où le PDS — et aujourd’hui Die Linke — participe en position subalterne à la gestion néolibérale du SPD. Il comprend bien que cette politique pourrait porter atteinte à l’essor électoral de La Gauche. Mais il faut dire aussi que cela n’empêche pas ce même Oskar Lafontaine de se prononcer pour une éventuelle coalition future avec le SPD (et peut-être les Verts) au niveau fédéral, peut-être même dès 2009 ! Bien entendu, il ajoute toujours que pour cela, le SPD aurait " à changer ". Ce serait son triomphe personnel contre la génération actuelle des dirigeants du SPD qui le traitent en paria depuis sa démission en tant que ministre et chef du parti, et qui, maintenant, sont très nerveux et ne trouvent pas d’issue entre leur rôle inconfortable de partenaire junior des chrétiens conservateurs et la pression croissante à leur gauche. Mais en quoi le SPD changerait-il ? Et qui, le cas échéant d’une majorité arithmétique à la gauche des conservateurs chrétiens et des libéraux en 2009, aura le pouvoir de fixer le diagnostic et de proclamer " suffisant " son changement ? Probablement Oskar Lafontaine, habile politicien et communicateur brillant.

Le combat d’isl

Nous en tant qu’isl (gauche socialiste internationale — une des deux organisations de la IVe Internationale en Allemagne) participons à la construction du nouveau parti de La Gauche. Un de nos membres, Thies Gleiss, a été élu à la direction fédérale au congrès de fondation. Un autre, Wolfgang Zimmermann, est porte-parole du parti en Rhénanie-Westphalie. Il y en a quelques autres qui ont des fonctions responsables au niveau régional ou local, notamment Hermann Dierkes qui dirige la fraction de La Gauche au parlement communal de Duisburg. Nous sommes décidés de participer à la construction de ce parti sans abandonner nos convictions marxistes-révolutionnaires.

Cela signifie que nous nous battons pour une majorité anti-millérandiste, et en même temps que nous participons à la tendance " Antikapitalistische Linke " au sein du parti. Nous nous efforçons en même temps à encourager un débat stratégique à long terme pour faire comprendre la nécessité de mettre en question le système, ne serait-ce que pour pouvoir défendre de façon conséquente les intérêts des salariés et des laissés pour compte. A cette fin, nous soutenons SALZ e.V., une association pour la formation politique proche du WASG, et, à un autre niveau, nous participons au " Dialogue Marxiste " qui, à la deuxième Conférence Marxiste, du 20 au 22 avril 2007, réunissait 700 personnes à Berlin, qui a créé une coordination plurielle stable pour continuer ce dialogue et qui appelle à une première rencontre après le congrès à Berlin le 13 octobre 2007 à l’occasion du 90e anniversaire de la révolution d’octobre ainsi que du livre sur " L’État et la Révolution " de Lénine.

Certes, les milieux de la gauche révolutionnaire et radicale ressentent pour le moment un effet d’émiettement et de décomposition, lié d’une certaine manière au succès de la Gauche qui risque à sa façon de les marginaliser encore davantage. Une partie de ces milieux était toujours ou se retrouve maintenant en dehors du parti. A Berlin, la BASG — succession à la WASG rebelle de Berlin, qui s’est présentée aux élection régionales contre le PDS et contre l’avis de la majorité de la direction nationale — ne participe pas à La Gauche et continue à lutter sous de nouvelle formes contre sa politique de co-gouvernance. Tout comme notre camarade Angela Klein, à Berlin, nous soutenons cette démarche.

Ensemble avec d’autres, nous appelons à une rencontre de courants et d’individus à sensibilité anticapitaliste conséquente " au sein et en dehors " du nouveau parti le 14 octobre 2007 à Berlin. C’est pour discuter d’un premier bilan de la fusion ainsi que d’activités communes au niveau d’actions extraparlementaires, du travail de formation et de la création éventuelle d’une coordination durable des forces et des individus qui, en Allemagne, veulent, au lieu du système capitaliste, une économie solidaire, une démocratie socialiste.

Manuel Kellner est membre de la coordination de la isl (gauche socialiste internationale), une des deux fractions publiques de la IVe Internationale en Allemagne, et membre du nouveau parti Die Linke (La Gauche) à Cologne. Il est aussi directeur pédagogique de l’association de formation SALZ e.V. opérant au niveau fédéral, reconnue comme " proche du WASG " en Rhénanie du Nord-Westphalie, qui demande actuellement la reconnaissance officielle par le nouveau parti Die Linke. Cet article a été publié dans Inprecor n° 528/529 de juin-juillet 2007.

(1) Du nom d’Alexandre Millerand (1859-1943), avocat et journaliste, élu député socialiste de la Seine en 1885. Son entrée au gouvernement de Pierre Waldeck-Rousseau en 1899 suscite la désapprobation de Rosa Luxemburg et de Jules Guesde. Il évoluera de plus en plus à droite et, en 1914, crée la Ligue républicaine nationale qui soutient la guerre impérialiste. Il remplacera Georges Clemenceau à la présidence du Conseil en janvier 1920 puis sera élu président de la République (septembre 1920).


Portugal : Où va le Bloc de gauche?

Par Francisco Louça

Les 2 et 3 juin derniers se tenait à Lisbonne la 5e Convention nationale du Bloc de Gauche. Depuis sa création en 1999, cette organisation unitaire de la gauche anticapitaliste au Portugal s’est fortement consolidée et implantée dans le pays, devenant aujourd’hui une force significative qui compte 4200 membres, une présence active dans les luttes et les mouvements sociaux, ainsi que 350 élu-e-s locaux et 8 parlementaires nationaux. Le 7 juillet dernier, nous nous sommes entretenus avec Francisco Louça, candidat du Bloc aux élections présidentielles de janvier 2005 (5,3% des suffrages) et porte-parole de cette organisation.

Le Bloc de gauche est un parti pluraliste de la gauche socialiste. Comment se définit-il par rapport au noyau dur du programme socialiste, au sens fort du terme, c’est-à-dire à la socialisation des grands moyens de production, de distribution, de crédit, etc. ? Comment abordez-vous la question clé de la propriété dans votre programme ? Est-il possible de refonder une gauche anticapitaliste sans prendre clairement position sur cette question ?

Francisco Louça:  Lorsque le Bloc s’est formé, il y a huit ans, nous avons fait un choix politique que je crois toujours valable : créer notre parti sur la base des confrontations politiques qui définissent notre intervention et non d’une cohésion idéologique a priori. Nous avons ainsi rassemblé des traditions très différentes, issues du Parti communiste, des courants maoïstes ou marxiste-révolutionnaires (trotskystes), ainsi que des mouvements sociaux indépendants. La possibilité de construire ce regroupement, dans une situation très défensive, impliquait que nous soyions capables de formuler des propositions politiques et d’avoir un impact sur la société. Nous n’avons donc pas commencé par discuter d’un programme de référence historique, mais d’un programme d’intervention politique.

Nous nous sommes définis comme socialistes un peu après notre fondation, ceci dans un double sens : d’abord, en rejetant le « socialisme réel » (le stalinisme, les expériences de l’URSS, des pays de l’Est ou de la Chine), ensuite en nous revendiquant de la lutte anticapitaliste, contre l’expérience sociale-démocrate et sa version sociale-libérale actuelle. Dans ce sens, nous défendons l’idée de la propriété collective. Mais ce qui est vraiment important, en particulier pour les organisations qui ont suivi la voie de petits groupes minoritaires, c’est de trouver le moyen d’exprimer des idées politiques qui disputent l’influence sur les masses. Nous avons donc traduit nos idées socialistes en propositions concrètes, très liées aux modalités de la vie politique au Portugal. Par exemple, nous avons récemment proposé la socialisation des services de l’eau, de l’énergie, etc., et l’une de nos principales campagnes de cette année tourne autour de la défense, de la modernisation et de la transformation du service national de santé. Cela nous permet de concrétiser notre perspective de socialisation sur la base de besoins sociaux et de luttes concrètes.

A la lecture de la résolution majoritaire de votre congrès de juin, on note une différence assez nette entre la façon dont vous abordez les questions sociales et les questions environnementales. Sur les premières, vous avancez des revendications défensives – refus des privatisations, défense d’une sécurité sociale répondant aux besoins de toutes et tous, etc. –, donc un programme antilibéral, compatible avec une perspective keynésienne de gauche. Sur les secondes, vous indiquez qu’on ne peut pas répondre à un problème aussi grave que le dérèglement climatique sans mettre en cause la logique même du capitalisme. Il me semble que votre approche devient ici plus radicale, y compris dans les formulations choisies. N’y a-t-il pas là une tension entre un programme social minimal, qui correspond à la défense d’objectifs « possibles » – le terme est d’ailleurs repris à plusieurs reprises – et la nécessité d’une rupture forte avec le capitalisme, notamment sur les questions écologiques?

Sur toutes les questions, la seule stratégie cohérente, c’est la rupture avec le capitalisme. Nous ne partageons pas une perspective keynésienne de gauche, parce que c’est une perspective de marché, qui a eu une base matérielle dans les systèmes capitalistes de l’après-Seconde guerre mondiale, mais qui n’est plus possible aujourd’hui. Nous défendons par contre que la gauche, notre gauche au moins, est tenue de disputer la conscience et la capacité d’action des gens sans se limiter à faire de la propagande pour le socialisme. En réalité, l’idée selon laquelle la seule alternative pratique serait le socialisme, qui ne peut pas être un objectif immédiat, produit une perturbation dans la pensée de gauche. Pour lutter, il faut revendiquer tout, et pourtant… tout n’est pas possible. Il faut briser ce miroir fou !

Si l’objectif central des bourgeoisies européennes, au moins de la bourgeoisie portugaise, c’est de supprimer une partie du salaire indirect des travailleurs-euses et de s’approprier une rente sur la masse fiscale, sur la partie socialisée de l’Etat, cela nous impose de défendre les services publics comme enjeu démocratique de notre responsabilité collective, et de gagner la majorité de la population à un tel objectif. Ce combat n’est pas défensif ! C’est le plus offensif qu’on puisse envisager, puisqu’en présentant des propositions concrètes, et donc possibles, les gens peuvent voir qu’elles sont applicables. C’est ce que nous faisons dans le domaine de la santé ou de la sécurité sociale. Par exemple, face à la plus grande initiative de ce gouvernement à majorité socialiste, soit la réforme de la sécurité sociale, nous avons été le seul parti à présenter une alternative concrète en termes de modes de financement, de rôle de la fiscalité ou de répartition entre les générations. Cela nous a donné un impact très important, parce que tout le monde pouvait comprendre que le seul argument des partisans d’une libéralisation de la sécurité sociale – que c’est la seule alternative viable – était erroné. Il faut disputer clairement ces terrains-là.

Ceci dit, notre congrès a développé une position de fond plus programmatique sur la question de l’environnement, centrée sur les perturbations climatiques, sans doute parce que c’était la première fois que nous le faisions. Il nous fallait expliquer pourquoi les solutions de marché, « à la Al Gore », conduisent à une impasse du point de vue de la transformation des habitudes de consommation, des formes de production, de la répartition des richesses, des relations Nord-Sud, etc., c’est pourquoi nous avons choisi une tonalité plus éducative.

Durant ces 20 à 25 dernières années, les résultats cumulatifs des politiques néolibérales, celles du capitalisme réellement existant, ont produit une régression sociale dont les effets ont été profonds sur la conscience de classe. On peut ainsi constater un reflux général des solidarités au profit du sauve-qui-peut individuel, qui traduit une emprise croissante de l’idéologie bourgeoise… De larges secteurs de la société sont plus éclatés que jamais et subissent de plein fouet l’offensive matérielle et idéologique du capital. Cette situation favorise la multiplication de divisions en cascades, entre actifs et chômeurs, détenteurs d’un contrat de travail de durée indéterminée et précaires, nationaux et immigrés, vieux et jeunes, hommes et femmes, etc… Cet affaiblissement général des capacités de résistance marque une dégradation qualitative des rapports de force. Dans un tel contexte, résister durablement implique non seulement de rassembler le mouvement social autour d’objectifs antilibéraux, mais aussi de le reconstruire, ce qui suppose la redéfinition d’un horizon de transformation sociale radicale – ce que pouvait signifier le socialisme pour le mouvement ouvrier d’avant la Seconde guerre mondiale… Qu’en penses-tu ?

Il me semble que la gauche n’a pas une réponse très complète à cette question, parce que la seule réponse possible devra se baser sur l’expérience sociale, sur la création de nouvelles traditions de lutte. Mais je crois qu’il y a deux éléments de réponse. D’abord, la capacité d’initiative politique ; ensuite, l’organisation de nouveaux réseaux sociaux, de nouvelles formes d’intervention sociale. Je crois que la clé de la stratégie de la gauche socialiste, c’est de reprendre l’initiative et l’offensive, là où c’est possible, et de garder toujours cette orientation. Je respecte beaucoup les noyaux militants et la tradition de la gauche radicale européenne, mais je crois que si un parti n’est pas capable de se poser comme référence dans les débats politiques nationaux, notamment par sa capacité d’initiative, il va à la faillite. Il faut absolument construire cette capacité d’action politique de référence.

Je te donne deux exemples dans notre histoire. Le Bloc s’est formé en 1999, à un moment où, malgré la marée montante du libéralisme, de l’individualisme et de la privatisation de la conscience, le Portugal a connu un mouvement assez unique de solidarité avec le peuple de Timor, pas encore indépendant, sous la pression militaire de l’Indonésie : une grève nationale, des manifestations de rue pendant des jours entiers, donc une mobilisation qui ne répondait pas à des intérêts matériels. Comment une telle capacité d’engagement et d’initiative a-t-elle été possible dans un climat globalement défensif ? La réponse est politique : certaines tensions peuvent permettre des initiatives importantes sur des thèmes concrets. Par ailleurs, tout récemment, nous avons gagné un référendum sur l’avortement avec une majorité de 60% en faveur de l’une des lois les plus avancées d’Europe, et cela dans un pays très catholique, où le poids de l’église sur l’appareil politique est très fort. Cela s’explique par la capacité d’initiative des partisans de la dépénalisation. Nous avons pu diviser le centre et la droite, attirer des député-e-s de droite dans le sillage du mouvement, et cela sur un thème clé : comment peut-on continuer à emprisonner des femmes pour avoir avorté ? Cela a changé complètement les données du débat politique. Il faut donc se méfier des attitudes apparemment très radicales, mais qui débouchent en réalité sur l’attentisme, parce que rien ne semble possible. Non, bien des choses sont possibles… à condition de faire des choix et de créer un rapport de forces en prenant l’initiative là où des avancées sont praticables.

Sur le fond, je crois que tu as raison. Il faut envisager une réorganisation profonde du mouvement social au 21e siècle. En effet, les précaires seront difficilement organisés par les syndicats. Il faut créer d’autres types de réseaux et d’organisations sociales. Nous avons quelques expériences en la matière. Par exemple, nous avons réuni une marche pour l’emploi, il y a une année, qui a parcouru le pays. Il y avait deux à trois meetings publics par jour avec beaucoup de travailleurs-euses. Parfois, les salarié-e-s d’entreprises en instance de faillite ou menacées de fermeture prenaient contact avec nous. Nous avons pris ce problème à bras le corps, parce qu’il y a plus ou moins 10% de chômeurs-euses au Portugal. Et les travailleurs-euses ne voient pas d’alternative, parce que c’est difficile. Pourtant, dans quelques cas, nous avons obtenu des gains significatifs. Des militant-e-s du Bloc de gauche dirigent la commission ouvrière de l’une des usines les plus importantes du pays, la Volkswagen, au sud de Lisbonne, qui compte quelques milliers d’emplois. Ici, les salarié-e-s ont accepté de renoncer à des augmentations salariales pour que quelques centaines de précaires parmi eux/elles soient intégrés à l’effectif de l’entreprise. Cela a renforcé la confiance dans des solutions solidaires, ceci dans un contexte extrêmement défensif.

A la fin du 20e siècle, le mouvement altermondialiste a représenté un élément de rupture sur le plan des idées. On a vu ainsi apparaître une nouvelle forme d’internationalisme. Ceci dit, la difficulté de ce mouvement à embrayer sur des mobilisations sociales d’envergure en montre aussi certaines limites. Votre document de congrès relève deux exemples européens – les mobilisations de la jeunesse contre le CPE en France ou des étudiant-e-s grecs contre les réformes de Bologne – qui n’auraient pas été concevables sans le précédent du mouvement altermondialiste. Mais de tels exemples sont encore limités. Sans mobilisations sociales d’envergure, ne vois-tu pas le danger que l’altermondialisme tourne en rond, ses manifestations et forums se muant en rituels sans dégager les capacités d’initiative sociale indispensables à une contre-offensive ?

Ce danger existe. Mais l’altermondialisme a eu tout de même un succès impressionnant en se montrant capable d’organiser un mouvement international contre la guerre sur la base de nouvelles formes d’organisation très attirantes et très productives. Il a permis l’expression d’un mouvement de masse de millions de personnes, un facteur décisif pour commencer à affronter l’impérialisme et la guerre. Ceci dit, tu as raison, il rencontre une véritable difficulté à organiser de larges secteurs sociaux. Au Portugal, l’altermondialisme a été beaucoup plus important comme laboratoire d’idées que comme capacité d’organisation et d’initiative. Il y a eu deux forums sociaux portugais, mais très restreints : le premier l’était certes un peu moins, grâce à l’engagement de la centrale syndicale sur une ligne de rassemblement unitaire, mais le second s’est limité à quelques centaines de personnes, en raison de la volonté de contrôle obsessionnelle du Parti communiste sur l’ensemble du processus, qui a dissuadé de nombreuses organisations sociales d’y prendre part. Cette crispation a affecté les capacités d’intervention autonome du mouvement altermondialiste au Portugal. Donc, les forums sociaux, en tant que mouvements organisés, n’ont eu aucun poids au Portugal.

Si le mouvement anti-guerre international a été une conséquence spectaculaire du mouvement altermondialiste, il s’est dirigé avant tout contre l’impérialisme états-unien et la politique de guerre sans fin de George W. Bush. N’a-t-il pas nourri des illusions sur le caractère pacifique des impérialismes européens ? Votre dernier congrès a critiqué tout appui à l’intervention de troupes européennes – du Portugal comme d’autres pays – en Afghanistan. Que penses-tu du tournant de la majorité de Rifondazione en Italie en faveur de la poursuite des interventions militaires de pays membres de l’OTAN, pour autant qu’elles aient été approuvées par l’ONU, notamment en Afghanistan ou, dans un autre contexte, au Liban ?

C’est vrai que le mouvement anti-guerre s’est développé contre l’impérialisme US et britannique. Evidemment que les positions de Chirac et de Schroeder ont nourri des illusions. Mais je crois que cette division du front impérialiste a été aussi le produit de la mobilisation des opinions publiques contre la guerre. C’est donc aussi un succès d’avoir paralysé la capacité d’unification des différents impérialismes autour du super-impérialisme US. Ceci dit, il y a aujourd’hui évidemment des débats politiques importants. En Italie, je crois que Rifondazione tient un double langage : au gouvernement, il accepte l’intervention impérialiste en Afghanistan, alors que dans le Parti de la gauche européenne, il approuve des résolutions en faveur du retrait de toutes les troupes d’Afghanistan. Et ce double langage, on le retrouve en Italie : on ne peut pas participer à une manifestation contre l’extension d’une base américaine puis, quelques jours après, voter en faveur du même projet. Les gens comprennent qu’il y a une contradiction et cela a créé un problème entre Rifondazione et le mouvement anti-guerre. Et pourtant, le rôle de Rifondazione était très important à la tête du mouvement anti-guerre et c’était l’un de ses points forts en 2003-2004. Il y a là un déficit qui conduit à une situation très dangereuse, parce qu’un parti politique doit être très clair sur ses objectifs, en particulier sur la guerre et la paix, qui sont des questions décisives dans la vie des peuples. La meilleure tradition du mouvement socialiste est claire à ce propos, de Jaurès à Rosa Luxemburg. Il n’y a pas de politique de gauche qui ne soit pas nette dans son opposition à la guerre, au militarisme et à l’impérialisme.

Le Bloc de gauche est un rassemblement de la gauche socialiste antilibérale, mais sans le Parti communiste portugais (PCP). Pourtant, au niveau européen, le Bloc appartient au Parti de la gauche européenne, dominé par des forces issues du mouvement communiste. Comment expliques-tu que le PCP ait suivi un chemin séparé de celui du Bloc, et que vos documents fassent à peine mention de lui ?

Le Bloc s’est construit en opposition à la politique libérale, donc au Parti socialiste, mais aussi au PCP. Nous représentons une troisième force, alternative par son programme et ses capacités d’initiative. Notre but stratégique est de reconstruire les rapports de force au sein de la gauche et dans la société dans son ensemble. Au Portugal, le Parti communiste, comme dans quelques autres pays, représente une forme d’organisation de tradition stalinienne, celle du parti qui dirige le syndicat, qui organise un mouvement de femmes ou de jeunes. Cela ne permet pas au syndicat de représenter unitairement les salarié-e-s et restreint leur capacité d’organiser les travailleurs-euses précaires, ainsi que d’autres couches sociales. La force sociale du PCP dépend essentiellement de ce type de captation partidaire du mouvement syndical. Il nous a fallu donc rompre avec cette conception qui affaiblit le mouvement populaire. C’est pour contribuer à reconstruire ses capacités d’initiative, que le Bloc s’est organisé comme force politique et sociale. Nous avons donc des relations de confrontation, de débat, mais parfois aussi de convergence avec le Parti communiste, même si nous défendons clairement une vision alternative. Le PCP a été le parti de l’Union soviétique durant toute son histoire ; maintenant, c’est le parti du Parti communiste chinois. Il n’est pas comparable à la scission du Parti communiste italien qui a donné naissance à Rifondazione comunista.

Pour ce qui est du Parti de la gauche européenne, auquel nous appartenons, il faut dire que les partis communistes européens sont divisés. Le Parti de la gauche européenne a une conception non stalinienne, une conception d’ouverture, de réseau, pas une conception de Komintern. Le PCP n’en fait pas partie. Nous n’obéissons pas au Parti de la gauche européenne. Aucune de ses décisions ne nous oblige. C’est un réseau de collaboration tributaire de la volonté des partis nationaux. L’Alliance rouge et verte du Danemark et Respect d’Angleterre y sont associés… Les partis communistes qui en font partie se sont transformés un peu ou beaucoup, tandis que le PCP essaie de développer un réseau parallèle, avec des partis de l’Est, les partis communistes chinois, vietnamien, cubain, etc…

Le Bloc de gauche a obtenu un nombre croissant d’élu-e-s au Parlement national comme dans les municipalités. Avec 350 élu-e-s municipaux, il compte près de 10% de ses membres dans les parlements. Ceci ne vous pose-t-il pas un problème, dans la mesure où le poids de ces élu-e-s peut tendre à adapter vos priorités et agendas politiques à ceux de ces institutions au détriment des besoins prioritaires du mouvement social. Sans parler de l’impact que les mandats électifs peuvent avoir, en termes de privilèges matériels et symboliques, certes extrêmement réduits. Comment le Bloc s’organise-t-il pour poser des garde-fous contre de tels dangers ?

Comme tu le sais, puisque vous avez aussi des élu-e-s en Suisse, si un parti se présente à un scrutin et que cela se traduit par des mandats, il doit les remplir là où il a obtenu ces voix. Dans la démocratie bourgeoise, tout parti de masse aura des élu-e-s et la polarisation politique pourra se traduire par des gains électoraux, même si des défaites et des reculs sont inévitables. Au Portugal, nos élu-e-s ne reçoivent pas de salaires et ne participent à des réunions municipales qu’une fois par semaine dans les grandes villes, et une fois par mois – voire deux fois par an – dans les petites villes. Ils suivent aussi quelques commissions. Les parlements locaux ont très peu de pouvoir : ce sont des forums de discussion politique. Nous avons aussi des élu-e-s dans les exécutifs des villes, désignés à la proportionnelle. Ils ne sont généralement pas majoritaires, sauf dans une petite ville de quelque 30’000 personnes, près de Lisbonne. C’est vrai que le fait d’avoir ces élu-e-s suscite des demandes de réponses politiques à des questions locales. Celles-ci sont aussi importantes – logement, transports, services publics, éducation, etc. Nombre d’entre elles sont directement en rapport avec la politique financière et budgétaire, mais aussi avec l’organisation de la société dans l’ensemble du pays, ce qui permet de développer une opposition mieux informée sur la vie locale.

Ceci nous oblige à concentrer beaucoup d’efforts et de cadres sur les agendas municipaux. Il faut en effet bien faire ce travail en tentant de sortir des quatre murs de ces assemblées pour présenter à la population les enjeux des confrontations en cours. A l’opposé, le PCP s’allie souvent à la droite pour obtenir des postes à l’exécutif, parce que le Parti socialiste et les partis au pouvoir forment un bloc dominant. Ceci explique qu’il ait fait partie des gouvernements de la droite et de l’extrême droite dans plusieurs grandes villes comme Porto, Sintra ou Coimbra. Mais le plus important, c’est de maintenir un profil politique national autour de campagnes centrales. Par exemple, depuis une année, nous avons concentré l’essentiel de nos forces sur la marche pour l’emploi en nous confrontant directement aux patrons et au gouvernement, ainsi que sur la bataille pour l’avortement. Le Bloc est largement reconnu pour cela !

Le Bloc a permis de fusionner des courants politiques assez différents. Non seulement des forces et des générations nouvelles, mais aussi de plus vieilles traditions – marxiste-léninistes, trotskistes, issues de minorités du PC, etc. Est-ce que des avancées ont été rendues possibles par ces collaborations ?

Je ne voudrais pas généraliser. Les conditions portugaises ne sont sans doute pas généralisables à d’autres pays européens. En France, par exemple, la LCR discute d’un parti anticapitaliste large. L’expérience de solidaritéS en Suisse est elle aussi différente. Mais il y a en commun dans beaucoup de ces expériences et débats de la gauche européenne, la volonté de créer des cadres politiques plus larges, plus offensifs, à même d’organiser des militant-e-s sociaux, de représenter à la fois une gauche politique et sociale. La voie que nous avons choisie repose fondamentalement sur la confiance qui peut se nouer dans le processus de constitution d’une direction collective sur la base de tâches politiques communes. Cette confiance, il faut la tester dans l’intervention, dans les succès et les revers, en faisant l’apprentissage d’une volonté d’intégration des différentes sensibilités, de la recherche du consensus et de la cohésion. Si cela réussit, il devient possible de faire de la politique. Il y a en effet une grande différence entre faire de la propagande, développer des idées, défendre un programme, même d’une grande qualité, et être capable de transformer cela en arme politique en intéressant des secteurs sociaux plus larges à la lutte, en les mobilisant. De nouvelles forces viennent à nous parce que nous avons des convictions, que nous faisons des campagnes, que nous donnons des exemples de combat à mener, que nous débattons de nouvelles façons de s’organiser à gauche. Nous touchons des milliers de personnes en posant centralement les questions suivantes : comment transformer les rapports de force actuels ? où concentrer nos efforts pour faire reculer l’adversaire ?

La génération de l’après-68 a été formée dans des organisations politiques très homogènes sur le plan idéologique, où le travail de réappropriation de connaissances, de formation théorique et d’élaboration a été très important, souvent au détriment de la capacité de faire de la politique dans des cadres plus larges. Ceci dit, comment posez-vous le problème de la formation de nouveaux cadres, qui ne se développent pas seulement dans la pratique des mouvements, mais acquièrent aussi des outils d’analyse et une formation théorique sérieuse ?

Le débat théorique et les connaissances historiques de notre génération sont un acquis immense. Rien n’aurait été possible sans ce regard critique sur l’histoire du mouvement ouvrier, sans cet effort de créer un marxisme vivant. Je crois qu’un parti de gauche socialiste doit reprendre et approfondir ces réflexions. La chance que nous avons, c’est peut-être de poursuivre cet effort dans le cadre d’un capitalisme et d’une classe ouvrière transformés, en utilisant le marxisme pour ce qu’il est, c’est-à-dire comme un outil de travail. Notre dernier congrès a décidé de créer un centre de formation qui s’adresse surtout à des militant-e-s sociaux. Ses premiers cours commencent maintenant et portent sur l’histoire des révolutions du siècle passé – Octobre, la Guerre civile d’Espagne, la Chine, Cuba, le Vietnam, Mai 68, la révolution portugaise – afin de réfléchir aux questions stratégiques qu’elles ont soulevées. Nous commençons aussi à publier une revue théorique. Nous faisons aussi un effort pour développer de nouveaux moyens de communication, vu que le rôle joué par les journaux, il y a encore quelques dizaines d’années, est supplanté aujourd’hui par des moyens interactifs. Ainsi, notre site internet s’est développé de façon spectaculaire, avec des milliers d’accès quotidiens. Nous y publions un dossier hebdomadaire sur des questions politiques, historiques, etc., qui vise des audiences larges. Nous diffusons des émissions de radio par streaming. Nous voulons enfin développer une production audiovisuelle – du clip au documentaire – qui devrait servir de base à la formation, à la discussion, mais aussi aux campagnes du Bloc. En septembre, nous tiendrons un week-end d’étude, « socialisme 2007 », pour débattre de stratégie et d’histoire, de lutte syndicale et écologiste, mais aussi de questions culturelles.

Entretien réalisé par Jean Batou pour le périodique suisse « solidaritéS ».


Brésil : Les mouvements populaires et la gauche face au second gouvernement Lula

Par João Machado

Lula a commencé son second mandat présidentiel avec une grande force politique : il n’avait pas à affronter une opposition de droite active et il pouvait compter sur l’aide ou du moins sur la neutralité de la majorité de la gauche. Seule une partie minoritaire de la gauche continuait à manifester son opposition.

Cinq mois plus tard la situation a déjà changé : on observe une tendance à la croissance de l’opposition de gauche et les mouvements sociaux ont réalisé des mobilisations unitaires contre la politique économique et les nouvelle réformes néolibérales annoncées par le gouvernement. Cependant Lula conserve un appui majoritaire et maintient une grande capacité d’initiative.

La force de Lula au début du second mandat

Emballé par la victoire électorale de 2006 — au second tour de l’élection présidentielle Lula l’a emporté avec 60,83 % des suffrages — le second gouvernement Lula a commencé en position de force. Il est vrai que sa supériorité électorale tient, pour une large part, au poids des programmes assistentialistes, comme le programme Bolsa Família (Bourse familiale, qui atteint, selon la presse, environ un quart de la population brésilienne !) et que dans les régions où le poids de ces programmes est faible, comme au centre et au sud du pays, Lula a été battu au second tour par son adversaire. D’une certaine manière le pays est donc sorti divisé électoralement de ces élections. Mais cela ne fait que relativiser la signification de la victoire indéniable remportée par Lula.

Le second tour de la présidentielle a donc renforcé Lula. Une grande partie de la gauche brésilienne, qui avait été tellement frustrée lors de son premier mandat ou qui s’était opposée à lui au premier tour (c’est le cas des secteurs qui se sont réunis au sein du " Front de gauche " qui a lancé la candidature de notre camarade Heloísa Helena et des secteurs qui ont soutenu Cristovam Buarque, du PDT — Parti démocratique travailliste) ou encore qui fut indifférente et ne s’est pas mobilisée (cas du Mouvement sans terre et de quelques secteurs du militantisme chrétien), s’est mobilisée en faveur de Lula pour le second tour. Des partis de gauche disposant d’une représentation parlementaire seul le PSOL (Parti socialisme et liberté) n’a pas appelé à voter en faveur de Lula au second tour de la présidentielle (mais il n’a pas non plus fait de campagne pour le vote nul).

En ce qui concerne les secteurs critiques de gauche, le soutien à Lula représentait pour l’essentiel celui d’un " moindre mal ". Néanmoins, comme la polarisation entre Lula et le candidat du bloc PSDB-PFL (Parti de la social-démocratie brésilienne et Parti du front libéral) était inévitable, l’idée que la victoire de Lula était une victoire — relative — des travailleurs et qu’en conséquence son second mandat pourrait être moins conservateur que le premier, a gagné du terrain.

Ainsi, même sans nourrir des espoirs excessifs sur des changements sociaux significatifs, la majorité de l’électorat de gauche avait adopté une attitude plus favorable au gouvernement que dans les mois qui avaient précédé les élections. Même la modestie de ces espoirs pourrait jouer en sa faveur, réduisant les griefs qui seront fait au gouvernement. En outre, Lula maintenait un large contrôle sur les principales organisations populaires, en particulier sur la direction de la Centrale unique des travailleurs (CUT), sur d’autres centrales syndicales et sur une large majorité des syndicats.

Il faut également prendre en compte d’autres faits : les partis qui forment l’ossature de l’opposition parlementaire, le PSDB et le PFL (qui a récemment changé de nom pour adopté celui de " Démocrates " et le sigle DEM) n’ont pas de divergences fondamentales avec la politique du gouvernement Lula ; en réalité leur opposition est très peu ferme. Quant à l’opposition de gauche, elle a été réduite au PSOL et à des secteurs extraparlementaires ; dans l’ensemble très minoritaires.

Le second gouvernement Lula a encore commencé à bénéficier d’un quatrième facteur : une situation économique internationale très favorable, qui avait déjà permis au cours des années précédentes de réaliser une croissance meilleure que celle du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso, même si elle est très inférieure à la moyenne de l’Amérique latine et à la croissance moyenne de l’économie mondiale.

Ainsi Lula a bénéficié d’un vote solide, a récupéré une bonne partie du soutien populaire qu’il avait perdu au cours du premier mandat, ne devait pas affronter une opposition sérieuse sur sa droite et pouvait compter sur une conjoncture économique mondiale favorable. Il commençait donc son second mandat en position de force.

Élargissement de l’appui parlementaire

Cette force a d’ailleurs été démontrée par sa capacité d’élargir significativement sa base de soutien politico-parlementaire. Il a formellement conquis le soutien du PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien, de centre-droit, qui a le plus grand nombre de députés et de sénateurs) et a été capable de monter une base parlementaire qui comprend presque tous les partis représentés dans le Congrès. Il peut ainsi compter sur le soutien de plus de deux tiers des congressistes.

A gauche — en utilisant ce terme dans le sens le plus ample et peu rigoureux — la base de soutien gouvernemental inclut, outre le Parti des travailleurs (PT), le PCdoB (Parti communiste du Brésil, d’origine maoïste), le PSB (Parti socialiste brésilien) et le PDT. Les deux premiers — PCdoB et PSB — soutenaient déjà le gouvernement Lula au cours du premier mandat. Quand au PTB, s’il l’avait soutenu au début du premier mandat, il a passé depuis dans l’opposition. Il retourne maintenant au gouvernement.

A droite ses soutiens sont bien plus nombreux : Lula a préservé l’adhésion du PP de Paolo Maluf (Parti progressiste, considéré en général comme le plus à droite des partis brésiliens significatifs), du PTB (Parti travailliste brésilien) du PL (Parti libéral, qui a changé de nom pour s’appeler maintenant Parti républicain). Lula a même réussi à grignoter le bloc PSDB-PFL, cooptant au sein du bloc gouvernemental plusieurs députés élus sous cette étiquette.

Il est cependant possible qu’en fin de comptes cet élargissement de la base politico-parlementaire du gouvernement s’avérera être plus un élément de fragilisation qu’un renforcement. On ne peut pas nier que cette base est encore plus conservatrice que celle du premier mandat et qu’elle a été construite avec des méthodes que la politique brésilienne appelle " physiologiques " par opposition aux méthodes " idéologiques " ou " programmatiques " : les hommes politiques ainsi nommés sont ceux dont l’orientation politique ne dépend que de leurs intérêts matériels directs et immédiats, autrement dit des " pots de vin ", des postes institutionnels, etc. D’ailleurs, pour viabiliser davantage cette base — et contrairement aux promesses faites au cours de la campagne — Lula a déjà élargi le nombre de ministères et d’autres sont encore attendus. Récemment, par exemple, a été annoncée la création d’un curieux " Secrétariat spécial d’actions à long terme ", avec le statut de Ministère…

Naturellement le montage d’une telle base parlementaire a déplu à la gauche. En outre il était prévisible que de tels soutiens obtenus avec de telles méthodes ne cesseraient pas de provoquer des scandales de corruption comme ceux qui ont marqué le premier mandat. C’est ce qui a déjà commencé au mois de mai, avec le déclenchement par la Police Fédérale de " l’Opération Navalha " dans le but avoué de mettre à jour la corruption dans le Ministère des mines et de l’énergie qui a déjà provoqué la chute d’un ministre du second mandat (Silas Rondeau du PMDB, obligé de démissionner). De nombreux hommes politiques soutenant le gouvernement Lula sont impliqués, venant surtout du PMDB mais aussi des gouverneurs du PT. Une des principales figures du PMDB, qui de plus a été celui qui s’est le plus engagé en vue de l’adhésion du PMDB au bloc gouvernemental, le président du Sénat Renan Calheiros, est directement menacé…

Le PAC

Mais le fait le plus marquant de ces premiers mois du second mandat de Lula a été une perte significatif des soutiens venant de la gauche. Le montage d’une base parlementaire très conservatrice y a joué un rôle. De plus il s’est rapidement avéré qu’il ne fallait pas espérer un changement d’orientation du gouvernement. Mais le plus grave a été le fait, que dès le début de second gouvernement Lula a multiplié des véritables agressions contre les travailleurs, contre les secteurs populaires et contre tous ceux qui ont des positions de gauche.

Avant de détailler ces agressions il convient de mentionner la principale initiative du nouveau gouvernement : le lancement du PAC — Programme d’accélération de la croissance — le 22 janvier dernier. Pourquoi parler seulement de " l’accélération de la croissance " et non du " développement " ? Probablement cela ne tient pas au fait que les auteurs avaient conscience des insuffisances de ce programme pour qu’on puisse en parler comme d’une politique de développement — les noms pompeux accolés à des réalités peu significatives n’ont jamais manqué au gouvernement Lula. La raison la plus probable doit être la volonté de réduire le risque que ce programme ne soit taxé par " les marchés " comme " développementiste ", c’est à dire peu orthodoxe dans le domaine de la politique économique. Mais même sans un tel nom, ces " marchés " ont vu dans ce programme un revirement " développementiste " — du moins telle furent dans leur essence les critiques des secteurs les plus à droite.

Pour l’essentiel le PAC est une tentative de répondre aux critiques les plus incontestables qui furent adressées au premier mandat de Lula : bien que l’économie ait connu une croissance plus forte qu’au cours des mandats de F.H. Cardoso, si l’on tient compte de la conjoncture économique internationale actuelle, qui est plus favorable, il est nécessaire de conclure que les résultats économiques ont été pires sous Lula que lors du gouvernement précédent. La comparaison avec les performances des pays comme l’Argentine ou le Venezuela renforce cette conclusion.

Le PAC consiste, en premier lieu, en une augmentation planifiée des dépenses de l’État, par des investissements dans l’infrastructure, pour lesquels la possibilité d’une réduction de l’excédent fiscal primaire est admise. Cela signifierait une réduction des ressources réservées au paiement des intérêts de la dette publique, ces investissements considérés comme essentiels pouvant être déduits de l’excédent primaire. En second lieu le PAC inclut un ensemble d’incitations fiscales pour les investissements du secteur privé, supposés conduire à un accroissement de ces investissements.

Alors que les secteurs bourgeois sont invités " à contribuer " en étant récompensés par les incitations, le traitement que le PAC réserve aux travailleurs est à l’opposé. Un de ses paragraphes prévoit de plafonner la hausse de la masse salariale dans le secteur public à 1,5 % au dessus de l’inflation — une augmentation qui, sans même tenir compte des nouveaux contrats, sera épuisée par le seul règlement des déroulements de carrières. Autrement dit, cela ne permet pas des nouvelles embauches ni le maintien des salaires réels. Une telle mesure rend pratiquement caduque le dit " PAC de l’éducation " lancé depuis, un programme qui était supposé permettre l’expansion de l’enseignement public. Ou alors, comment étendre l’enseignement public sans réaliser les contrats des enseignants sans même parler de l’urgente nécessité du rattrapage de leurs salaires ?

Cette politique hostile aux salariés était néanmoins nécessaire dans le cadre de la logique gouvernementale de ne pas affronter " les marchés ". Elle représente un effort pour bien montrer que l’austérité fiscale est toujours une préoccupation du gouvernement et qu’il n’est pas question de l’abandonner tout en augmentant les dépenses pour les investissements et en envisageant la réduction de l’excédent fiscal primaire.

Le résultat du PAC n’est donc nullement garanti. Presque tous les économistes, même les plus conservateurs, considèrent qu’une " accélération de la croissance " dépend pour l’essentiel d’un changement de la politique monétaire qui est excessivement conservatrice. Une décision que Lula ne veut pas prendre, comme l’indique le maintien à son poste de président de la Banque centrale de l’ex-banquier Henrique Meirelles, ancien député élu sous l’étiquette du PSDB.

Le PAC peut donc être considéré comme une agression contre les travailleurs et contre la gauche et cela malgré le fait qu’il a été accueilli avec beaucoup de bonne volonté par un secteur critique du premier mandat de Lula, celui des économistes keynésiens " développementistes ", qui y ont vu surtout la volonté du rétablissement du rôle structurant de l’État et des dépenses publiques.Néanmoins, ce fut jusqu’à présent l’agression la moins grave.

Agressions et insultes contre les travailleurs et la gauche

Bien plus importante a été la grande clarté de Lula sur le fait qu’il avait l’intention de poursuivre le calendrier des réformes néolibérale ainsi que l’annonce qu’il ne voulait nullement réaliser les réformes revendiquées par la gauche, en premier lieu la réforme agraire.

Les " réformes " de la législation du travail et une nouvelle réforme des retraites ont été, entre autres, annoncées. Concernant cette dernière une petite histoire indique clairement quelle sera son but et illustre en même temps le type de relations qui ont été établies entre le gouvernement et la direction de la principale confédération syndicale, la CUT.

Il avait été initialement prévu que le Ministère des retraites serait occupé par le président du PDT, Carlos Luppi. Cependant Lula a finalement préféré lui confier le Ministère du travail et mettre à la tête de celui des retraites l’ex-président de la CUT (encore très lié à la direction de cette centrale), Luís Marinho. L’explication fournie — publiquement ! — pour justifier ce changement est remarquable : Luppi et le PDT avaient été opposés à la précédente réforme des retraites réalisée lors du premier mandat de Lula, ils risquaient donc d’avoir du mal à accepter un nouveau tour de réductions des droits des travailleurs, alors que Luís Marinho, dirigeant de la CUT, avait déjà dit qu’il était prêt à accomplir ce que Lula lui demanderait même si cela pouvait lui nuire pour ses projets de devenir maire (prefeito) de São Bernardo do Campo. Entre la fidélité envers sa classe et même ses intérêts propres d’un côté, et sa fidélité au chef de l’autre, personne ne doute que Marinho choisira la seconde !

Par ailleurs le gouvernement a dit très clairement qu’il ne fera pas une réforme agraire, comme le demande le Mouvement des sans terre (MST). ce mouvement, comme toutes les entités qui luttent pour la réforme agraire, considère que la non réalisation de celle-ci a été un des points les plus négatifs du premier mandat. Pour sa part, le gouvernement considère qu’il a déjà réalisé la réforme agraire et que, telle qu’elle a été réalisée, elle est magnifique. Autrement dit, il ne fera pas de véritable réforme agraire. Comme l’a dit la dirigeante du MST, Marina dos Santos : " Nous avons remarqué (…) une option claire de ce gouvernement en faveur des projets des grandes entreprises, des transnationales et de l’agrobusiness au détriment de la réforme agraire et du renforcement de l’agriculture campagnarde familiale dans ce pays " (1)

L’annonce d’une " réglementation " du droit de grève des fonctionnaires publics, qui vise à empêcher les grèves dans ce secteur, constitue une agression encore plus explicite à l’encontre des travailleurs. Entre autres le projet prévoit qu’une grève des fonctionnaires publics ne pourrait être réalisée qu’à la condition d’être approuvée dans une assemblée de plus de deux-tiers des salariés de la catégorie, ce qui est une chose en général impossible. En outre, même pendant la grève, il faudrait maintenir 60 % des activité et le gouvernement pourrait engager des travailleurs temporaires pour les substituer aux grévistes. A cet égard les déclarations faites par Lula ne peuvent être considérées que comme des provocations. Par exemple il a dit que " seul un gouvernement d’ex-syndicalistes peut proposer des restrictions du droit de grève " et que, telles qu’elles étaient réalisées, les grèves des fonctionnaires publics n’étaient en réalité que " des vacances rémunérées ".

Bien sûr ce projet n’est pas encore finalisé et encore moins approuvé. Mais le seul fait de l’annoncer, présenté avec la rhétorique antigrève de Lula, constitue une agression très grave.

L’éloge de la trahison

Mais Lula a été encore plus loin contre les travailleurs et la gauche. On peut même dire qu’il a lancé un " paquet " qui s’ajoute à la non-réalisation de la réforme agraire et à la priorité accordée aux intérêts agrobusiness. On pourrait le résumer ainsi : " Bush est un ami, les employeurs de la canne à sucre sont des héros, vive l’éthanol, l’écologie veut troubler le Brésil qui doit être une immense cannaie ".

Le gouvernement Lula radicalise ainsi son option agro-exportatrice. Le point de départ de ce " paquet " se trouve dans le soutien à l’option Bush, qui vise à diffuser l’éthanol en tant que combustible aux États-Unis et permet ainsi d’élargir la production de la canne au Brésil dans le cadre d’une étroite collaboration avec le gouvernement états-unien.

Tous les signes indiquent qu’on assiste à l’établissement d’une alliance privilégiée de Lula avec le gouvernement Bush. Le 9 mars Bush a été reçu en grande pompe au Brésil (alors qu’en même temps Chávez et Kirchner, en Argentine, protestaient contre sa visite en Amérique latine). Vingt jours plus tard, à la fin mars, c’est Lula qui fut reçu au Camp David, dans la résidence d’été du président américain, en tant que grand ami de Bush. Outre le sens politique général évident, c’est l’élargissement de la culture de la canne au Brésil en vue de produire plus d’éthanol qui constitue le sujet central de ces visites.

Le gouvernement Lula parie ainsi sur l’expansion des monocultures industrielles — canne, mais aussi maïs, soja et eucalyptus — qui transforment la campagne brésilienne en un immense " désert vert ". La culture de la canne menace la survie du Pantanal (2) alors que les marchands du bois, les éleveurs du bétail et les producteurs de soja s’attaquent, de plusieurs côtés, à l’Amazonie. Faire de l’éthanol le moteur des exportations brésiliennes suppose plus de déboisement, plus de pollutions des sources — de plus en plus insuffisantes — de l’eau, des incendies des forêts, la dégradation des conditions du travail déjà très mauvaises et l’expulsion des populations de la campagne vers les villes pour accroître encore les légions de chômeurs.

Lula semble disposé à mettre en pratique la phrase ironique prêtée au colonisateur portugais par une des plus belles chansons brésiliennes, " Fado Tropical" " (Destin tropical) de Chico Buarque et Rui Guerra : " Ai, esta terra ainda vai cumprir seu ideal ; ainda vai tornar-se um imenso canavial ! " (3) Ce qui est caractéristique, c’est que cette chanson est inspirée d’une pièce de théâtre, portant le titre " Calabar ou l’éloge de la trahison " (4).

A cet égard il a multiplié des déclarations de très mauvais goût. Il a dit que les réglementations environnementales sont " un frein à la croissance économique " et aussi que " les industriels, qui jusqu’aux dernières années étaient traités comme des bandits de l’agrobusiness dans ce pays, sont devenus des héros nationaux et mondiaux parce que tout le monde veut de l’alcool " (5). Pour comprendre l’énormité de l’insulte que cette dernière phrase représente pour toute la lutte des travailleurs et du peuple brésiliens pour des meilleures conditions de vie et pour l’émancipation de l’humanité, il faut savoir qu’il est public et notoire que les employeurs de la canne à sucre — les " usineiros " — sont probablement la catégorie patronale qui use le plus de la super-exploitation de la force du travail et qui impose des conditions de travail les plus inhumaines. C’est à juste titre donc qu’ils étaient — et continuent à être — considérés par la gauche et par toute la pensée progressiste brésilienne comme des bandits.

Après ce discours de Lula, une recherche de Maria Aparecida de Moraes Silva, professeur à l’UNESP (Universidade Estadual Paulista) a dévoilé que la durée de vie utile des travailleurs de la canne à sucre (nommés " bóias-frias " : balises froides) est inférieure à celle qu’avaient les esclaves au Brésil (6). Comme l’explique la chercheuse, les coupeurs doivent récolter jusqu’à 15 tonnes de canne par jour pour respecter les normes de productivité et un tel effort physique raccourcit le cycle de travail actif. Au cours des années 1980 et 1990 la durée de leur aptitude au travail était estimée à 15 ans. Actuellement, selon la chercheuse, elle serait de 12 ans. Or, dans le même domaine, Folha de São Paulo cite les études de l’historien Jacob Gorender qui estime que " le cycle de vie utile des esclaves dans l’agriculture était de 10 à 12 ans en 1850, avant l’interdiction du trafic d’esclaves d’Afrique. Après cette date les propriétaires ont commencé à mieux soigner leurs esclaves [car il devenait plus difficile et plus coûteux d’en acquérir…] et la durée de vie utile a augmenté jusqu’à 15 à 20 ans ".

Du fait de ces conditions de travail depuis le milieu de l’année 2004 on a déjà compté au moins 19 décès par épuisement des travailleurs des cannaies de l’État de São Paulo, l’État le plus riche et prétendument le plus moderne de la Fédération.

L’emphase sur la culture de la canne à sucre représente donc autant un crime environnemental qu’une valorisation de la dégradation des conditions du travail. ce n’est pas le seul crime environnemental, car le gouvernement a aussi autorisé la culture des OGM, initié un détournement pharaonique du fleuve Rio São Francisco et approuvé une Loi de concession et d’exploitation des forêts publiques que l’organisme fédéral chargé de la surveillance n’a aucune capacité de surveiller, ce qui annonce la prédation, la destruction et l’appropriation privée de la biodiversité. Entre 2000 et 2005 le Brésil a déjà perdu plus de 130 000 km2 de forêts, soit une aire équivalente au Portugal et aux Pays-Bas mis ensemble. Le Brésil est ainsi aujourd’hui, du fait du déboisement et des incendies de forêt en Amazonie, le quatrième plus grand émetteur de gaz carbonique de la planète.

Évolution du MST et émergence d’une nouvelle situation des mouvements sociaux

Qu’un nouveau cadre de mouvements sociaux soit en gestation ne constitue pas une surprise. La grande nouveauté, c’est la définition d’un calendrier commun entre les secteurs qui ont déjà rompu avec le gouvernement Lula (liés au PSOL, au PSTU (7) ou sans liens partisans), les secteurs qui n’ont pas encore rompu avec le gouvernement mais qui ont adopté une attitude plus critique (tel le MST et des secteurs de la gauche chrétienne, en particulier les pastorales sociales) et même des secteurs qui appuient encore le gouvernement et y participent (comme des secteurs liés au PCdoB et des minorités de la CUT, outre les organisations comme la Marche mondiale des femmes).

Probablement le principal élément permettant d’expliquer ce changement c’est la modification de la position du MST, qui a décidé " d’élever le ton " de ses critiques envers le gouvernement Lula et d’initier une nouvelle politique d’alliances (en s’ouvrant aux secteurs liés au PSOL et au PSTU). Déjà en novembre 2006, soit avant que ne commence le second mandat de Lula, le Plénum national de l’Assemblée populaire (8) a approuvé un calendrier de luttes et s’est prononcé en faveur de la recherche de l’unité avec d’autres secteurs. Mais c’est au mois de mars, lorsque fut divulgué par Lula le paquet " Bush-éthanol-usineiros, héros ", que la décision d’élever le ton des critiques envers Lula est clairement apparue.

Une première mobilisation unitaire a eu lieu le 8 mars. La traditionnelle commémoration de la journée de la Femme a été combinée avec les protestations contre la visite de Bush au Brésil. Pour la première fois depuis plusieurs années, des secteurs d’opposition de gauche au gouvernement et des secteurs gouvernementalistes y ont participé ensemble.

La Rencontre nationale contre les réformes néolibérales, le 25 mars, a constitué le deuxième moment important. Environ six mille travailleurs se sont alors réunis à São Paulo. La rencontre avait été organisée essentiellement par l’Intersindical et par Conlutas, deux regroupements de syndicalistes qui s’opposent au gouvernement et sont liés principalement au PSOL, au PSTU ou sans liens partisans. Mais on notait aussi la présence de représentants des Pastorales sociales de l’Église catholique et, parmi les invités, du MST et du CSC (Courant syndical classiste, lié au PCdoB).

Cette rencontre ne pouvait qu’avoir un caractère à la fois syndical et politique. Un Forum des luttes contre les réformes néolibérales y a été formé et, ce qui est le plus important, ce nouveau Forum a clairement indiqué qu’il recherchait à organiser des activités en commun avec la Coordination des mouvements sociaux, un regroupement formé au cours du premier mandat de Lula dont la ligne avait été jusque là de soutenir le gouvernement tout en exerçant une pression sur lui pour " l’aider à avancer ". Cette coordination regroupe, notamment, la CUT, le MST, l’UNE (Union nationale des étudiants) et la Marche mondiale des femmes.

Sur cette base, dans divers États, des 1er Mai classistes ont été organisés, qui rompaient avec les show apolitiques que sont devenus les commémoration du 1er Mai organisées par la CUT et par Força Sindical, les deux principales centrales syndicales.

Mais la plus importante fut la convocation pour le 23 mai d’une Journée commune de luttes. Signée par les organisations aussi différentes que Conlutas, l’Intersindical, la CUT, le MST, la Via Campesina, l’UNE, la Coordination des mouvements sociaux, l’Assemblée populaire, l’Union brésilienne des lycéens, la Marche mondiale des femmes, les Pastorales sociales et la Confédération nationale des associations de locataires, l’appel était très radical. Jugeons en :

" Le mouvement syndical, populaire et étudiant convoque les travailleurs et le peuple à combattre contre la réforme des retraites, contre toute réforme qui réduit les droits — non à l’amendement n° 3 (9), pour l’emploi, pour des salaires dignes, pour la réforme agraire et la réforme de l’habitat, contre la politique économique et le remboursement de la dette extérieure/intérieure, en défense du droit de grève et contre la criminalisation des mouvements sociaux.

" Nous, militantes et militants du mouvements populaire, appelons toute la société à rejoindre la grande journée de luttes le 23 mai 2007 contre cette politique économique et contre l’excédent primaire, pour le non paiement de la dette extérieure/intérieure et pour un audit de ces dettes, ainsi que contre toute réforme préjudiciable pour les travailleurs et pour la souveraineté du pays.

" Nous allons manifester contre la politique économique du gouvernement fédéral qui enrichit les banquiers et les grands entrepreneurs, étrangle toutes les possibilités d’investissement dans des politiques sociales, maintient la concentration perverse des revenus.

" Nous allons manifester contre le retrait des droits aux travailleurs et contre la réforme des retraites actuelle car il est inadmissible de réduire les conquêtes historiques.

" Nous lutterons pour libérer le Brésil de la domination impérialiste, qui impose l’agrobusiness, détruit la nature et compromet les capacités de production des aliments pour le peuple.

" Nous nous unifions à tous les peuples latino-américains en défense de l’indépendance et de la souveraineté de nos pays. Nous manifestons pour le retrait des troupes d’Haïti et contre l’invasion de l’Irak par les États-Unis.

" Nous sommes dans les rues pour plus de droits pour le peuple. "

Une liste de revendications, de la même teneur, suit. Cette plate-forme peut être qualifiée comme étant " d’opposition de classe " aux politiques du gouvernement Lula. Il est d’autant plus surprenant que parmi les signataires on trouve des organisations qui soutiennent le gouvernement et en particulier la CUT.

Il y a plusieurs explication à cela, et à différents niveaux. Premièrement, les agressions perpétrés par Lula contre les travailleurs et la gauche obligent même les secteurs les plus gouvernementalistes à s’opposer au moins à quelques mesures du gouvernement. Des secteurs clairement gouvernementalistes semblent avoir pris part à cette mobilisations en s’exerçant à une schizophrénie particulière : en étant en même temps dans le gouvernement et dans l’opposition.

Deuxièmement, cela révèle une fois de plus le rôle central joué par le MST dans la gauche brésilienne. Il s’agit d’un rôle conquis par sa capacité de mobilisation et sa combativité, renforcé encore par le fait que ce fut le secteurs qui avait le plus mobilisé contre le gouvernement de F.H. Cardoso et qui a aussi été capable de mobiliser et de préserver une attitude critique envers le gouvernement du premier mandat de Lula (malgré quelques ambiguïtés, qui lui ont permis de ne pas rompre avec le gouvernement). Une bonne part de la gauche gouvernementaliste tente donc de ne pas se couper du MST, car la proximité avec ce dernier lui sert en quelque sorte de certificat permettant de se prétendre encore comme faisant partie de la gauche. D’autre part, même si le MST n’a pas encore clairement explicité sa rupture avec le gouvernement Lula, sa décision " d’élever le ton " de ses critiques lui a permis de s’unir également avec le PSOL et le PSTU.

Troisièmement, la position adoptée par le PCdoB permet d’expliquer cette large unité réalisée. Ce parti ne témoigne aucune intention de rompre avec le gouvernement, mais il semblé décidé d’explorer jusqu’à la limite les possibilités de se différencier à l’intérieur du gouvernement. Outre la difficulté pour un parti qui se proclame encore communiste (et dont le portail internet s’appelle " Vermelho ", c’est-à-dire " Rouge " !) d’accepter les agressions de Lula contre les travailleurs et contre la gauche, il semble aussi avoir du mal à poursuivre son activité au sein de la CUT. De fait la direction de cette centrale syndicale a été prise par le secteur le plus gouvernementaliste — Articulação Sindical (Articulation syndicale, le courant qui au sein de la CUT correspond à la tendance luliste du Parti des travailleurs) — qui a centralisé le fonctionnement d’une manière qui ne laisse pratiquement aucun espace au CSC, le courant dirigé par le PCdoB. Ainsi ce dernier menace lui aussi de sortir de la CUT et pour se faire est à la recherche d’alliances, même si ses positions sont bien moins audacieuses que celles du MST.

Finalement, un autre élément important pour expliquer ce mouvement, c’est l’immense malaise des secteurs d’Articulação Sindical les moins intégrés au gouvernement, en particulier ceux dont la base se situe dans la fonction publique, qui a déjà subi les attaques gouvernementales lors du premier mandat de Lula et qui sera encore au centre des attaques annoncées. Ce sont ces secteurs-là qui ont participé au nom de la CUT aux réunions de préparation et qui ont approuvé en son nom l’appel.

Notons néanmoins que la direction de la CUT elle-même a des difficultés pour défendre le gouvernement. Au cours d’une réunion avec le ministre Luís Dulci, le 25 mai 2007, le président de la CUT lui-même a déclaré que le gouvernement privilégiait l’agenda de la droite, alors que le secteur le moins gouvernementaliste dit à propos de l’ex-président de la CUT que c’est " une carpette étalée à Brasília, qui paraît-il sert à ouvrir les portes de l’enfer " (10)

La journée des luttes du 23 mai a été largement suivie et, selon le bilan des organisateurs, très combative, mais elle n’a pas été réellement unitaire. La direction de la CUT a organisé ses propres manifestations, réduisant les revendications à la lutte " contre l’amendement n° 3 " — un thème soutenu par l’ensemble du mouvement mais qui n’entre pas en conflit direct avec le gouvernement (qui n’est pas à l’origine de cet amendement).

On observe ainsi le début d’un processus de transformations qui redessine le cadre du mouvement social brésilien, même si la situation générale de la classe ouvrière reste défensive. Il ne s’agit pas seulement des efforts visant à réaliser une mobilisation unitaire. Dans de nombreux États on a observé des mobilisations, des arrêts de travail et des grèves de différentes catégories, dont la police fédérale, les contrôleurs aériens, les fonctionnaires de l’IBAMA, ceux d’INCRA etc.

La politique étrangère

Un autre front qui rend difficiles les rapport du second gouvernement Lula avec la gauche, c’est celui des relations internationales. Nous n’allons pas l’analyser ici en détail, notons seulement que la réception pompeuse de Bush par Lula contrastait clairement avec l’attitude adoptée par Kirchner et par Chávez qui manifestaient à Buenos Aires contre cette visite, que l’option éthanol a été critiquée durement par Fidel Castro et par Chávez et que les relations du gouvernement brésilien avec la Bolivie sont particulièrement tendues.

Mais malgré tout le gouvernement brésilien parvient à manœuvrer dans ce secteur et a réussi jusqu’à présent à éviter une rupture avec les gouvernement les plus progressistes du continent. Il n’en reste pas moins, que le contraste entre le gouvernement Lula et les gouvernements les plus progressistes apparaît de plus en plus clairement.

São Paulo, le 31 mai 2007

João Machado, membre du Comité international de la IVe Internationale, est un des fondateurs du Parti socialisme et liberté (PSOL) au sein duquel il anime le courant Enlace. Cet article a été écrit pour la revue espagnole Viento Sur. Traduit du portugais par JM et publié dans Inprecor n° 528/529 de juin-juillet 2007

1. Brasil de Fato, quotidien, du 19 avril 2007.

2. S’étendant sur plus de 200 000 km2 dans le bassin du Rio Paraguay, principalement dans les États brésiliens de Mato Grosso et de Mato Grosso do Sul, le Pantanal est la plus grande zone humide de la planète, une énorme plaine, avec des cours d’eau coulant doucement durant la saison humide en de nombreux méandres, et submergeant plus de 80 % du territoire. On pense qu'il constitue l’écosystème le plus dense de la planète tant au point de vue végétal qu’animal. Son importance est souvent éclipsée par la popularité de la forêt amazonienne auprès des défenseurs de la nature, mais il constitue une part tout aussi vitale et intéressante de la biosphère. Il possède la plus riche collection au monde de plantes aquatiques.

3. Ce qui signifie : cette terre va encore accomplir son idéal, ainsi elle se transformera en une immense cannaie.

4. Domingos Ferandez Calabar (?-1635), commerçant et contrebandier de Pernambuco, a soutenu l’invasion par la Compagnie hollandaise des Indes occidentales (Geoctroyerd Westindische Companie) du Nordeste du Brésil en 1632, après avoir combattu les Hollandais ; l’historiographie brésilienne le considère comme un traître.

5. Discours de Lula le 20 mars 2007.

6. Folha de São Paulo du 29 avril 2007.

7. Le PSTU est une petite organisation révolutionnaire liée à l’un des courants morenistes internationaux. Il a été constitué par des militants ayant décidé de quitter le Parti des travailleurs en 1992. Politiquement marginale, cette organisation dispose d’une présence militante au sein des mouvements sociaux.

8. Plenária Nacional da Assembléia Popular, un mouvement pluraliste impulsé surtout par le MST et les secteurs de la gauche chrétienne.

9. Il s’agit d’un amendement visant à réduire les possibilité du contrôle du respect de la loi du travail, une initiative des secteurs parlementaires du PSDB et de DEM.

10. Agência Carta Maior, 28 mai 2007.

Voir ci-dessus