L'Europe des traités. Une plume trempée dans l'acier
Par François Vercammen le Dimanche, 27 Juillet 2003 PDF Imprimer Envoyer

L'Europe a derrière elle une longue histoire de guerres et de conflits meurtriers, de révolutions et de déchirements sociaux. L'appel à l'unification du continent a fréquemment retenti. Mais "unir l'Europe" ne se fait pas par les traités.

C'est le socialisme qui, le premier, a essayé d'unir l'Europe. Les premiers "traités européens" se lisent dans les documents de la gauche socialiste/communiste révolutionnaire des années 1914-1923. Malheureusement, les soulèvements des classes laborieuses (Russie, Allemagne, Hongrie, Italie, Roumanie, Pologne) furent violemment réprimés. L'URSS seule et isolée, la bureaucratie stalinienne a imposé sa dictature. Cette défaite historique a pesé pendant près d'un siècle sur l'Europe.

Après l'échec de l'unification socialiste, il y eut la tentative d'unification européenne sous l'égide de la bourgeoisie allemande par la méthode fasciste. L'histoire a favorisé une troisième démarche, par la fusion (partielle) démocratique d'Etats impérialistes.

Une Europe sous tutelle

La Deuxième Guerre mondiale s'est soldée, à l'Ouest, par la victoire complète des Etats-Unis - à l'Est et au Centre de l'Europe, c'est l'URSS qui a libéré les vastes territoires et battu l'Allemagne fasciste. Mais les classes ouvrières occidentales se sont mobilisées et ont imposé à leurs patrons et gouvernements des concessions importantes. Ce rapport de forces a débouché sur la "politique keynésienne" et "l'Etat providence". Les classes capitalistes européennes mirent quarante ans pour se défaire de la pression du monde du travail et gagner un début d'autonomie vis-à-vis de l'impérialisme étatsunien.

Dans le contexte des années 1944-1950, les Etats-Unis ont décidé de sortir l'Europe (capitaliste) du marasme. Face au "communisme", le plan Marshall (1947) visait à la stabiliser, à se rallier ses bourgeoisies et à "calmer" des classes ouvrières turbulentes. Car le gouvernement étatsunien se préparait à l'affrontement avec le "communisme". Ainsi il a livré une aide matérielle considérable à l'Europe, en échange de deux conditions impératives : les gouvernements d'Europe devaient s'organiser au sein d'une Organisation européenne de coopération économique (OECE) et créer "un marché unique sans restrictions quantitatives extérieures aux mouvements des marchandises".

La Communauté européenne du charbon et de l'acier (Ceca) et la Communauté européenne de défense (CED), premiers noyaux d'une unification européenne, sont les produits (indirects) de cette intervention. Préparée dès 1950 et signée en 1951, la Ceca est entrée en vigueur en juillet 1952. Elle regroupait la France, l'Allemagne, le Benelux (Belgique, Hollande, Luxembourg) et l'Italie. L'idée était la gestion commune de ces deux industries de base, dont la surproduction était tenue pour cause des deux guerres européennes. Pour la première fois, un organe européen supranational (la Haute Autorité) apparaissait.

Les Etats-Unis avaient un double intérêt à l'établissement de la Ceca : pacifier les rapports franco-allemands et suppléer au manque de ces deux matériaux de base. Mais cela n'allait pas sans relancer la machine économique et militaire de l'Allemagne. Les cercles européistes voulaient passer à une Communauté européenne de défense, la CED (entre 1950-1954). La "question allemande" était subordonnée à la stratégie étatsunienne visant à écraser les révolutions chinoise, coréenne et vietnamienne. La France, secouée par des crises politiques, était opposée à la CED. La peur d'une résurgence d'une Allemagne armée et en guerre aux côtés des Etatsuniens faisait peur. Au point que le gouvernement français insistait sur le maintien des troupes américaines en Europe ! La CED, premier noyau supranational d'une "défense" européenne, fut un échec fracassant.

Dans le contexte de l'époque, la signature du traité de Rome avait avant tout une valeur symbolique : indiquer une vaste perspective, mais avancer à petits pas, par la voie "économique".

Le traité de Rome, qui fonde la Communauté économique européenne (CEE), reprend la stratégie de la Ceca, son volet étatique supranational en moins. L'objectif est la création progressive d'un marché commun global. Le seul interventionnisme à caractère supranational est la Politique agricole commune (PAC), qui pendant quatre décennies mange le gros du budget communautaire. En pleine période d'Etat-providence, le traité est entièrement marqué des principes de "l'économie de marché social". Il correspond à un premier progrès dans l'intégration des économies des "Six", basée sur l'accroissement du commerce intra-européen et bientôt sur la première vague des "investissements étrangers" (américains, mais aussi allemands). La modernisation de l'appareil productif, avec une hausse importante de productivité, permet une augmentation progressive ininterrompue du niveau de vie de la majeure partie de la classe ouvrière.

Rétrospectivement, la période 1957-1986 est la décennie du "calme plat" quant au développement institutionnel de l'Europe. Entre 1985 et 1992, le monde bascule. Après l'instauration du système monétaire européen, l'adoption de l'Acte unique (1986) vise à réaliser le programme du traité de Rome.

Les progrès rapides du marché unique sur le terrain (portés par la vague néolibérale de Reagan et Thatcher et les défaites du monde du travail) et le tournant capital dans la situation mondiale (chute du mur de Berlin) ont déblayé le terrain. Le traité de Maastricht passe ! Dans un climat d'extrême tension, Mitterrand impose "l'euro" ; Kohl accepte ce traité comme preuve de son adhésion maintenue à l'UE. Adopté en décembre 1991, signé en mars 1992, le traité entre en vigueur en novembre 1993. Il devient un facteur clé de l'offensive néolibérale menée par une force de frappe à la tête de l'UE. La dérégulation contenue dans l'Acte unique est sans contrepartie sociale contraignante sur le plan européen. Conséquence : une concurrence systématique généralisée entre les classes ouvrières des pays membres.

Par leurs critères de convergence monétaristes, les traités de Maastricht et d'Amsterdam minent systématiquement l'Etat-providence, les droits sociaux, les services publics. Le Pacte de stabilité, géré en toute autonomie par la Banque centrale européenne (BCE), verrouille toute remise en question : c'est le premier "noyau dur" de la nouvelle supranationalité. Le traité ouvre d'autres vastes perspectives : l'élargissement à l'Est, une politique étrangère et de défense commune...

La Constitution

Avec la réussite pratique de l'union monétaire, l'unification entre dans un autre registre : "pas de monnaie sans Etat", une politique monétaire européenne sans un "gouvernement économique européen" est une absurdité. La boîte de Pandore est ouverte. Un appareil d'Etat cohérent sur le plan européen devient indispensable. Mais cela bute sur les multiples contradictions au sein de l'UE.

Les bouleversements du début du XXIe siècle, liés à la globalisation capitaliste, aggravent la situation. Les contradictions se multiplient et se manifestent.

Du point de vue des impérialismes européens, la coordination interétatique et supranationale de l'UE devient une nécessité incontournable. La Constitution - le prochain "traité" - n'est pas un chiffon de papier de plus. Elle correspond à une nouvelle étape, à l'intérieur et vers l'extérieur, dans la bataille interimpérialiste et la maîtrise des classes ouvrières de nos pays. La question est posée, sans réponse pour le moment : les bourgeoisies de l'Allemagne, de la France et de la Grande-Bretagne réussiront-elles à faire un saut sans précédent - abandonner une partie de leur pouvoir et stabiliser une autorité étatique supranationale ?

Les institutions de l'Union européenne: La démocratie malmenée

Le fonctionnement institutionnel de l'Union européenne est peu connu des peuples qui y résident. Et pour cause : hors les élections du Parlement européen, ils n'ont pas voix au chapitre. Explicatif...

Pour la première fois, en 1999, des révolutionnaires ont été élus au Parlement européen. D'autres, avant Alain Krivine et Roseline Vachetta, avaient fait l'expérience de la représentation parlementaire à l'échelle nationale : ce fut le cas au Portugal ou au Danemark, mais jamais encore dans cette assemblée. Au cours de leur mandature, il leur a donc fallu comprendre et maîtriser la mécanique complexe et antidémocratique de l'eurocratie.

Les eurodéputés de la LCR ont investi les institutions européennes comme un nouveau champ d'intervention politique. Ils ont utilisé au maximum les marges de manoeuvre du Parlement européen et des commissions parlementaires avec le groupe de la GUE/NGL et avec la délégation de la LCR. Ils espèrent avoir ainsi enrichi le débat sur la construction européenne en mettant leur mandat pour une autre Europe, une Europe sociale, démocratique et politique à disposition du plus grand nombre.

En 1999, alors que onze Etats sur les quinze étaient dirigés par des socialistes ou des sociaux-démocrates, les électeurs ont donné une majorité de droite au Parlement européen. Sur les 626 eurodéputés, plus de 330 étaient issus des courants conservateurs, libéraux ou populistes (groupes PPE, ELDR, UEN, EDD). Face à cette domination, les courants progressistes étaient loin de faire le poids, et c'était sans compter avec l'influence du social-libéralisme, la culture du consensus et la discipline de vote dans les groupes politiques.

Globalement, le Parlement européen s'est inscrit dans les orientations de l'Europe libérale. Il s'est attaché à faire respecter le Pacte de stabilité (qui pèse sur les dépenses publiques des budgets nationaux); il a approuvé les décisions successives des conseils européens (notamment ceux de Lisbonne sur les libéralisations et de Barcelone sur le relèvement de l'âge de la retraite) ; il a accompagné le processus de libéralisation et de déréglementation, en allant parfois même au-delà des propositions de la Commission et des positions du Conseil (comme pour la libéralisation des transports ferroviaires) ; il a validé le rôle de l'Union européenne dans la mondialisation capitaliste. Dans ce contexte, la place pour des alternatives a souvent été réduite, mais Alain Krivine et Roseline Vachetta ont essayé de mettre leur mandat au service des citoyens, des mouvements sociaux et syndicaux au Parlement comme sur le terrain.

Une mécanique antidémocratique

La construction européenne actuelle est dominée par la logique du marché. Elle est fondée sur le "respect du principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre".

Son fonctionnement "par le haut" n'est, sur le fond, ni démocratique, ni transparent. Sur le plan international, l'Union européenne se contente le plus souvent d'être une actrice de la mondialisation capitaliste.

L'Union européenne est organisée autour d'un "triangle institutionnel" composé du Conseil des ministres, de la Commission et du Parlement européen. Par ailleurs, la Cour de justice, par ses arrêts et sa jurisprudence, pèse d'un poids non négligeable. Enfin, la Banque centrale européenne, située à Francfort, a en charge les questions monétaires, sans aucun contrôle.

En fait, le pouvoir politique est entre les mains du Conseil européen, c'est-à-dire des quinze chefs d'Etat, aujourd'hui 25, qui forment l'Union européenne. Ce Conseil se réunit lors de sommets européens (Nice, Lisbonne, Barcelone, Séville, etc.) et impulse les orientations politiques générales dans tous les domaines : social, économie, finances, défense, immigration, politique étrangère... La présidence est assurée par eux, à tour de rôle tous les six mois.

Ce sont donc exactement les mêmes qui conduisent des politiques défavorables à leurs peuples à la tête des Etats et de l'Europe. Evidemment, les citoyens sont tellement tenus à l'écart du fonctionnement de l'UE qu'il est très pratique d'affirmer que "c'est la faute de Bruxelles", donc de la Commission européenne...

La Commission européenne n'est pas indépendante : rappelons que les commissaires sont nommés par les gouvernements. Elle traduit les orientations du Conseil en propositions législatives (recommandations, directives, règlements) qui sont ensuite débattues, amendées et votées par le Parlement et le Conseil.

Le rôle du Parlement est donc assez marginal, même si, au cours des dernières années, il a vu ses prérogatives renforcées. Des domaines essentiels - l'agriculture, la fiscalité et toutes les questions ayant trait à la politique de sécurité - demeurent sous la seule autorité du Conseil. Dans ce cas, le Parlement est seulement consulté. Concernant les autres sujets, il s'agit toujours de codécision, ce qui revient à dire que le Parlement ne décide, ni ne légifère, seul.

Concrètement, le texte législatif, rédigé par la Commission selon les orientations des Etats membres, est soumis en première lecture aux députés européens, qui peuvent l'amender. La Commission décide alors si elle intègre ou non les amendements votés par le Parlement au cours d'une seconde lecture au Parlement. En cas de désaccord maintenu, il est organisé une procédure de conciliation où Parlement européen et Conseil sont contraints de se mettre d'accord pour que la proposition de loi soit adoptée. Or, avec un Conseil et un Parlement européen majoritairement à droite, il y a peu - voire pas - de marge de manoeuvre pour une politique qui ne soit pas libérale. Pire, le Parlement s'est montré souvent bien plus ultra libéral que le Conseil. Enfin, tous les domaines ne sont pas en codécision : la politique étrangère de l'Union n'est qu'un sujet de discussion.

Une Europe alternative

Il reste que l'Europe politique est à construire. Mais on ne peut pas la bâtir sans et contre les citoyens. Il faudrait d'abord commencer par redéfinir un projet européen en rupture avec la dictature des marchés. Cette Europe devrait être celle du mieux-disant social et démocratique, où le plein-emploi, les droits sociaux, les services publics et la paix seraient prioritaires. Enfin, si les 450 millions d'Européens souhaitent une Constitution, alors il faut un processus constituant qui mette les citoyens européens au centre. On ne peut pas être en retrait sur les processus constituants ayant existé dans l'histoire.

Le minimum serait de prendre une initiative de type états généraux, avec un débat public définissant les orientations générales du texte constitutionnel et le mandat d'élection de délégués à une assemblée constituante. Puis, une assemblée constituante représentative du corps social, des courants d'opinion et des peuples serait élue à la proportionnelle au suffrage universel. Enfin, des référendums pourraient être organisés à l'échelle du continent pour valider les travaux de la constituante. Alors, une autre Europe, une autre Constitution seraient possibles.

L'industrie du lobby

Une des particularités du Parlement européen est la présence de lobbies - traduisez, de groupes de pression -, au vu et au su de tous.

Chaque jour, les députés reçoivent un grand nombre de luxueuses plaquettes de présentations et des invitations personnelles d'entreprises européennes.

Déjà en 1992, la Commission estimait que 10 000 professionnels de la représentation d'intérêt étaient actifs à Bruxelles et Strasbourg.

Par exemple, avant une résolution sur la sécurité routière ou sur la pollution atmosphérique, les représentants des multinationales automobiles ou pétrolières nouent des contacts au sein même de la commission du Parlement qui prépare la résolution, et avant le vote invitent les députés à un débat sur "la mobilité et la sécurité" ou "le développement durable", sous l'égide d'un député bienveillant, le tout bien sûr se terminant devant un buffet.

Des réceptions sont organisées chaque jour dans des salons spécialement prévus, ou bien au sein même du Parlement qui loue ses locaux à l'industrie du lobby. Ceux qui se prêtent à ce petit jeu repartiront avec les "recommandations" du groupe de pression pour un vote le concernant, voire carrément une feuille de vote complète. Après cela, bien sûr, les députés et les membres de la Commission aiment répéter à qui veut l'entendre qu'ils sont "indépendants, incorruptibles et libres". Il est évident que les députés de la LCR ont refusé et condamné ce genre de pratiques.

Voir ci-dessus