Le mouvement ouvrier face à l’emprise du management moderne: pour en finir avec la lutte des classes
Par Lionel Jacquot le Mardi, 20 Juillet 2004 PDF Imprimer Envoyer

Objet tombé en quasi-désuétude, la classe ouvrière ne fait plus recette dans les recherches sociologiques, comme si en voulant se départir de l’ouvriérisme universitaire, la communauté intellectuelle aurait jeté le bébé avec l’eau du bain. Or, cette invisibilité pose problème comme le soulignent Stéphane Beaud et Michel Pialoux dans leur Retour sur la condition ouvrière : « Comment expliquer que les ouvriers constituent toujours le groupe social le plus important de la société française et que leur existence passe de plus en plus inaperçue ? Pourquoi le groupe ouvrier s’est-il rendu, en quelque sorte, invisible dans la société française? »[1]. Comment la classe ouvrière a-t-elle pu perdre en visibilité et en autonomie politique alors qu’elle éveillait – il n’y a pas si longtemps – des espoirs messianiques ? Faut-il alors faire le deuil de cette classe ouvrière « qui n’est plus ce qu’elle n’a jamais été »[2] et qui ne pourrait pas le redevenir ?

Sans prétendre ici discuter l’existence ou la disparition de la classe ouvrière et participer au fameux débat sur la fin des classes sociales, nous cherchons dans cette contribution à donner une explication possible de son invisibilité en interrogeant le mouvement ouvrier de l’intérieur, c’est-à-dire en saisissant l’expérience du travail, là où se forge la conscience de classe, ce « mode particulier du devenir (ou du devenir probable) de la conscience individuelle » des ouvriers, indispensable à la résolution des difficultés quotidiennes de la réalité productive[3].

S’agissant de la conscience de classe, force est de constater son effondrement. Faut-il en inférer pour autant la disparité des inégalités objectives qui la sous-tend et par la même occasion confirmer l’hypothèse de la fin des classes sociales ? Nous ne reviendrons pas sur le problème empirique des classes sociales et leur évolution au cours des dernières décennies, mais à suivre les analyses de Louis Chauvel[4], on peut dire que nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation où les inégalités font exister des conditions de classes fortement opposées, sans que la conscience de ces classes n’existe et l’auteur de qualifier cette situation d’aliénation du prolétariat.

Cette reconstitution d’un système objectif de classes sans conscience de classes ne semble avoir été possible que grâce au management moderne. Pour comprendre l’état de faiblesse du mouvement ouvrier et ce qu’il recouvre, il faut donc interroger la nature du régime de mobilisation du personnel qu’empruntent aujourd’hui les entreprises et saisir la pièce maîtresse qui en fait le cœur : le néo-management. Comment le caractériser ? Peut-on le considérer comme un levier assez puissant pour briser définitivement les résistances ouvrières et assurer la paix sociale ? N’est-il pas l’instrument d’aliénation par excellence invalidant le modèle théorique des classes sociales via un travail de dissimulation et de transfiguration de la vérité objective de l’exploitation ? L’entreprise dite « citoyenne» – tout à la fois sa concrétisation et sa consécration – ne cherche-t-elle pas d’ailleurs contrairement à ce qu’elle exprime à façonner des ouvriers apolitiques ?

Nous partons effectivement de l’hypothèse de départ suivante : le régime contemporain de mobilisation de la force de travail – que d’aucuns qualifient de néo-libéral[5] – serait en passe de réussir là où les régimes tayloriens et fordiens auraient buté : en finir avec la lutte des classes et réconcilier le travail et le capital. Le management aurait atteint une telle maturité qu’il serait capable de tarir la conscience de classe, muselant ainsi le mouvement ouvrier. En un sens, on pourrait alors soutenir l’assertion liminaire d’Henry Mintzberg : le vingtième siècle aura été le siècle du management[6].

Si le taylorisme et le fordisme ont consacré l’activité managériale et l’ont érigé en instrument de socialisation du travail incontournable dans les organisations modernes, ils ne permettront pas d’invalider le modèle théorique d’opposition des classes et créeront a contrario les conditions d’une structuration d’une conscience de classe (section 1). Tirant les leçons des réductionnismes d’antan et renonçant aux anciennes méthodes de « gestion des ressources humaines », un nouveau régime de mobilisation de la force de travail se construit (section 2). En modernisant plutôt la tête des salariés que leurs bras, en prescrivant moins leurs gestes que leur subjectivité, en s’appropriant leur âme après leur corps, le néo-management donne la possibilité à ce régime de jeter les bases d’une nouvelle hégémonie – le redéploiement du capitalisme faisant montre une fois de plus d’un nouveau stade d’assujettissement du travail par le capital (section 3).

1.Expérience et conscience ouvrières face aux régimes de mobilisation de la force de travail

En rassemblant une multitude d’ouvriers dans le même espace dans l’objectif de produire le même genre de marchandises, l’entreprise capitaliste a du dès le début organiser la coopération des forces individuelles de travail. Le commandement du capital s’est alors imposé comme une nécessité pour l’exécution du travail, l’organisation collective des forces individuelles de travail réunies dans un même lieu en vue de la production supposant des fonctions de direction, de contrôle et de surveillance nécessaires à la bonne marche de l’ensemble[7]. Le management immanent au mode de production capitaliste aura pour fonction d’asseoir le despotisme d’usine consistant à exploiter la force de travail sans que celle-ci n’y produise trop de résistances.

« Tout le travail social ou commun, se déployant sur une assez grande échelle, réclame une direction pour mettre en harmonie les activités individuelles. Elle doit remplir les fonctions générales qui tirent leur origine de la différence existante entre le mouvement d’ensemble du corps productif et les mouvements individuels des membres indépendants dont il se compose. Un musicien exécutant un solo se dirige lui-même, mais un orchestre a besoin d’un chef.

Cette fonction de direction, de surveillance et de médiation devient la fonction du capital dès que le travail qui lui est subordonné devient coopératif, et comme fonction capitaliste elle acquiert des caractères spéciaux.

L’aiguillon puissant, le grand ressort de la production capitaliste, c’est la nécessité de faire valoir le capital ; son but déterminant, c’est la plus grande extraction possible de plus-value, ou ce qui revient au même, la plus grande exploitation possible de la force de travail. A mesure que la masse des ouvriers exploitée simultanément grandit, leur résistance contre le capitaliste grandit, et par conséquent la pression qu’il faut exercer pour vaincre cette résistance. Entre les mains du capitaliste la direction n’est pas seulement cette fonction spéciale qui naît de la nature même du procès de travail coopératif ou social, mais elle est encore, et éminemment, la fonction d’exploiter le procès de travail social, fonction qui repose sur l’antagonisme inévitable entre l’exploiteur et la matière qu’il exploite.

De plus, à mesure que s’accroît l’importance des moyens de production qui font face au travailleur comme propriété étrangère, s’accroît la nécessité de contrôle, d’une vérification de leur emploi d’une manière convenable.

Enfin, la coopération d’ouvriers salariés n’est qu’un simple effet du capital qui les occupe simultanément. Le lien entre leurs fonctions individuelles et leur unité comme corps productif se trouve en dehors d’eux dans le capital qui les réunit et les retient. L’enchaînement de leurs travaux leur apparaît idéalement comme le plan du capitaliste et l’unité de leur corps collectif leur apparaît pratiquement comme son autorité, la puissance d’une volonté étrangère qui soumet leurs actes à son but.

Si donc la direction capitaliste, quant à son contenu, a une double face, parce que l’objet même qu’il s’agit de diriger, est d’un côté, procès de production coopératif, et d’autre côté, procès d’extraction de plus-value, – la forme de cette direction devient nécessairement despotique. – Les formes particulières de ce despotisme se développent à mesure que se développe la coopération. »[8]

Ce long passage tiré du chapitre XIII du Capital montre que l’organisation capitaliste du travail a toujours cherché à briser les résistances ouvrières. La coopération, forme élémentaire du processus de socialisation de l’activité de production sous le capitalisme, appelle la présence et l’activité d’un commandement, d’une direction… d’un management capable d’augmenter la puissance collective du travail tout en évitant que les forces qui la constituent ne se liguent entre elles contre le capital qu’elles sont censées servir. Si exploiter la force de travail sans fomenter de résistances ne relève pas de la quadrature du cercle pour le capitalisme, c’est parce que la force productive que le travailleur collectif déploie est force productive du capital, mais néanmoins l’activité managériale devient incontournable pour organiser le procès de travail et faire accepter sa subordination au capital.

Au-delà de sa dimension fonctionnelle et des activités organisationnelles et gestionnaires qu’elle recouvre, le management réfléchit l’antagonisme entre le travail et le capital et sert d’appui à l’organisation capitaliste du travail pour briser les résistances ouvrières. Cette propriété invariante – condition de sa survie et de sa reproduction – n’a pas pour autant signifié une invariabilité des moyens. Ainsi la répression et les pratiques managériales coercitives laisseront progressivement la place à la négociation et l’idéologie consensuelle consacrée par le système taylorien pour garantir l’harmonie sociale et se préserver des conflits. Si le taylorisme a permis d’encadrer et de contrôler la classe ouvrière, il participera également à constituer celle-ci en mouvement, à forger une conscience de classe. « Le taylorisme travaille une contradiction essentielle du capital : si la composition sociale des forces individuelles est au principe du profit, elle l’est aussi à celui de la résistance ouvrière »[9]. Les différents régimes de mobilisation de la force de travail, ceux qui ont précédé comme ceux qui ont suivi le régime taylorien, portent en eux les contradictions du capitalisme, faisant montre de la dialectique du travail qui se joue dans le développement de l’expérience et de la conscience ouvrières face à la désappropriation objective du travail intrinsèque à la rationalisation capitaliste.

Et si le taylorisme tient une place particulière dans l’analyse sociologique, c’est parce qu’il constitue « l’expérience de référence, la jauge pour évaluer toutes les transformations du travail »[10], qu’il révèle plus que tout autre ordre productif l’hétéronomie capitaliste en formulant le plus clairement la nécessité et les moyens d’instaurer l’indépendance du capitalisme par rapport aux savoirs ouvriers[11] tout en contenant en germe les résistances enclines au développement d’une conscience de classe. Comme un verre grossissant, on y voit mieux les antagonismes et les tendances contradictoires : à mesure que le capital s’attache à instaurer une nouvelle science dans les ateliers par la récupération de l’expérience ouvrière, le travail tend au contraire à renforcer cette dernière par la réappropriation des modèles théoriques d’organisation du travail, faisant de la conception générale de la production l’enjeu du combat de classe. Pour autant, le taylorisme croit possible de poursuivre le mouvement de l’expropriation capitaliste et de garantir dans le même temps l’harmonie sociale. Point de paradoxe ici, juste la volonté de développer un nouveau type de relations sociales au sein de l’entreprise qui remplace les antagonismes par la coopération, et les résistances par l’adhésion. C’est le véritable avènement du management.

Retour sur les régimes tayloriste et fordiste

Un retour sur le taylorisme n’est pas futile, mais il reste toujours périlleux au vu de l’acception plurielle que les sociologues et économistes du travail donnent à ce terme. En le traitant comme un régime de mobilisation de la force de travail, c’est-à-dire « un ensemble articulé de règles, qui assure une cohérence entre les exigences de l’accumulation du capital, dans un contexte concurrentiel déterminé et la logique de la reproduction symbolique des collectifs de travail dans l’entreprise (…) »[12], nous entendons porter l’analyse sur l’activité managériale propre au taylorisme et ses éléments caractéristiques pour produire la résignation, l’assentiment, voire la coopération des travailleurs à leur propre exploitation pour paraphraser Thomas Coutrot.

S’il semble bien difficile de définir ce qui constitue l’essence du taylorisme, qui reste irréductible à la seule pensée et au seul projet de Taylor, comme le montrent les différentes applications contextualisées de ses principes, on peut rapporter son entrée dans l’industrie à la volonté d’introduire la science dans les ateliers, à la nécessité d’instaurer une organisation du travail qui fait jusqu’alors défaut dans la mesure où l’ancien mode de direction ne permet pas de contrôler la production, et donc l’efficacité productive, sans l’assentiment des salariés[13]. Cette seule meilleure méthode que porte la nouvelle science du management (scientific management) doit permettre de récupérer et de formaliser l’expérience informelle des ouvriers. Le taylorisme cherche ainsi à réduire le travail à une simple activité musculaire, estimant que celui qui l’exécute est incapable même d’une simple logique gestuelle qu’il faut donc penser pour lui. « Taylor, en somme, ne fait que coller à ces bras une tête (un appareil sensoriel) capable de recevoir des instructions et de les traduire en opérations standards »[14]. Cette rationalisation de la division verticale du travail – il y a ceux qui le conçoivent et ceux qui l’exécutent – est marquée au sceau du contrôle taylorien ; elle vise à briser la maîtrise ouvrière des temps de production tout en appelant à la « coopération étroite, intime, personnelle » entre la direction et les ouvriers, identifiée comme l’essence du système moderne de direction scientifique[15].

La coopération malgré le contrôle, la participation malgré l’aliénation… Bernard Doray[16] parle d’une dissociation entre, d’une part, la socialisation objective du travail qu’insuffle le taylorisme, et d’autre part, l’expropriation pratique, mais aussi idéologique, culturelle et politique des producteurs par rapport aux moyens de socialisation qu’il engage. Pour lui, elle instituerait et légitimerait le pouvoir managérial comme instrument de l’assujettissement du procès de travail par le procès de la valorisation du capital.

Mais face à la prescription/taylorisation du travail, les ouvriers ne sauront longtemps restés des « gorilles apprivoisés ». D’une part, l’homogénéisation des situations ouvrières à laquelle conduit le régime tayloriste de mobilisation de la force de travail rend possible la constitution d’une identité de classe – dans l’activité concrète de travail : les ouvriers constatent que le groupe de travail peut être le sujet actif du processus visant à modifier l’organisation du travail[17] ; en dehors de l’activité concrète de travail : réduits à la condition d’exécutants sans qualification, ils peuvent constituer une force syndicale sans précédent[18]. D’autre part, la désappropriation objective du travail n’est pas sans produire une réaction des travailleurs, sur le mode individuel et de groupe, constitutive d’une conscience de classe.

L’expérience du travail prend corps dans le développement de l’industrialisme[19] ouvrier comme réponse au scientisme taylorien, ou pour reprendre la théorie de la régulation conjointe de Jean-Daniel Reynaud[20], dans des régulations autonomes qui répondent aux régulations tayloriennes de contrôle dont l’objectif initial était d’annihiler les premières. Le contrôle taylorien générera des résistances ouvrières, sans que le discours coopératif censé le masquer ne puisse les canaliser. L’idéologie consensuelle ne fera pas long feu !

Le fordisme tentera de trouver des solutions aux lacunes tayloriennes en prenant notamment appui sur l’articulation de la régulation de contrôle et des régulations autonomes des collectifs de travail[21]. Tout en cherchant à contrôler, canaliser, régulariser à l’aide de règles et de procédures, négociées mais rigides, l’activité de ces derniers, les institutions du régime fordiste créeront les conditions favorables de l’émergence d’un véritable mouvement ouvrier. Le compromis fordien – aux patrons les mains libres pour organiser le travail et accroître la productivité, aux salariés et à leurs syndicats d’en récolter les fruits en obtenant des hausses de salaire – ne saura davantage que le contrôle taylorien invalider le modèle théorique d’opposition des classes sociales et détruire toute forme de résistance à l’ordre établi. Si les marchés internes du travail propres au fordisme semblent préserver les entreprises de la conflictualité sociale, ils favoriseront dans le même temps le développement de l’expérience ouvrière qui cimente la conscience de classe. En quelque sorte, ils rendront possible la structuration du mouvement ouvrier.

Retour sur le mouvement ouvrier

Le mouvement ouvrier serait donc une réponse à la domination de classe de type taylorien et fordien propre à la société industrielle. Cette proposition est d’ailleurs directement tirée de la construction analytique tourainienne qui pose l’usine et même l’atelier ou le poste de travail – lieux où le patron organisateur impose aux travailleurs une méthode et une cadence de travail – comme le lieu de la conscience et du conflit de classe[22].

Alain Touraine reprend le grand principe marxien de définition des classes sociales que l’on trouve dans la distinction entre classe en soi et classe pour soi : « il n’y a pas de classe sans conscience de classe »[23] ; les individus doivent avoir conscience d’appartenir à une classe, autrement dit comprendre la nécessité de la lutte, pour qu’une classe se constitue pour elle-même.

La conscience de classe est partie intégrante du mouvement social dans la sociologie de l’action. Les deux notions tendent même à se confondre, se définissant par la combinaison de trois principes : le principe d’identité (l’acteur doit pouvoir se définir lui-même dans le conflit), le principe d’opposition (l’acteur est en lutte contre un adversaire de classe), le principe de totalité (le champ du conflit dans lequel l’acteur élabore un projet alternatif). En effet, le mouvement social ne peut exister que s’il a conscience de son identité propre, s’il connaît son adversaire et s’il combat pour l’enjeu suprême qui est le contrôle de l’historicité.

Dans la société industrielle, le mouvement ouvrier tient ce rôle et doit être conçu comme la manifestation de la conscience ouvrière. La conscience ouvrière n’est pas définie par l’ensemble des attitudes des travailleurs – conscience ouvrière et mentalité ouvrière ne se recouvrent pas ; elle est l’ensemble des conduites adoptées par la classe ouvrière en fonction de tous les aspects de sa situation dans le processus social de production. La conscience ouvrière ne devient réellement conscience de classe (les 3 principes – d’identité, d’opposition et de totalité – sont reconnus) qu’avec la société industrielle. Au début de l’industrialisation, il n’y pas à vrai dire de conscience de classe, la conscience ouvrière est l’expression d’une identité commune et de l’isolement du groupe ouvrier par rapport au reste de la société, la nécessité de la lutte n’est pas affirmée. Avec l’avènement de la grande industrie et le mouvement de rationalisation du travail, les classes se séparent ; elles deviennent de véritables groupes concrets particuliers entrant en lutte. Les ouvriers face à la machine et l’organisation rationnelle du travail développent alors une nouvelle forme de conscience de classe, qui n’est plus communautaire mais conflictuelle. Ils en appellent désormais moins à la solidarité communautaire qu’à un conflit fondamental entre ouvriers et patrons qu’ils placent au cœur de la société industrielle. Celle-ci peut alors se définir par le conflit du travail opposant le mouvement ouvrier au mouvement des entrepreneurs pour le contrôle de l’industrialisation (de l’historicité de la société industrielle).

L’analyse actionnaliste du mouvement ouvrier met à jour l’antagonisme de la société industrielle, elle montre qu’il agit contre la classe dominante et l’aliénation qu’elle cherche à masquer via différents instruments selon les types de mobilisation – tayloriste ou fordiste. Les registres de lutte peuvent être divers, le mouvement ouvrier se définissant tant par son rôle politique que par son action pragmatique. Il est en premier lieu animé par son orientation vers le développement économique et la démocratie sociale, vers la création et vers le contrôle par les travailleurs de leur travail, il a donc un rôle éminemment politique puisqu’il intervient dans la distribution et l’usage économique. Le rôle politique n’exclut pas une action plus pragmatique, puisqu’en deuxième lieu, il entre en contestation et en négociation avec les employeurs et leurs représentants pour améliorer la situation des travailleurs ; le syndicalisme qui ne recouvre pas l’action ouvrière se saisit des possibilités offertes par une situation sociale donnée pour trouver les meilleurs compromis. Enfin le mouvement ouvrier s’appuie sur les revendications ouvrières et plus profondément encore sur le mécontentement ouvrier généré par leur soumission, leur aliénation, leur exploitation.

Mais l’avènement de la société post-industrielle ou « société programmée » signifie le déclin du mouvement ouvrier, la domination de classe aujourd’hui consistant moins à organiser le travail qu’à gérer des appareils de production et d’information. On peut penser que le faible niveau de conflictualité et le manque de visibilité politique des luttes ouvrières confirment l’idée tourainienne de la perte de centralité du mouvement ouvrier, qui ne serait plus qu’une manifestation et un combat d’arrière-garde en déphasage avec la société post-industrielle. On peut aussi plutôt y voir un musellement qu’un épuisement qui ferait montre du tour de force du régime contemporain de mobilisation de la force de travail, si l’on revient sur la thèse de la substitution de l’accumulation des savoirs à l’accumulation du capital et la définition très exigeante de ce qu’est un mouvement social qui débouchent sur le deuil de toute capacité d’initiative historique du monde du travail[24].

Si l’aliénation détruit la capacité d’action comme le sous-entend Touraine, on peut – au vu du tarissement des formes d’appropriation du travail – qualifier la situation laborieuse contemporaine d’aliénante. On ne peut pas pour autant soutenir la fin des résistances ouvrières, des pratiques permettant aux travailleurs et aux collectifs qui se constituent à l’occasion du travail de jouer avec la rationalisation capitaliste, des antidisciplines leur donnant la possibilité de recréer ce qui leur est donné et prescrit par les mobiles du capital… à moins de ne plus considérer le travail comme une expérience, c’est-à-dire un processus continu de réappropriation des modèles.

Soutenir cette proposition – le travail comme expérience – c’est affirmer la capacité d’action du monde du travail que pourraient nous faire oublier les périodes historiques où elle est en sommeil. C’est du même coup réhabiliter le concept de conscience de classe, en posant après Ivar Oddone[25] que l’expérience ouvrière est l’élément central qui permet à la conscience de classe de se définir et se développer, ou pour le dire comme Yves Schwartz[26], que cette conscience de classe a toujours profondément partie liée avec l’industrialisme ouvrier le plus caché.

Clef de voûte de l’expérience du travail, la conscience de classe peut être ainsi définie comme « la motivation par excellence, ou si l’on veut l’ensemble des motivations nécessaires à ce processus expérimental continu qu’est l’apprentissage de stratégies comportementales destinées à modifier les modalités de production »[27]. Il ne s’agit donc pas de la réhabiliter et de l’utiliser comme une notion abstraite visant à sublimer la classe ouvrière, mais de la saisir comme baromètre de l’expérience du travail. « L’expérience ouvrière, ensemble de pratiques individuelles (tout ce qui relève des arts de faire, des savoirs et savoir-faire, des astuces…) et collectives (des simples concertations ou coopérations aux stratégies de classe) qui permettent l’apprentissage des solutions, des moyens, des usages aptes à résoudre les problèmes concrets que pose le travail, se déploie à proportion de l’affirmation de la conscience de classe »[28]. Mais cette expérience n’est-elle pas mise en défaut par la rationalisation du modèle de production ? Les salariés sont-ils encore en mesure de répondre aux efforts de contrôle des directions ? Le néo-management par ces implications en matière d’organisation et de mobilisation du travail : exclusion des collectifs traditionnels du travail, segmentation des emplois, individualisation des travailleurs, prescription et enrôlement des subjectivités… n’altère-t-il pas cet apprentissage, sur le mode individuel et de groupe, de solutions capables de résoudre les problèmes concrets que le travail pose chaque jour en dehors des moyens assignés par la direction ? Et in fine, ce tarissement des formes d’appropriation du travail ne rend-il pas impossible l’actualisation[29] d’une conscience de classe contribuant à masquer au nom de qui, contre qui et sur quel terrain on se bat pour reprendre l’analyse d’Alain Touraine? Autrement dit, ne rend-il pas exsangue le mouvement ouvrier ?

Avant de tenter de répondre à cet ensemble de questions, faut-il encore au préalable exposer les tendances actuelles du management dans les entreprises pour bien saisir la nature du régime contemporain de mobilisation de la force de travail.

Les soubassements du management moderne[30]

Du scientific management au néo-management, l’art de gouverner les hommes a beaucoup évolué, mais le mobile n’a pas changé : faire adhérer les ouvriers ou à défaut briser leurs résistances. La recherche de la one best way anime toujours les nouveaux modes de management malgré les échecs du passé. Jean-Pierre Le Goff[31] rappelle à cet égard les intentions du management moderniste – réconcilier, en une vaste synthèse harmonieuse, l’économique, le social et le culturel – qui font écho à l’idéologie consensuelle taylorienne, à sa philosophie sociale. Pourtant, il se présente comme l’exact contrepoint du taylorisme et de ses avatars, en déclarant prendre pleinement en compte le facteur humain. S’appuyant sur une rhétorique de la rupture, il prêche la coopération versus la division, il réclame la confiance versus le contrôle, il insiste sur l’engagement et l’initiative versus les prescriptions. « Il entend faire en sorte que les objectifs de l’entreprise moderne soient partagés par tous, afin d’augmenter la productivité et la qualité. Il prétend également répondre à une demande de participation de la part des salariés, ainsi qu’aux aspirations à l’autonomie et à la responsabilisation dans le travail »[32]. Les nouveaux dispositifs de management et les outils de gestion qui leur sont liés visent alors à tendre à une mobilisation totale des individus dont l’objectif est d’invalider une fois pour toute le modèle théorique d’opposition des classes.

La visée est bien la même, mais les outils sont nouveaux. La préoccupation managériale de considérer et traiter le facteur humain autrement est bien réelle, puisque « Hier, c’étaient les corps et les mouvements dans les usines que Frédéric Winslow Taylor et Henry Ford traquaient. Dorénavant, ce sont les valeurs des collaborateurs, leurs croyances, leur intériorité, leur personnalité qui sont convoitées »[33]. Le management moderne s’attache aujourd’hui à coloniser un nouvel espace, celui de la subjectivité des travailleurs, faisant de son âme un moyen de fabrication au même titre que la matière, l’outil ou le corps du travailleur. Il pousse les salariés à se dévoiler pour mieux les « formater », pour abolir la distance entre eux et l’entreprise, les obligeant à s’engager, à s’impliquer et à adhérer à sa culture et à ses objectifs.

Continuant sur la lancée du management participatif, il vise plus à changer les travailleurs que le travail, à moderniser leur tête plutôt que l’organisation. Pour Danièle Linhart, la responsabilisation, la participation, l’autonomie évoquées pour instituer une nouvelle culture d’entreprise masqueraient les orientations fondamentalement hégémoniques des stratégies managériales, et participeraient d’une véritable « bataille identitaire » consistant à produire « des salariés façonnés par les valeurs et les raisonnements de l’entreprise et donc libérés de l’influence négative de collectifs traditionnels et contestataires »[34]. On a bien affaire à une hégémonie renouvelée par laquelle le management éradique les antagonismes susceptibles de freiner la modernisation, en s’assurant de la loyauté des salariés et en influençant leurs manières de penser, en individualisant les travailleurs et en prescrivant leur subjectivité, en reconfigurant les collectifs de travail et en les « catéchisant »… autant de tendances visant le ralliement idéologique des salariés au nouvel ordre productif. Le régime néo-libéral de mobilisation du personnel qui en émane tire alors sa force de combinaisons inédites de principes longtemps considérés comme antinomiques : coopération/coercition, autonomie/contrôle, individualisation/communautarisation. Aussi, sans en dresser un idéal-type, on peut dégager 3 traits singuliers – traduits par 3 oxymores – qui fondent son originalité.

La coopération forcée.

L’entreprise néo-libérale marie la coercition et la coopération. « Elle se rapproche d’un régime despotique par la formidable coercition que font peser sur les salariés les marchés financiers, le chômage et/ou la précarité de masse. Mais surtout, elle semble trouver le moyen d’extorquer la coopération sans avoir à tolérer l’existence de collectifs de travail stables »[35]. Soumis aux pressions extérieures et à leurs traductions au sein de l’entreprise – la naturalisation des contraintes, la lutte des places, la menace de l’exclusion – les salariés sont dans l’obligation, de donner le meilleur d’eux-mêmes, individuellement et collectivement. En jouant simultanément sur les ressorts de la coopération, de la responsabilité, de l’autonomie, de la transparence… qui désavouent les anciennes pratiques managériales coercitives, les directions cherchent à tendre vers un régime de mobilisation fusionnel où les salariés s’identifieraient totalement à l’entreprise. Les salariés doivent alors n’obéir qu’à une seule rationalité, celle de l’entreprise. Les nouvelles formes d’organisation permettant de maintenir le flux tendu – comme le team-work[36] – relaient au niveau de l’atelier cette idéologie fusionnelle qui masque les rapports de classe.

L’autonomie contrôlée

Un autre trouvaille du modèle néo-libéral est de libérer l’organisation du travail de sa gangue taylorienne tout en approfondissant la domination des travailleurs[37]. Tirant la leçon du réductionnisme taylorien, les organisations remplacent aujourd’hui le « dressage opératoire » par une logique de l’adhésion, une convocation de tous autour des performances de l’entreprise, le développement d’une responsabilité technico-économique centrée sur l’obligation de résultat. La prescription taylorienne des opérations est supplantée par une prescription just in time de la subjectivité : « En effet, la tension qui résulte de la déprescription des opérations, conjointement à la montée de la prescription des buts, met à l’épreuve la disponibilité psychologique du sujet : c’est le résultat qui compte. Il ne faut pas calculer son engagement personnel »[38]. On valorise l’autonomie dans le travail ; on promeut l’adhésion et la participation du personnel aux réformes organisationnelles et managériales ; on met en œuvre une politique de responsabilisation des personnels – cadres et non cadres. Mais dans le même temps, on prescrit des résultats et on fixe des objectifs ; on renforce la sélection et on licencie pour adapter l’effectif à la charge ; on évalue les compétences et on note les salariés. L’autonomie est sous contrôle et les innovations gestionnaires mises en œuvre apparaissent bien souvent comme de nouvelles stratégies organisationnelles de recherche d’obéissance à l’instar de la logique de la compétence et de la logique projet[39].

La communautarisation molle.

Les deux tendances précédentes ne seraient sans doute pas viables sans la reconfiguration des collectifs de travail et leur catéchisation. « Plusieurs angles d’attaque coexistent même s’ils paraissent parfois en contradiction. En schématisant, on peut en distinguer deux. Le premier vise à diminuer l’emprise des collectifs traditionnels sur les travailleurs, c’est-à-dire des groupes informels constitués dans les ateliers sur la base d’une communauté de destins et autour de mêmes valeurs. Le second cherche surtout à transformer la culture est le mode d’être de ces collectifs, ainsi que leurs modalités de régulation de la vie collective au travail »[40]. Si l’autonomie accordée aux équipes de travail est plus importante, elle ne permet pas pour autant l’émergence de collectifs de travail stables. Les organisations par projets, les équipes autonomes imposent aux salariés une mobilité interne extrême ; elles se recomposent, au gré des priorités et des besoins ; elles doivent être aussi flexibles que les membres qui la composent. Aussi ces nouvelles manières de travailler cherchent-elles surtout à produire des individus délestés, libérés de toute appartenance à des collectifs, de toute adhésion à des valeurs définies par des communautés informelles. David Courpasson[41] interroge les conséquences de ce nouveau management sur les collectifs de travail et émet la thèse de l’avènement d’une « communautarisation molle ». Les collectifs renouvelés par le jeu de la domination libérale restent des collectifs temporaires, ils se font et se défont au gré des exigences productives ; ils ne donnent pas lieu à de nouvelles formes de solidarité et évacuent les dimensions symboliques de l’action. On a donc affaire à des communautés molles qui favorisent la coordination rationnelle entre les personnes, mais s’opposent aux effets de cohésion. Les managers peuvent ainsi s’arroger la rationalité communicationnelle des collectifs en les recomposant et retravaillant leur identité à leur convenance, empêchant du même coup la médiation que peuvent constituer les collectifs informels.

« Coopération forcée », « autonomie contrôlée », « communautarisation molle »… l’expérience du travail ne sort pas indemne de cette confrontation avec le régime libéral. La rationalisation mise en œuvre affecte profondément l’usage de soi et l’intelligence collective du travail. Elle disqualifie certains savoirs antérieurs, inhibe la critique de l’organisation capitaliste du travail, déstructure les anciens collectifs de travail... en bref, elle s’attaque au fondement même de l’expérience du travail en empêchant ce processus expérimental continu qu’est l’apprentissage des stratégies comportementales destinées à modifier les modalités de production. Face à cette situation, on pourrait avancer l’hypothèse d’un sursaut de la conscience ouvrière, tant les contraintes productives se font plus pressantes et les formes de domination plus prégnantes. Or, force est de constater que le néo-management réussit à organiser et mobiliser les forces de travail en vue d’atteindre des exigences inédites de rendement dans l’histoire du capitalisme en évitant tout rappel aux rapports de classe. La nouvelle hégémonie managériale accomplirait le vœu taylorien de pacification de l’entreprise. Aussi pour Jean-Pierre Durand[42], les conditions de l’aliénation seraient redoublées par le masquage renforcé du rapport salarial, opéré par l’octroi d’espaces d’autonomie, de satisfactions ou de contentements au travail. Le concept d’implication contrainte illustre la situation actuelle du salarié, qui ayant accepté le principe du flux tendu, mobilise, malgré lui, toutes ses facultés physiques et intellectuelles, s’engage, s’implique et adhère à la culture et aux objectifs de l’entreprise – se donnant corps et âme. Il lui permet de rendre compte de la mise en place capitaliste de cette « chaîne invisible », nouvelle forme de servitude volontaire.

La nouvelle hégémonie managériale ou comment pacifier l’entreprise ?

L’entreprise de pacification de l’entreprise n’est pas une spécificité du régime néo-libéral de mobilisation du personnel, mais ce dernier semble être sur le chemin du succès au vu de l’atonie des résistances ouvrières – comme si la conflictualité sociale se situerait désormais moins dans la sphère du travail qu’en dehors. L’entreprise fusionnelle serait-elle en passe de voir le jour grâce au management moderne ? Les principes managériaux convoqués et les nouvelles méthodes de « gestion des ressources humaines » permettraient-ils de réaménager les modalités du rapport capital/travail, rendant le modèle théorique d’opposition des classes obsolète ?

La participation et la coopération auxquelles les managers font aujourd’hui régulièrement appel n’ont pas les qualités novatrices qu’ils leur prêtent. Un détour par l’histoire des régimes de mobilisation montre que le patronat conscient des limites des pratiques managériales coercitives, cherchera à développer d’autres manières de gouverner les hommes, utilisant rapidement la corde de l’idéologie consensuelle. Face à la montée de la contestation et la progression du syndicalisme, celle-ci s’affirmera être plus efficace que la coercition. Frédéric Winslow Taylor ira jusqu’à prêcher la coopération entre patrons et ouvriers, visant non pas une participation au sens littéral du terme mais bien un esprit de dévouement. « Nous connaissons les réactions ouvrières à la rationalisation taylorienne qui désavoueront plus d’une fois cet esprit de dévouement : du sabotage pour contrer le chronométrage aux conduites professionnelles clandestines pour pallier les failles du système »[43]. L’expérience ouvrière pendant le taylorisme se construira sur cette ambivalence, un consentement paradoxal pour Danièle et Robert Linhart[44] : les salariés, tout en contribuant aux performances de l’entreprise en corrigeant les dysfonctions de l’organisation par l’intelligence pratique qu’ils ont acquise de l’activité de production, modifient les modalités de production et remettent en cause la légitimité des dirigeants.

Le taylorisme qui croyait pouvoir en finir avec l’empirisme organisationnel en s’accaparant les savoirs ouvriers n’a pas réussi à s’émanciper de l’expérience ouvrière. Bien au contraire, seule la logique ouvrière informelle pouvait rendre viable la logique économique du management. Tout en assurant le rendement du capital, le travailleur collectif affirmait sa maîtrise en matière d’organisation ; dans le même temps, il prenait peu à peu conscience de son pouvoir en constatant qu’il pouvait être le sujet actif du processus visant à modifier l’organisation du travail.

La domination du travail s’exerçait à plein à travers les prescriptions et le contrôle des temps et des mouvements sous le taylorisme qui n’avait néanmoins pas d’autres choix que de laisser se développer l’expérience ouvrière pour perdurer. Un consentement paradoxal enclin in fine à forger une conscience de classe !

Du consentement paradoxal à la servitude volontaire (?)

Les régulations autonomes des salariés seront essentielles au bon fonctionnement des organisations tayloriennes dont les régulations de contrôle s’avèreront rapidement contre-productives. Paradoxalement, c’est en renonçant aux configurations bureaucratiques de l’organisation taylorienne du travail, à ses règles prescriptives et extériorisantes, que l’entreprise capitaliste renouvellera l’hétéronomie du procès de travail. En agissant sur lesdits nouveaux ressorts innovants – l’autonomie, la coopération, la participation… – le régime contemporain de mobilisation du personnel cherche à inventer des « formes élémentaires » de la vie économique[45] productrices de conduites qui visent à penser et organiser l’expérience du travail sans rappel aux rapports de classes. Pour ce faire, ils tentent de façonner des salariés qui s’auto-organisent et s’auto-mobilisent sur des objectifs qu’ils font leurs[46].

Cette implication contrainte dans le travail qui pousse les salariés à adhérer à la rationalité de l’entreprise, à se conformer aux résultats, à agir spontanément dans une logique de flux… fonctionne pour Jean-Pierre Durand comme une servitude volontaire. Elle érige une double clôture : « 1) La première clôture, en tant que boucle sociale, vérifie le bon comportement de chacun et évite la déviance, ici dans le travail moderne face aux exigences du flux tendu : la situation de sous-emploi (avec le contrôle comportemental qu’il permet à l’arrivée dans l’entreprise ou pour la conservation de son emploi) et le travail en groupe conduisent à faire de la contrainte ou de la servitude des situations « normales ».

2) La seconde clôture est celle de soi sur soi, dans l’acceptation de sa condition et dans l’acceptation de la négation de sa liberté (ou au mieux de la limitation de son autonomie). Laquelle rejoint la thèse de l’aliénation et laisse, par essence, peu de place à l’action contestataire des intéressés. »[47].

Le management, en masquant ce rapport de domination via la substitution d’un habitus d’entreprise à un habitus de classe, rend possible cette aliénation. La critique est-elle irrémédiablement désarmée ? La servitude est-elle vraiment volontaire ou faut-il plutôt la considérer comme un ajustement pratique spontané et socialement conditionné susceptible d’être défait si la critique venait à se raviver ? L’actualisation de la conscience ouvrière est-elle encore possible ?

L’expérience du travail sous l’hégémonie managériale et la crise du mouvement ouvrier

La socialisation du travail semble plus que jamais « dressage à une domination »[48] sous l’hégémonie managériale. La négation de cette domination qui se traduit par l’adhésion spontanée des salariés aux principes de la modernisation des entreprises en dit long sur les arcanes de l’ingéniérie managériale.

Ainsi, le régime contemporain de mobilisation de la main d’œuvre – comme nous l’avons vu précédemment – retravaille les identités individuelles et collectives qui se constituent à l’occasion du travail, reconfigure les collectifs et façonne les subjectivités ouvrières… tout en masquant le projet de domination qu’il supporte. Et à mesure que les forces de travail – individuellement et collectivement – perdent toute possibilité d’obéir à leurs propres règles, toute détermination à demeurer dans leur être[49], la classe ouvrière perd en autonomie politique.

Le néo-management serait alors en passe de réussir là où le scientific management avait échoué : neutraliser les dimensions anticapitalistes du salariat. En s’attaquant à l’expérience ouvrière, il vide le travail de toute intelligence collective encline à développer des stratégies comportementales lui permettant de s’approprier les modalités de production sur laquelle peut se construire une histoire collective et se forger une conscience de classe. Sans expérience du travail, pas de classe pour soi, serions-nous tenté de conclure ; sans émancipation du travail, pas d’émancipation politique… le management qui l’a bien compris se révèle être aujourd’hui un instrument d’aliénation performant !

L'auteur est Maître de conférences en Sociologie, GREE, CNRS FRE 2684 « Emploi et politiques sociales», Université de Nancy 2

Texte présenté lors du Congrès Marx International IV : « Guerre impériale, guerre sociale », Université de Paris-X Nanterre, octobre 2004.

[1] S. Beaud, M. Pialoux, 1999, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, p. 14.

[2] R. Cornu, 1995, « Nostalgie du sociologue. La classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été », in J. Deniot et C. Dutheil (sous la direction de), Métamorphoses ouvrières, tome I, L’Harmattan.

[3] I. Oddone, 1981 (1977), Redécouvrir l’expérience ouvrière, Editions Sociales.

[4] Voir notamment L. Chauvel, octobre 2001, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n°79, p. 315-359.

[5] Voir en particulier T. Coutrot, 1998, L’entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste ? La Découverte ; et D. Courpasson, 2000, L’action contrainte, PUF.

[6] H. Mintzberg, 2003 (1989), Le management, Edition d’Organisation.

[7] J-P. Le Goff, 2000, Les illusions du management, La Découverte.

[8] K. Marx, 1985 (1867), Le capital, Livre 1, Flammarion, p. 245-246.

[9] J-P. Terrail, 1987, « les vertus de la nécessité. Sujet/objet en sociologie » in Je, sur l’individualité, Editions Sociales, p. 274.

[10] M. Stroobants, 1993, Savoir-faire et compétences au travail, Editions de l’Université de Bruxelles, p. 11.

[11] T. Coutrot, 1998, op. cit.

[12] T. Coutrot, 1998, op. cit., p. 170.

[13] L. Jacquot, 2003, L’expérience du travail à l’épreuve de la modernisation, L’Harmattan.

[14] I. Oddone, 1981, op. cit., p. 165.

[15] F. W. Taylor, 1957 (1911), La direction scientifique des entreprises, Dunod.

[16] B. Doray, 1981, Le taylorisme, une folie rationnelle ? Dunod.

[17] I. Oddone, 1981, op. cit.

[18] T. Coutrot, 1998, op. cit.

[19] Sur la notion d’industrialisme, voir l’ouvrage fondamental d’Y. Schwartz, 1988, Expérience et connaissance du travail, Messidor/Editions Sociales.

[20] Pour une présentation détaillée, voir son ouvrage : J-D. Reynaud, 1989, Les règles du jeu, Armand Colin.

[21] T. Coutrot, 1998, op. cit.

[22] A. Touraine, 1978, La voix et le regard, Editions du Seuil.

[23] A. Touraine, 1993 (1973), Production de la société, Librairie générale française, p. 137.

[24] P. Bouffartigue, 2004, « Classes et catégories sociales : quelques repères » in P. Bouffartigue (sous la direction de), Le retour des classes sociales, La Dispute.

[25] I. Oddone, 1981, op. cit.

[26] Y. Schwartz, 1988, op. cit.

[27] I. Oddone, 1981, op. cit., p. 205

[28] L. Jacquot, 2003, op. cit., p. 286.

[29] Compris au sens philosophique : passage de l’état virtuel à l’état réel.

[30] Cette section reprend pour partie un autre article : L. Jacquot, 2004, « Penser la dialectique du travail : l’action sous l’hégémonie managériale », Cahiers Lillois d’Economie et de Sociologie (à paraître).

[31] J-P. Le Goff, 2000, Les illusions du management, La Découverte.

[32] Ibidem, p. 21.

33] S. Haefliger, mai 2004, « La tentation du loft management », Le Monde Diplomatique, p. 32.

[34] D. Linhart, 1995, « Les chemins de l’hégémonie » in J. Bidet et J. Texier (sous la direction de), La crise du travail, Actuel/Marx, PUF, p. 104.

[35] T. Coutrot, 1999, Critique de l’organisation du travail, La Découverte, p. 76.

[36] Sur cette forme de travail collective, voir l’ouvrage de J-P. Durand, 2004, La chaîne invisible, Le Seuil.

[37] Voir T. Coutrot, 1998 et 1999, op. cit.

[38] Clot Y., Rochex J-Y., Schwartz Y., 1990, Les caprices du flux, Edition Matrice.

[39] Courpasson D., 2000, op. cit.

[40] D. Linhart, 1994, La modernisation des entreprises, La Découverte, p. 84.

[41] D. Courpasson, 2000, op. cit.

[42] J-P. Durand, 2004, op. cit.

[43] L. Jacquot, 2003, op. cit., p. 274.

[44] D. et R. Linhart, 1986, « La participation des travailleurs : naissance d’un consensus ? » in Décider et agir, Publication CESTA.

[45] P. Veltz, 2000, Le nouveau monde industriel, Gallimard.

[46] J-P. Durand, 2004, op. cit.

[47] Ibidem, p. 374-375.

[48] Chez A. Bihr (2001, La reproduction du capital, Pages deux, 2 tomes), il y a une triple dimension de l’expropriation capitaliste : l’exploitation, la domination et l’aliénation. Alors que pour lui, le travail de dissimulation et de transfiguration de la vérité objective de l’exploitation (le masquage de l’arbitraire politique) relève du principe capitaliste de la domination, il est chez A.Touraine partie intégrante de la définition du concept d’aliénation.

[49] Définition de l’autonomie de P. Rolle, 1971, Introduction à la sociologie du travail, Larousse.

Voir ci-dessus