Une loi contre les discriminations
Par Albert Martens le Samedi, 17 Juillet 2004 PDF Imprimer Envoyer

Albert Martens, professeur de sociologie du travail à la KUL aujourd’hui retraité, soutient l’établissement de mesures contraignantes contre les discriminations racistes au travail. La gauche relaie ses arguments.

Les patrons appliquent des discriminations à l'embauche. Mais, d'autre part, ils souhaitent une nouvelle immigration pour contrer des potentielles carences de travailleurs. N'est-ce pas contradictoire ?

Albert Martens: Sur base de nos résultats de recherche, nous constatons que le traitement inégal de certains groupes sur le marché du travail est plus important que nous l'imaginions. Certaines catégories sont systématiquement refusées, même s'il s'agit de personnes parfaitement compétentes pour le travail attendu. Même les personnes qui ont acquis la nationalité belge sont écartées sous n'importe quel prétexte: les clients ne vont pas apprécier, les patients seront dérangés… Les plus qualifiés doivent accepter un travail sous-qualifié et les non qualifiés sont carrément exclus. Ils sont enfermés dans un chômage de longue durée, dépriment ou se révoltent.

Les patrons qui soutiennent qu'il faut attirer des travailleurs de l'Europe centrale ou orientale mentent. Il y a assez de travailleurs disponibles ici. Des travailleurs hautement qualifiés. Mais, parce qu'ils sont d'origine marocaine, turque ou africaine, ils ne sont pas embauchés. En tant que ministre de travail, je dirais: "Patrons, les travailleurs sont disponibles, il faut les embaucher. Une nouvelle immigration n'est pas nécessaire!"

Dans la période 1999-2003, des centaines de mesures de relance de l'emploi ont été entreprises. Mais elles n'ont donné du travail qu'à 860 allochtones… Quelles mesures faudrait-il prendre?

A.M.: Les mesures prises ces dix dernières années auraient pu être efficaces. Mais je constate qu'elles ne l'ont pas été. L'écart devient toujours plus grand. Il faudra donc trouver autre chose. Il y a eu le même débat sur le harcèlement sexuel au travail. Durant des années, les syndicats et les patrons en ont discuté sans trouver de solution. Jusqu'à ce que Miet Smet, ministre du travail, élabore une loi. Le harcèlement sexuel n'est pas résolu, mais le problème est au moins reconnu. Les victimes ont maintenant une possibilité de recours juridique pour se défendre et des sanctions peuvent être prises.

En ce qui concerne les discriminations racistes, les partenaires sociaux essaient à nouveaux de résoudre le problème avec de la bonne volonté. Mais une mesure efficace est une mesure contraignante pour les patrons. En 1997, nous avons publié un rapport sur les agences d'interim et leur fédération, Federgon. Un accord interprofessionel de non-discrimination avait été conclu. Cet accord n'a jamais été suivi ou vérifié sur le terrain.

Au Pays-Bas, après un détournement de train par des Moluquois, de milliers d'emplois ont été créés et une loi a été adoptée. Il a donc fallu créer une loi. Aujourd'hui, on constate que le taux de chômage des Moluquois, Marocains et Turcs ne dépasse pas le taux de chômage des Hollandais autochtones. Au Canada, on a voté le Employment Equity Act. Même aux Etats-Unis des mesures similaires ont été prises. En Belgique, si le taux de chômage des Marocains et des Turcs est de 5% plus élevé que chez les Belges autochtones, il faut prendre des mesures contraignantes. On ne peut pas continuer à nier le problème. Si demain des émeutes éclatent à Bruxelles, ce sera partiellement dû au fait que les gens sont découragés. Pourquoi les deuxième et troisième générations feraient des efforts pour s'appliquer à l'école en sachant qu'ils n'auront pas de boulot ?

Qui défend les mesures que vous proposez et comment faire en sorte qu'elles soient respectées ?

A.M.: En fait, les mesures proposées ne vont pas très loin. On établirait une analyse sérieuse du marché du travail au niveau régional et local pour avoir une idée de la sa composition ethnique. Ensuite, les entreprises dresseraient un portrait de la composition ethnique de leur personnel. Je suis certain que moins de 5% accepterait de s'identifier à une catégorie si on leur demandait de se définir comme Marocain ou comme Belge d'origine marocaine ou africaine par exemple. Ensuite, on comparerait la composition du personnel avec celle du marché du travail dans la région. Ce serait un indicateur pour déceler les discriminations. Une fois les discriminations repérées, il faut les corriger. Dans des secteurs comme l'horeca ou le déménagement, il n'y aura probablement pas trop de discriminations, mais dans les banques, les sociétés d'assurances, la chimie ou les chemins de fer, l'écart entre la composition ethnique du personnel et celle de la population de la région sera sûrement flagrant. Le gouvernement pourrait alors exiger un plan annuel pour vérifier la diminution des discriminations. Dans le cas des restructurations, le patron devrait prouver qu'il n'a pas commencé par licencié tous les allochtones. Est-ce une mesure contraignante? C'est une façon de faire. Personne veut des quotas, mais je veux avoir des données objectives pour repérer les entreprises aux mains sales.

Chez Volkswagen à Forest par exemple, tout le monde sait depuis longtemps qu'il y a à peine quelques travailleurs immigrés. Comment changer cela ?

A.M.: Ce n'est évidemment pas facile à réaliser. Mais il faut une volonté politique. A Cockerill-Liège, par exemple, il existe un système de soustraitance jusqu'au septième degré! L'entreprise engage un soustraitant qui soustraite à… et ainsi de suite. Au septième degré, les travailleurs ne sont pas qualifiés pour la sidérurgie. Il s'agit souvent de Polonais ou de Roumains qui ne connaissent pas les risques d'explosion. Les syndicats devraient prendre aussi en compte les conditions de travail de ces travailleurs en sous-traitance.

Beaucoup ont fait des efforts considérables pour devenir Belge. Nous leur avions dit qu'ils n'auraient le droit de vote pour les communales que s'ils devenaient belge et que, une fois belge, il n'y aurait plus de discriminations. Mais nous avons pu prouver que c'est faux! Si tu es devenu belge, même si tu as changé ton nom, tu restes considéré comme un Marocain ou un Congolais. Point à la ligne.

Beaucoup pensent que l'incitation à l'embauche des allochtones diminue les emplois pour les autochtones. Ne faut-il pas stimuler la création d'emploi à travers des investissements publics ?

A.M.: Vu les directives libérales européennes, genre Bolkestein, les gouvernements doivent faire attention. La construction européenne en cours rend de plus en plus difficile la maitrise de la politique d'emploi. On pourrait introduire une sorte de "contract compliance" comme au Canada et aux Etats-Unis. Là, les entreprises qui travaillent pour le gouvernement doivent appliquer à la lettre la législation sur la non-discrimination. Au Canada, ça va très loin; des entreprises européennes qui travaillent pour le gouvernement canadien sont obligées de transmettre les données des personnes embauchées ou licenciées, les salaires, etc. pour toute une série de catégories: femmes, handicapés, minorités et Indiens, ce qu'ils appellent là-bas "autochtones". L'Etat est en mesure de l'obliger! Les entreprises qui ne respectent pas cette règle ne sont pas sélectionnées. Il ne faut pas exagérer l'impact non plus, parce que seulement 6% des entreprises travaillent avec le gouvernement.

Il fut un temps où les patrons étaient contre l'embauche de femmes parce qu'il fallait modifier les installations sanitaires; c'était "trop cher". Transformer les toilettes était pour certains patrons hors de prix !… jusqu'à ce que des toilettes séparées soient rendues obligatoires par la loi, même si l'entreprise compte 100% d'hommes ou 100% de femmes. C'est simplement une question de volonté politique!

Je peux facilement énumérer quelques dizaines de mesures pour diminuer les discriminations dans les entreprises. Mais il faut le pouvoir pour les obliger. Les propositions existent. Et le matériel statistique pour faire le suivi aussi.

Voir ci-dessus