Les questions d'Octobre
Par Par Daniel Bensaïd le Vendredi, 04 Mai 2007 PDF Imprimer Envoyer

Avant même d'entrer dans la masse des nouveaux documents accessibles du fait de l'ouverture des archives soviétiques (qui permettront sans aucun doute de nouveaux éclairages et un renouvellement des controverses), la discussion vient buter sur le prêt-à-penser de l'idéologie dominante, dont le récent hommage nécrologique et consensuel à François Furet illustre bien l'emprise. En ces temps de contre-réforme et de réaction, rien d'étonnant à ce que les noms de Lénine et de Trotsky deviennent aussi imprononçables que le furent ceux de Robespierre ou de Saint-Just sous la Restauration. Pour commencer à déblayer le terrain, il convient donc de reprendre trois idées assez largement reçues aujourd'hui:

1.En fait de révolution, Octobre serait plutôt le nom emblématique d'un complot ou d'un coup d'État minoritaire imposant d'emblée, par en haut, sa conception autoritaire de l'organisation sociale au bénéfice d'une nouvelle élite.

2.Tout le développement de la révolution russe et de ses mésaventures totalitaires serait inscrit en germe, par une sorte de péché originel, dans l'idée (ou la "passion" selon Furet) révolutionnaire: l'histoire se réduirait alors à la généalogie et à l'accomplissement de cette idée perverse, au mépris des grandes convulsions réelles, des événements colossaux et de l'issue incertaine de la lutte.

3.Enfin, la Révolution russe aurait été condamnée à la monstruosité pour être née d'un accouchement "prématuré" de l'histoire, d'une tentative d'en forcer le cours et le rythme, alors que les "conditions objectives" d'un dépassement du capitalisme n'étaient pas réunies: au lieu d'avoir la sagesse "d'autolimiter" leur projet, les dirigeants bolcheviks auraient été les agents actifs de ce contretemps.

I. Révolution ou coup d'État?

La Révolution russe n'est pas le résultat d'une conspiration mais l'explosion, dans le contexte de la guerre, des contradictions accumulées par le conservatisme autocratique du régime tsariste. La Russie, au début du siècle, est une société bloquée, un cas exemplaire de "développement inégal et combiné", un pays à la fois dominé et dépendant, alliant les traits féodaux d'une campagne où le servage est officiellement aboli depuis moins d'un demi-siècle et les traits du capitalisme industriel urbain le plus concentré. Grande puissance, elle est subordonnée technologiquement et financièrement (l'emprunt).

Le cahier de doléances présenté par le pope Gapone lors de la révolution de 1905 est un véritable registre de la misère qui règne au pays des tsars. Les tentatives de réformes sont vites bloquées par le conservatisme de l'oligarchie, l'entêtement du despote et l'inconsistance d'une bourgeoisie déjà talonnée par le mouvement ouvrier naissant. Les tâches de la révolution démocratique reviennent ainsi à une sorte de tiers-état dans lequel, à la différence de la Révolution française, le prolétariat moderne, bien que minoritaire, constitue déjà l'aile marchante dynamique. C'est en tout cela que la "sainte Russie" peut représenter "le maillon faible" de la chaîne impérialiste. L'épreuve de la guerre met le feu à cette poudrière.

Le développement du processus révolutionnaire, entre février et octobre 1917, illustre bien qu'il ne s'agit pas d'une conspiration minoritaire d'agitateurs professionnels, mais de l'assimilation accélérée d'une expérience politique à échelle de masse, d'une métamorphose des consciences, d'un déplacement constant des rapports de forces.

Dans sa magistrale Histoire de la Révolution russe, Trotsky analyse minutieusement cette radicalisation, d'élection syndicale en élection syndicale, d'élection municipale en élection municipale, chez les ouvriers, les soldats et les paysans. Alors que les bolcheviks ne représentaient que 13% des délégués au congrès des Soviets de juin, les choses changent rapidement après les journées de juillet et la tentative de putsch de Kornilov: ils représentent entre 45% et 60% en octobre.

Loin d'être un coup de main réussi par surprise, l'insurrection représente donc l'aboutissement et le dénouement provisoire d'une épreuve de force qui a mûri tout au long de l'année, au cours de laquelle l'état d'esprit des masses plébéiennes s'est toujours trouvé à gauche des partis et de leurs états-majors, non seulement ceux des socialistes-révolutionnaires, mais ceux même du parti bolchevik ou d'une partie de sa direction (jusque y compris sur la décision de l'insurrection).

C'est d'ailleurs ce qui explique que l'insurrection d'octobre, comparativement aux violences que nous avons connues depuis, ait été dérisoirement peu violente et peu coûteuse en vie humaines, pour peu que l'on prenne soin de distinguer les victimes d'Octobre proprement dit (de part et d'autre) et celles de la Guerre civile à partir de 1918, soutenue par les puissances étrangères, dont la France et la Grande-Bretagne au premier rang.

Si l'on entend par révolution un élan de transformation venu d'en bas, des aspirations profondes du peuple, et non point l'accomplissement de quelque plan militaire imaginé par une élite éclairée, nul doute que la Révolution russe en fut une, au plein sens du terme. Il suffit de compulser les mesures législatives prises dans les premiers mois de la première année par le nouveau régime pour comprendre qu'ils signifient un bouleversement radical des rapports de propriété et de pouvoir, parfois plus vite que prévu, et voulu, parfois au-delà même du souhaitable, sous la pression des circonstances.

De nombreux livres témoignent de cette cassure dans l'ordre du monde (cf. les "Dix jours qui ébranlèrent le monde" de John Reed, réédition Seuil 1996) et de son retentissement international immédiat ( cf. "La Révolution d'Octobre et le mouvement ouvrier européen ", collectif, EDI 1967). Marc Ferro souligne (notamment dans « La Révolution de 1917", Albin Michel 1997, et "Naissance et effondrement du régime communiste en Russie", Livre de Poche 1997), qu'il n'y eut sur le moment pas grand monde pour regretter le régime du Tsar et pour en pleurer le dernier despote. il insiste au contraire sur le renversement du monde si caractéristique d'une authentique révolution, jusque dans les détails de la vie quotidienne: à Odessa, les étudiants dictent aux professeurs un nouveau programme d'histoire, à Pétrograd, des travailleurs obligent leurs patrons à apprendre "le nouveau droit ouvrier", à l'armée, des soldats invitent l'aumônier à leur réunion 'pour donner un sens nouveau à sa vie. Dans certaines écoles. les petits revendiquent le droit à l'apprentissage de la boxe pour se faire entendre et respecter des grands...

Cet élan révolutionnaire initial se fait encore sentir au long des années '20, malgré les pénuries et l'arriération culturelle, des tentatives pionnières sur le front de la transformation du mode de vie: réformes scolaires et pédagogiques, législation familiale, utopies urbaines, invention graphique et cinématographique. C'est encore lui qui permet d'expliquer les contradictions et les ambiguïtés de la grande transformation opérée dans la douleur pendant l'entre-deux guerre, où se mêlent encore la terreur et la répression bureaucratique et l'énergie de l'espérance révolutionnaire. Jamais aucun pays du monde n'aura connu de métamorphose aussi brutale, sous le knout d'une bureaucratie pharaonique.

II. Volonté de puissance ou contre-révolution bureaucratique

Le sort de la première révolution socialiste, le triomphe du stalinisme, les crimes de la bureaucratie totalitaire constituent sans aucun doute 1'un des fait majeurs du siècle. Les clefs de son interprétation en ont d'autant plus d'importance. Pour certains, le principe du mal résiderait dans le mauvais fond de la nature humaine, l'irrépressible volonté de puissance qui peut se manifester sous différents masques, y compris celui de la prétention à faire le bonheur des peuples malgré eux, de leur imposer les schémas préconçus d'une cité parfaite.

Il nous importe au contraire de saisir dans l'organisation sociale, dans les forces qui s'y constituent et s'y opposent, les racines et les ressorts profonds de ce qu'on a parfois appelé le "phénomène stalinien". Le stalinisme, dans des circonstances historiques concrètes, renvoie à la tendance plus générale à la bureaucratisation à l'oeuvre dans toutes les sociétés modernes. Elle est nourrie fondamentalement par l'essor de la division sociale du travail (entre travail manuel et intellectuel notamment), et par "les dangers professionnels du pouvoir" qui lui sont inhérents.

En Union Soviétique, cette dynamique a été d'autant plus forte et rapide que la bureaucratisation s'est produite sur un fond de destruction, de pénurie, d'archaïsme culturel, en l'absence de traditions démocratiques. Dès l'origine, la base sociale de la révolution était à la fois large et étroite. Large dans la mesure où elle reposait sur l'alliance entre les ouvriers et les paysans qui constituaient l'écrasante majorité sociale. Étroite dans le mesure où sa composante ouvrière, minoritaire, fut vite laminée par les dégâts de la guerre et les pertes de la Guerre civile. Les soldats, dont les soviets jouèrent en 1917 un rôle essentiel, étaient pour l'essentiel des paysans mûs par l'idée de la paix et du retour au foyer.

Dans ces conditions, le phénomène de la pyramide renversée fut très tôt évident. Ce n'est plus la base qui portait et poussait le sommet, mais la volonté du sommet qui s'efforçait d'entraîner la base. D'où la mécanique de la substitution: le parti se substitue au peuple, la bureaucratie au parti, l'homme providentiel à l'ensemble. Mais cette construction ne s'impose pas par la formation d'une nouvelle bureaucratie, fruit de l'héritage de l'ancien régime et de la promotion sociale accélérée de nouveaux dirigeants. Symboliquement, dans les effectifs du parti après le recrutement massif de la "promotion Lénine", les quelques milliers de militants de la révolution d'Octobre ne pèseront pas lourd par rapport aux centaines de milliers de nouveaux bolcheviks, parmi lesquels les carriéristes venus au secours de la victoire et les éléments recyclés de la vieille administration.

Le Testament de Lénine témoigne, à son agonie, de cette conscience pathétique du problème. Alors que la révolution est affaire de peuples et de multitudes, Lénine mourant en est, pour imaginer les lendemains, à soupeser les vices et les vertus d'une poignée de dirigeants dont presque tout paraît désormais dépendre. Si les facteurs sociaux et les circonstances historiques jouent un rôle déterminant dans la montée en puissance de la bureaucratie stalinienne, cela ne signifie pas que les idées et les théories n'aient aucune responsabilité dans son avènement. Il ne fait en particulier aucun doute que la confusion entretenue, dès la prise du pouvoir, entre l'État, le parti et la classe ouvrière, au nom du dépérissement rapide de l'État et de la disparition des contradictions au sein du peuple, favorise considérablement l'étatisation de la société et non pas la socialisation des fonctions étatiques.

L'apprentissage de la démocratie est une affaire longue, difficile, qui ne va pas au même rythme que les décrets de réforme économique. Il prend du temps, de l'énergie. La solution de facilité consiste alors à subordonner les organes de pouvoir populaire, conseils et soviets, à un tuteur éclairé: le parti. Pratiquement, elle consiste aussi à remplacer le principe de l'élection et du contrôle des responsables par leur nomination à l'initiative du parti, dès 1918 dans certains cas. Cette logique aboutit enfin à la suppression du pluralisme politique et des libertés d'opinion nécessaires à la vie démocratique, ainsi qu'à la subordination systématique du droit à la force.

L'engrenage est d'autant plus implacable que la bureaucratisation ne procède pas seulement ou principalement d'une manipulation d'en haut. Elle répond aussi parfois à une sorte de demande d'en bas, à un besoin d'ordre et de tranquillité nés des lassitudes de la guerre et de la Guerre civile, des privations et de l'usure, que les controverses démocratiques, l'agitation politique, la demande constante de responsabilité dérangent. Marc Ferro a fort pertinemment souligné dans ses livres cette terrible dialectique. Il rappelle ainsi qu'existaient bel et bien "deux foyers démocratique-autoritaire à la base, centraliste-autoritaire au sommet", au début de la révolution, alors "qu'il n'y en a plus qu'un en 1939". Mais pour lui, la question est pratiquement réglée au bout de quelques mois, dès 1918 ou 1919, avec le dépérissement ou la mise au pas des comités de quartiers et d'usine (cf. Marc Ferro, "Les Soviets en Russie", collection Archives). Suivant une approche analogue, le philosophe Lacoue-Labarthe est encore plus explicite en déclarant le bolchevisme "contre-révolutionnaire à partir de 1920-1921" (soit dès avant Kronstadt).

L'affaire est de toute première importance. Il n'est pas question d'opposer point par point, de manière manichéenne, une légende du "léninisme sous Lénine" au léninisme sous Staline, les années '20 lumineuses aux sombres années '30, comme si rien n'avait encore commencé à pourrir au pays des Soviets. Bien sûr, la bureaucratisation est presque immédiatement à l'oeuvre, bien sûr l'activité policière de la Tchéka a sa logique propre, bien sûr le bagne politique des îles Solovki est ouvert après la fin de la guerre civile, le pluralité des partis est supprimée de fait, la liberté d'expression limitée, les droits démocratiques dans le parti bolchévique même sont restreints dès le Xè Congrès de 1921.

Le processus de ce que nous appelons la contre-r évolution bureaucratique n'est pas un événement simple, datable, symétrique de l'insurrection d'Octobre. il ne s'est pas fait en un jour. Il est passé par des choix, des affrontements, des événements. Les acteurs eux-mêmes n'ont cessé de débattre sur sa périodisation, non par goût de la précision historique, mais pour tenter d'en déduire des tâches politiques. Des témoins comme Rosmer, Eastman, Souvarine, Istrati, Benjamin, Zanatine et Boulgakov (dans ses lettres à Staline), la poésie de Maïakovski, les tourments de Mandelstam ou de Tsvétaïeva, les carnets de Babel, etc. peuvent contribuer à éclairer les multiples facettes du phénomène, son développement, sa progression.

Il n'en demeure pas moins un contraste, une discontinuité irréductible, dans la politique intérieure comme dans la politique internationale, entre le début des années '20 et les terribles années '30. Nous ne contestons pas que les tendances autoritaires aient commencé à prendre le dessus bien avant, qu'obsédés par « l'ennemi principal " (bien réel au demeurant) de l'agression impérialiste et de la restauration capitaliste les dirigeants bolcheviks aient commencé par ignorer ou sous-estimer "l'ennemi secondaire", la bureaucratie qui les minait de l'intérieur et finit par les dévorer.

Ce scénario était inédit à l'époque, difficile à imaginer. Il fallut du temps pour le comprendre et l'interpréter, pour en tirer les conséquences. Ainsi, si Lénine a sans doute mieux compris le signal d'alarme qu'à signifié la crise de Kronstadt, au point d'impulser une profonde réorientation politique, ce n'est que bien plus tard, dans la « Révolution trahie", que Trotsky parviendra à fonder en principe le pluralisme politique sur l'hétérogénéité du prolétariat lui-même, y compris après la prise du pouvoir.

La plupart des grands témoignages et des études sur l'Union Soviétique ou sur le parti bolchevik lui-même ne permettent pas d'ignorer l'étroite dialectique de la rupture et de la continuité, le grand tournant des années '30. La rupture l'emporte de loin, attestée par des millions et des millions de morts de faim, de déportés, de victimes des procès et des purges. S'il a fallut un tel déchaînement de violence pour parvenir au "congrès des vainqueurs" de 1934 et la consolidation du pouvoir bureaucratique, c'est que l'héritage révolutionnaire devait être tenace et qu'il ne fut pas facile d'en venir à bout.

C'est ce que nous appelons une contre-révolution, autrement massive, autrement visible, autrement déchirante que les mesures autoritaires, si inquiétantes soient-elles, prises dans le feu de la guerre civile. Cette contre-révolution fait également sentir ses effets dans tout les domaines, tant celui de la politique économique (collectivisation forcée et développement à grande échelle du Goulag), de politique internationale (en Chine, en Allemagne, en Espagne), de la politique culturelle même ou de la vie quotidienne, avec ce que Trotsky a appelé le "Thermidor au foyer".

III. Révolution prématurée

Depuis la chute de l'Union soviétique, une thèse a repris vigueur parmi les défenseurs du marxisme, notamment dans les pays anglo-saxons: celle selon laquelle la révolution aurait été d'emblée une aventure condamnée parce que prématurée. En réalité, cette thèse trouve son origine très tôt, dans le discours des mencheviks russes eux-même, et dans les analyses de Kautsky, dès 1921: bien du sang, des larmes et des ruines, écrit-il alors, auraient été épargnés "si les bolcheviks avaient possédés le sens menchevik de l'auto-limitation à ce qui est accessible, en quoi se révèle le maître".

La formule est étonnamment révélatrice. Voici quelqu'un qui polémique contre l'idée d'un parti d'avant-garde, mais imagine en échange un parti-maître, éducateur et pédagogue, capable de régler à la sa guise la marche et le rythme de l'histoire. Comme si les luttes et les révolutions n'avaient pas aussi leur logique propre. A vouloir les auto-limiter lorsqu'elles se présentent, on a tôt fait de passer du côté de l'ordre établi. il ne s'agit plus alors "d'auto-limiter" les objectifs du parti, mais de limiter tout court les aspirations des masses. En ce sens, les Ebert et les Noske, en assassinant Rosa Luxemburg et en écrasant les soviets de Bavière se sont illustrés comme des virtuoses de "l'auto-limitation ".

En vérité, le raisonnement conduit inéluctablement à l'idée d'une histoire bien ordonnée, réglée, comme une horloge, où tout vient à son heure, juste à temps. Il retombe dans les platitudes d'un strict déterminisme historique si souvent reproché aux marxistes où l'état de l'infrastructure détermine étroitement la superstructure correspondante. Il élimine tout simplement le fait que l'histoire, qui n'a pas la force d'un destin, est trouée d'événements qui ouvrent un éventail de possibilités, non toutes certes. Mais bien un horizon déterminé de possibilités.

Ses propres acteurs ont pensé la Révolution russe non comme une aventure solitaire, mais comme le premier élément d'une révolution européenne et mondiale. Les échecs de la révolution allemande ou de la guerre ci vile espagnole, les développements de la révolution chinoise, la victoire du fascisme en Italie et en Allemagne n'étaient écrits d'avance. Parler en ce cas de révolution prématurée revient à énoncer un jugement de tribunal historique au lieu de se placer du point de vue de la logique interne du conflit et des politiques qui s'y affrontent. De ce point de vue, les défaites ne sont pas des preuves d'erreur ou de tort, pas plus que les victoires ne sont preuve de vérité. Car il n'y a pas de jugement dernier. Ce qui importe, c'est qu'ait été tracée pas à pas, à l'occasion de chaque grand choix, de chaque grande bifurcation (la NEP, la collectivisation forcée, le Pacte germano-soviétique, la guerre civile espagnole, la victoire du nazisme) la piste d'une autre politique possible. C'est ce qui préserve l'intelligibilité du passé et permet d'en tirer des leçons pour l'avenir.

Il y aurait bien d'autres aspects à discuter à l'occasion de cet anniversaire. Nous nous sommes contentés de "trois questions d'Octobre" aujourd'hui cruciales dans le débat. Mais le chapitre des "leçons d'Octobre" d'un point de vue stratégique (crise révolutionnaire, dualité de pouvoir, rapports entre partis, masses et institutions, questions de l'économie de transition), de leur actualité et de leurs limites est évidemment tout aussi décisif. Il importerait aussi, contre la diabolisation qui tend à imputer à la révolution toutes les misères du siècle, de préciser que l'Union soviétique est certainement le pays qui, en une trentaine d'années a connu le plus de morts violentes concentrées sur un territoire limité, mais qu'on ne peut pas imputer pêle-mêle à la révolution, parmi ces dizaines de millions de morts ceux de la Première guerre mondiale, de l'intervention étrangère, de la guerre civile, ou de la Deuxième guerre mondiale. De même qu'il était, lors du bicentenaire de la Révolution française, impossible d"imputer à la Révolution les souffrances causées par l'intervention des monarchies ou celles des guerres napoléoniennes.

Peut être, en ces temps de restauration, convient-il pour terminer de rappeler ces superbes lignes célèbres de Kant, écrites en 1795, en pleine réaction thermidorienne: "Un tel phénomène dans l'histoire de l'humanité ne s'oublie plus, parce qu'il a révélé dans la nature humaine une disposition, une faculté de progresser telle qu'une politique n'aurait pu, à force de subtilité, la dégager du cours antérieur des événements (..). Cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l'humanité et d'une influence trop vaste sur toutes les parties du monde pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples, à l'occasion de circonstances favorables et rappelé lors de la reprise de nouvelles tentatives de ce genre." Rien ne peut faire que ce qui, en 10 jours, a ébranlé le monde, soit à jamais effacé.

Daniel Bensaïd, enseignant à Paris VIII, membre de la direction de la IVe Internationale, auteur, entre autres, de « La discordance des temps " (éd. La Passion 1994); "Marx l'Intempestif" (Fayard, 1995) et "Le pari mélancolique" (Fayard 1998).

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