Crise en Bolivie : Mobilisations sociales pour la nationalisation des hydrocarbures et démission du président
Par Walter Chávez le Jeudi, 09 Juin 2005 PDF Imprimer Envoyer

Acculé par plus de deux semaines d’intenses mobilisations sociales pour la nationalisation des hydrocarbures, le président bolivien Carlos Mesa a donné sa démission ce lundi 6 juin 2005. Il est le second président bolivien à être poussé à la démission par le conflit sur la propriété et l’exploitation des hydrocarbures. En octobre 2003, son prédécesseur, Sanchez de Lozada, avait pris la fuite lors de la fameuse Guerre du gaz.

Depuis le lundi 23 mai, des milliers de paysans, de mineurs, d’enseignants du milieu rural et d’habitants de la ville de El Alto [1] ont réalisé une série de mobilisations pour exiger du président Carlos Mesa la nationalisation des hydrocarbures.

Cette mobilisation populaire fait à nouveau remonter la tension sur la scène politique bolivienne qui se débat dans une profonde crise depuis octobre 2003, quand Gonzalo Sanchez de Lozada, qui prétendait exporter le gaz naturel bolivien au Mexique et aux Etats-Unis, fut renversé [2]. Depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, les mouvements sociaux boliviens ont commencé à utiliser une série de moyens de pression pour arriver à ce que le nouveau président, Carlos Mesa, et le Congrès approuvent une nouvelle loi des hydrocarbures de type national(-iste) [3].

Un peu d’histoire

Depuis la fondation de la République (1825) jusqu’à aujourd’hui, la Bolivie s’est articulée au marché extérieur, essentiellement comme pays exportateur de matières premières. Selon l’économiste Carlos Villegas, « ce processus primaire exportateur - avec des prix fixés par les fluctuations du marché mondial - a construit un cercle pervers, qui ne pose pas de bases solides pour la création d’emplois et de revenus pour la majorité de la population et, par conséquent, pour la réduction de la pauvreté ». C’est ainsi que sont nés et sont morts les cycles d’exploitation du caoutchouc, de l’argent et de l’étain, jusqu’à arriver à l’essor du gaz, « la dernière richesse naturelle de la Bolivie, sa dernière opportunité », comme les analystes le considèrent aujourd’hui.

Jusqu’en 1997, la Bolivie disposait de réserves d’hydrocarbures suffisantes pour approvisionner son marché intérieur et pour exporter en petites quantités. Yacimientos Petrolíferos Fiscales de Bolivia (YPFB) - fondée en 1936 - était l’entité chargée d’exploiter et de commercialiser cette ressource. Un bon pourcentage des profits de cet organisme public revenait à l’Etat central pour financer principalement les dépenses courantes des divers gouvernements. On calcule que seulement entre 1985 et 1996 (année de la privatisation du secteur), YPFB remit au Trésor national de la République un total de 3,812 milliards de dollars. Le secteur des hydrocarbures était la « caisse à tout faire » de l’Etat mais en contrepartie de ne pas se perfectionner au niveau technologique et de ne s’occuper que d’activités purement extractives, sans investir dans de nouvelles explorations. Cette situation fut très bien mise à profit par le premier gouvernement du néo-libéral Gonzalo Sanchez de Lozada (1993-1997), qui mena une forte campagne pour démontrer la non viabilité de l’entreprise publique et la nécessité de remettre le secteur entre des mains privées. En réalité, il ne s’agissait pas seulement des hydrocarbures, car Sanchez de Lozada privatisa quasi toutes les entreprises publiques importantes : les chemins de fer, les services d’eau et d’électricité, le téléphone, la compagnie aérienne nationale et les hydrocarbures, évidemment.

Pour ce faire, une série de réformes juridiques et fiscales fut nécessaire, afin de rendre les entreprises nationales « attractives » pour les investisseurs étrangers. C’est ainsi que fut promulgué un ensemble de lois qui assouplirent tout l’appareil juridique national (la Constitution n’admet pas que des entreprises privées détiennent la propriété des ressources naturelles du pays). La loi de capitalisation - qui fut la loi de privatisation spécifique - et la loi des hydrocarbures, entre autres, furent clés. Le contexte favorable aux investissements étrangers avait déjà commencé avec la loi sur les investissements, promulguée par le gouvernement de Jaime Paz (1989-1993) qui établissait une homologation tributaire pour les entreprises nationales et étrangères, la libre circulation des capitaux et la liberté de faire des envois d’argent vers l’extérieur du pays.

A partir de 1996, environ une demi-douzaine d’entreprises transnationales arrivèrent en Bolivie et d’autres qui y opéraient déjà consolidèrent leurs positions. Les plus importantes sont BG (British Gas) Bolivia, Chaco SA (constituée par l’entreprise hollandaise Amoco Netherlands Petroluem Company), Pluspetrol (entreprise argentine qui opère depuis 1990), Total Exploration Production Bolivie (Total EPB, filiale de la française Total Final Elf), Petrobras (Brésil), Pecom Energia SA (Argentine), Repsol YPF (espagnole, avec trois filiales : Andina S.A., Maxus Bolivia et Repsol Gas) ; Shell et Transredes (consortium constitué par Petrobras, Shell et Enron pour le transport du gaz au Brésil). Entre 1996 et 2002, ces entreprises investirent dans le secteur des hydrocarbures un montant total de 2,5 milliards de dollars.

La radicalisation du mouvement social

En 1997, des réserves de gaz naturel, redessinant la carte énergétique de la région et plaçant la Bolivie au rang d’une puissance gazière en Amérique du Sud, furent découvertes. Des 151,9 trillions de pieds cubiques (TCF) qui existent dans la région, 36% sont boliviens, 24,2% argentins, 13,2% vénézuéliens, 8,5% péruviens et 17,2% de Trinidad et Tobago.

Les luttes des mouvements sociaux, précisément, exigeaient que l’Etat bolivien prenne le contrôle de cette énorme richesse gazière. Et jusqu’à aujourd’hui plusieurs pas importants dans cette direction ont été faits. Le 18 juillet 2004, un référendum fut organisé dans lequel plus de 70% de Boliviens se prononcèrent en faveur de la récupération de la propriété des hydrocarbures. Cependant, au cours de l’élaboration de la nouvelle loi des hydrocarbures, qui fut approuvée finalement en mai 2005, les partis traditionnels (MNR, MIR, ADN) qui administrèrent le pays à l’époque de l’imposition du modèle néo-libéral et qui aujourd’hui représentent la majorité au Congrès, imposèrent une norme qui si elle augmente les impôts et les royalties jusqu’à 50%, ne récupère pas substantiellement la propriété des hydrocarbures. Cette situation a provoqué une réaction immédiate des mouvements sociaux qui se mobilisent aujourd’hui sur la base d’une consigne plus radicale : la nationalisation pure et simple des hydrocarbures.

Forces et faiblesses du mouvement social

Selon l’analyste Alvaro Garcia Linera, spécialiste des mouvements indigènes, « jamais comme aujourd’hui il y eut une disponibilité sociale aussi importante pour réussir à ce que les secteurs subalternes imposent aux élites et à l’Etat des changements transcendantaux dans la structure du pouvoir et évidemment sur le thème des ressources naturelles. Mais il faut reconnaître aussi l’extrême faiblesse des leaderships qui mènent et orientent le mouvement social ».

Autrement dit, le mouvement social s’est renforcé énormément depuis l’an 2000, mais il manque de directions cohérentes et solides, capables de lui donner une orientation politique sérieuse. La nationalisation des hydrocarbures n’est encore qu’une consigne, sans un projet technique qui en démontre la viabilité. C’est précisément cette situation qui donne lieu à une intense campagne de discrédit montée par les partis traditionnels, liés au néolibéralisme, et par les médias conservateurs (dont le groupe espagnol Prisa, propriétaire d’un réseau de télévision et de deux quotidiens importants).

Les mouvements sociaux mobilisés aujourd’hui qui exigent la nationalisation des hydrocarbures et une assemblée constituante immédiate sont les suivants : le Mouvement au socialisme (MAS) qui est aussi le principal parti de Bolivie, fondé en 1997 par des paysans cocaleros de la Vallée de Cochabamba-, la Centrale ouvrière bolivienne (COB), la centrale syndicale de travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), le Conseil national des ayllus et Margas (CONAMAQ) , les centrales syndicales des peuples indigènes de l’est de la Bolivie, le Mouvement des sans terre, l‘Assemblée du peuple Guarani, la Fédération des Juntas Vecinales de El Alto (FEJUVE), la Coordination de défense de l’eau de Cochabamba et des centaines de syndicats paysans de toute la Bolivie.

Carlos Mesa Démissionne

Après un an et sept mois passés au gouvernement, Carlos Mesa a définitivement démissionné de la présidence de la Bolivie. « Je demande pardon à la patrie, de ne pas l’avoir gouvernée comme il fallait », a-t-il déclaré il y a quelques heures, dans la nuit du lundi 6 juin, dans un court discours retransmis par les principales chaînes de télévision.

Ainsi, la profonde crise politique que traverse la Bolivie prend une nouvelle direction, sans que cela signifie pour autant que se profile une solution définitive. Actuellement, les secteurs indigènes et paysans maintiennent bloquées les principales routes du pays et le siège du gouvernement, tandis que la ville de La Paz se trouve pratiquement encerclée et privée d’approvisionnement en aliments et combustibles. Les organisateurs des violentes protestations qui ont lieu depuis deux semaines en Bolivie exigent la nationalisation des ressources en hydrocarbures, et la tenue immédiate d’une assemblée constituante.

Carlos Mesa prit les rênes du gouvernement le 17 octobre 2003, après une insurrection populaire qui fut durement réprimée par le président d’alors, le néo-libéral Gonzalo Sánchez de Lozado, faisant 67 morts parmi les citoyens. « Quand j’ai assumé le pouvoir, j’ai cru que l’on devrait construire un cadre de « vie en commun », mais le pays ne peut pas être sujet à la pression. Et cela n’a pas de sens de poursuivre dans une philosophie qui a reçu la violence pour réponse des dernières semaines », a déclaré le président bolivien.

Le mandat de Carlos Mesa devait se terminer le 6 août 2007. Selon la Constitution bolivienne, en cas de démission du président, la ligne légale de succession retombe sur le président du Sénat (actuellement, Hormando Vaca Díez, du parti traditionnel MIR) ; en cas de refus de la part de ce dernier, celui qui assumera le poste sera le président de la Chambre des députés (Mario Cossío, du MNR), et si celui-ci refusait également, cela retomberait sur le président de la Cour suprême de justice.

Les dirigeants des mouvements sociaux les plus belligérants, la Fédération des comités de quartier de El Alto (Federación de juntas vecinales), les syndicats paysans et indigènes et le Mouvement au socialisme (MAS), ont fait savoir auparavant que leur principal objectif était la nationalisation des hydrocarbures, mais que, en cas de démission de Carlos Mesa, ils s’opposeraient fermement à ce que les partis traditionnels de tendance néo-libérale, tels que le MIR et le MNR, accèdent au gouvernement. Face à cette possibilité, ils ont annoncé qu’ils durciraient les blocages de routes et les mobilisations.

« Je demande à ce que le Congrès se réunisse pour discuter de la démission », a dit le déjà ex-président, avant d’ajouter qu’il avait accompli son devoir. Mesa a aussi fait allusion à son prédécesseur, qui a fui la Bolivie pour se réfugier aux Etats-Unis, en affirmant « que je ne m’en irai ni à Miami ni à Washington ».

Cet après-midi (7 juin 2005), le Congrès se réunira au sujet de la démission, et pour trouver une solution pour la succession constitutionnelle. Il faut rappeler que Carlos Mesa avait déjà présenté une démission conditionnée au Congrès, le 6 mars dernier, qui avait été rejetée. Cependant, devant l’ampleur de la crise politique que traverse le pays, il est peu probable que cette situation se reproduise aujourd’hui.

Notes

[1] Voir Luis A.Gomez, El Alto : de la cité-dortoir à la révolte sociale, RISAL, octobre 2003 : www.risal.collectifs.net/article.php

[2] Voir dossier “Guerre du gaz” : www.risal.collectifs.net/mot.php3?i...

[3] Une nouvelle loi qui réponde plus aux intérêts de la population bolivienne qu’aux entreprises étrangères qui contrôlent le secteur des hydrocarbures. (ndlr)

Source : La Insignia (www.lainsignia.org), juin 2005.

Traduction : Frédéric Lévêque & Isabelle Dos Reis, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).

Voir ci-dessus