La Turquie résiste (1/4): D'une action pour le maintien d'un parc à une grande mobilisation populaire contre un régime conservateur, autoritaire et néolibéral: « Teyyip, yistifa! »
Par Neal Michiels le Dimanche, 21 Juillet 2013 PDF Imprimer Envoyer

Un militant des Jeunes Anticapitalistes (JAC) voyageait à Istanbul entre les 14 et 21 juin pour constater de visu ce qui se passait place Taksim. Il était accueilli par les camarades de Yeni Yol (section turque de la Quatrième Internationale) et a pu vivre avec des centaines de milliers de jeunes la résistance contre le régime AKP. Il décrit son voyage et la situation politique en Turquie en quatre parties. Dans cette première partie, il explique le caractère du régime et ce qui a mené à la première grande révolte populaire depuis le coup d'État militaire de 1980 (LCR-Web).



Les déclencheurs des manifestations

La résistance contre la démolition du parc Gezi et la réponse répressive de l'État fut l'évènement déclencheur de la contestation massive du régime. Au départ, un petit groupe d'écologistes occupait le parc mais quand la police a voulu briser l'action fin mai, des masses de jeunes ont pris la rue avec un pic d'un million de personnes le 31 mai. Les gens pouvaient s'identifier au mouvement du parc Gezi pour plusieurs raisons: le parc est un des derniers espaces verts du centre-ville et la place Taksim revêt une importance symbolique et historique pour le mouvement ouvrier. Il s'agissait de manifester contre la gentrification planifiée des quartiers autour de Taksim, la construction d'un shopping où beaucoup d'achats se font à crédit,... mais surtout contre la manière autoritaire dont le régime veut implanter un tel projet de construction, ce qui est une illustration des politique autoritaires dans beaucoup d'autres domaines.

Le gouvernement a encore accéléré ses politiques conservatrices, autoritaires et néolibérales (voir infra) depuis 2011. Le parti AKP est arrivé au pouvoir en 2002 après la crise économique de 2001 et a réussi à élargir son soutien électoral durant ses deux premiers mandats. Plein de confiance après le score de 50% aux élections de 2011, Erdogan pensait pouvoir aller plus loin dans ses réformes conservatrices et néolibérales: limitations sur la consommation d'alcool, révision de la législation sur l'avortement et la vente de la pilule du lendemain, attaques sur les droits des travailleurs,...

En mai 2013 ces réformes se heurtent à une résistance inattendue et massive. Le premier « déclencheur » eut lieu le 1er mai, qui est chaque année une véritable journée de lutte en Turquie. Le maire d'Istanbul interdit le rassemblement sur la place Taksim, une décision qui était motivée par des travaux d'infrastructure en cours. Cela indigna des syndicalistes et militants de gauche pour qui la place a une valeur symbolique importante. Le 1er mai 1977, des snipers y avaient tiré sur des syndicalistes ce qui causa la mort de 42 personnes. De plus, quelques jours plus tard, les supporters de l'équipe de foot Galatasaray fêtaient leur titre sur Taksim.

A Istanbul, des petites manifestations ont lieu quotidiennement. Beaucoup de ces mobilisations passent par la rue Istiklal (comparable à la rue Neuve à Bruxelles) jusque Taksim. En plus de l'interdiction de manifester sur Taksim, le maire décide que pendant un an il est interdit de manifester dans la rue Istiklal et en face du nouveau palais de justice (le plus grand du continent européen où des milliers de prisonniers politiques sont jugés). Dans la première semaine de mai, la police se positionne à Istiklal avec l'autopompe pour bloquer le passage aux manifestants qui ne sont pas dissuadés par l'interdiction. Le 4 mai, une manifestation du mouvement de jeunesse du PC turc (TKP) a lieu. Les jeunes communistes n'acceptent pas l'interdiction et décident de charger sur la police et marcher sur Taksim. Les images spectaculaires donnent le sentiment aux gens que la résistance contre le régime est possible.

Le régime renforce aussi la législation sur la consommation d'alcool avec une interdiction de la vente après 22h. Ce n'est pas le premier incident à ce sujet. En 2011, les autorités d'Istanbul envoyaient la police sur les terrasses de bars et restaurants après une interdiction.

La répression violente de l'occupation pacifique du parc Gezi peut être vue à cet égard comme le quatrième incident de mai. L'abattage du parc fait partie d'un projet plus conséquent qui est entrepris depuis quelques années: la gentrification de toute cette partie de la ville.

Un régime conservateur, néolibéral et autoritaire

Tous ces évènements exposent le caractère du régime, analysé par les camarades de Yeni Yol comme conservateur, néolibéral et autoritaire. Il n'y a pas de consentement sur ces trois aspects au sein de l'opposition. Les partis kémaliste CHP et stalinien TKP décrivent le régime plutôt comme islamiste et fasciste.

Conservateur ou islamiste? Les mesures conservatrices sont entre autres: le contrôle de l'activité économique des femmes et de leur corps par la propagation d'un idéal patriarcal (en 2008, Erdogan demande aux femmes de produire au moins trois enfants pour le développement économique de la nation) et des attaques sur le droit à l'avortement, la stigmatisation des  LGBT (on peut échapper au service militaire en démontrant par des preuves photographiques qu'on est homosexuel), des restrictions sur la consommation d'alcool,...

Il s'agit donc de mesures discriminatoires et liberticides conséquentes, mais l'étiquette islamiste est problématique et la description du régime comme "conservateur" nous semble plus correcte. Premièrement, ces politiques sont plus comparables à celles d'un parti conservateur européen comme le Partido Popular espagnol ou même au projet de société de la N-VA flamande qu'à la théocratie iranienne. Deuxièmement, cet étiquetage est un instrument pour diviser la population autour du clivage religieux-séculier pour masquer le clivage travail-capital. Troisièmement, elle peut légitimer une intervention de l'armée pour restaurer un État séculier et autoritaire contre l'« islamisme ».

Néolibéral? Le « miracle économique » de l'AKP est fondé sur des délocalisations de l'industrie européenne avec des conditions de travail indignes et une croissance spéculative basée sur des dettes publiques et privées: quasiment tous les producteurs d'automobile sont installés dans ce pays où le salaire minimum est de 270 euros par mois. Pourtant le taux de chômage est à 15% et 20% pour les jeunes, la moitié de l'activité économique est au noir (et donc ni impôts ni sécurité sociale), la consommation privée est encouragée par des cartes de crédit, l'État entreprend des gros projets d'infrastructure comme la construction d'un quartier de luxe au centre ville ou un troisième aéroport avec de l'argent public,...

Autoritaire ou fasciste? Depuis le score de 50% en 2011, Erdogan croit pouvoir réaliser tout ce qu'il veut. L'opposition est étiquetée comme « marginale » et est violemment réprimée (violence policière, peines de prison). Cette répression n'est pas nouvelle et est en continuité avec les régimes kémalistes précédents. Sous l'AKP, des milliers de militants kurdes et de gauche, des journalistes,... sont emprisonnés. La répression contre le mouvement démocratique des dernières semaines est une nouvelle démonstration de force autoritaire d'Erdogan. Mais fascisme? Un des slogans les plus populaires du mouvement démocratique est en effet « au coude à coude contre le fascisme ». D'un point de vue théorique, la description du régime comme fasciste ne tient pas debout. L'AKP ne mobilise pas de mouvement de masse contre le mouvement démocratique. Pourtant le slogan est aussi chanté par les camarades de Yeni Yol, souvent après le lancement de grenades lacrymogènes et les charges policières. Il s'agit avant tout d'un slogan mobilisateur qui exprime la colère de la population contre un régime très autoritaire.

Le premier grand soulèvement populaire depuis 1980

Dans les années 1960 et 1970 fleurissait un puissant mouvement ouvrier en Turquie. Pour empêcher la prise de pouvoir par les travailleurs organisés, l'armée entreprit pour la troisième fois un coup d'État sanglant en 1980. Bilan de la répression du mouvement ouvrier: 650.000 arrestations, 171 torturés à mort, 210.000 persécutions politiques, 98.404 condamnés dont 50 exécutés par la peine de mort, 30.000 réfugiés, 15.509 expulsés des universités, 3.854 enseignants licenciés, la dissolution de tous les partis et la fermeture de 23.661 associations,...

Les dernières trois décennies – qui impliquaient aussi la victoire du néolibéralisme et la crise de la résistance sociale dans le reste du monde – les mouvements sociaux ne se sont pas relevés de ce coup d'Etat. La gauche est faible, tant au niveau syndical que politique, et les protestations de masse sont absentes, sauf pour la question kurde.

Je me souviens des cours d'« Anthropologie du néolibéralisme » où l'on suggérait que l'hégémonie culturelle du capitalisme est devenue si importante que l'« homme néolibéral » n'est plus capable de se politiser et de résister par l'action collective. C'était aussi le sentiment des militants turcs les décennies précédentes: il y a des petites manifestations de la gauche radicale au quotidien mais la grande majorité de la population reste passive. Ceci a conduit à des frustrations parmi les militants de gauche et a eu pour conséquence que certains groupuscules tel que le DHKP-C passaient à des actes de violence sectaires, ce qui a encore plus isolé la gauche politique.

Aujourd'hui, il y a l'éclatement de mai-juin 2013. Nous avons déjà parlé des causes et d'une série d'évènements déclencheurs. Pourtant, les manifestations étaient inattendues et sans précédent. Le 31 mai, un million de jeunes se rassemblaient place Taksim. Au total, deux à trois millions de jeunes auraient été actifs dans les protestations.

© photo : Murat Bay


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