Thèses sur le « printemps arabe »
Par Achcar Gilbert le Samedi, 04 Février 2012 PDF Imprimer Envoyer

Ces thèses ont été écrites au début de décembre 2011 pour un atelier intitulé «Traduire les révolutions» organisé par la Maison des cultures du monde (Haus der Kulturen der Welt) à Berlin, les 12 et 13 janvier 2012.

1. Le bouleversement gigantesque qui secoue l’ensemble du monde arabe, depuis la première secousse du 17 décembre 2010 en Tunisie, est la conséquence d’une accumulation longue et profonde de facteurs explosifs : l’absence de croissance économique, le chômage massif (le plus haut taux moyen de toutes les régions du monde), la corruption endémique généralisée, d’énormes inégalités sociales, des gouvernements despotiques sans aucune légitimité démocratique, des citoyens traités comme des sujets serviles, etc. La masse des gens qui sont entrés en action dans la région arabe est un composé englobant un large éventail de couches et catégories sociales affectées à des degrés divers par tel ou tel élément de cet ensemble complexe de facteurs déterminants. La plupart partagent cependant une aspiration commune à la démocratie, c’est-à-dire aux libertés politiques, à des élections libres et équitables, à une constitution démocratiquement élaborée. Ce sont les dénominateurs communs qui unissent les masses impliquées dans les soulèvements, dans tous les pays arabes où ceux-ci ont pu prendre de l’ampleur. (Le fait que le pays où ces mêmes conditions existent au plus haut degré, le royaume saoudien, n’ait pas encore connu de soulèvement massif témoigne de l’intensité de la domination et de l’oppression qui y règnent.)

2. Plusieurs des caractéristiques impressionnantes du bouleversement en cours sont directement liées à la révolution mondiale de l’information. La vitesse à laquelle les soulèvements se sont étendus à l’ensemble de la région a été, à juste titre, attribuée avant tout à la télévision par satellite : ce nouveau facteur a considérablement amplifié l’effet de l’unité linguistique de la région, ravivant ainsi le vieux concept de « révolution arabe » et lui donnant plus de substance. En transcendant les frontières des États et en ignorant leur censure, cette nouvelle technologie de communication a permis aux populations arabophones de l’ensemble de la région de suivre le développement des événements en temps réel, en Tunisie d’abord, puis, sur une plus grande échelle et avec un impact à couper le souffle, en Égypte, et enfin dans toute la région. La force de l’exemple tunisien a été amplifiée par cette possibilité nouvelle donnée à des millions de gens de regarder le soulèvement au moment même où il se déroulait. Les populations de l’ensemble de la région ont ainsi pris part « virtuellement » au soulèvement égyptien : elles étaient toutes sur la Place Tahrir au Caire à travers les caméras et les journalistes des chaînes de télévision par satellite, partageant les joies et les angoisses de la masse gigantesque de personnes rassemblées à l’épicentre de la révolution égyptienne. Dans les cas où la répression empêche les caméras de télévision d’être présentes, comme en Syrie, elles ont été supplantées par d’innombrables militant/es qui utilisent les caméras de leurs appareils téléphoniques ainsi que YouTube afin d’envoyer des images de lutte et de répression sur la sphère virtuelle mondiale, d’où elles sont relayées par les télévisions satellitaires vers un vaste public.

3. La télévision par satellite et la communication mondiale par Internet ont permis aux peuples de la région arabe d’accéder de manière beaucoup plus importante et d’être beaucoup plus exposés au melting-pot de la culture mondiale, à ses réalités comme à ses fictions. Pour toute une nouvelle génération – la première à avoir grandi dans cette époque de révolution de l’information – cette expérience a été extrêmement révélatrice. L’énorme écart entre, d’une part, les aspirations et envies créées par cette citoyenneté virtuelle dans la fiction devenue réalité du « village mondial » et, d’autre part, la subordination réelle, amère et repoussante, à des sociétés sans avenir, corsetées par des traits culturels médiévaux, a été un facteur déterminant d’une énorme puissance pour pousser à l’action toute une tranche de jeunes appartenant à un large éventail social, allant de pauvres, mais instruits, à des jeunes de la classe moyenne supérieure. Une fois de plus dans l’histoire mondiale, les jeunes gens éduqués (étudiants ou anciens étudiants) se placent au premier plan de la contestation sociale et politique. Cette nouvelle génération fait un usage intensif des nouvelles technologies de communication, en particulier des « réseaux sociaux ». Facebook, en particulier, lui a permis de bâtir des réseaux avec une facilité et une vitesse qui n’auraient pas été imaginables une décennie auparavant.

4. Un paradoxe très frappant caractérise le « printemps arabe » : alors qu’il a été largement déterminé par la révolution culturelle décrite ci-dessus, il a également permis de soulever les chapes de plomb qui bloquaient l’expression et l’action de forces intégristes religieuses – des forces qui ont été les courants organisés largement dominants de l’opposition et les principaux vecteurs de l’expression de la protestation dans la région durant les trois dernières décennies. D’où le résultat paradoxal d’un gigantesque mouvement d’émancipation qui ouvre la voie aux victoires électorales de forces répressives sur les plans social et culturel – si ce n’est politique (l’expérience nous le dira bientôt). Ce paradoxe n’est que la conséquence naturelle du fait que la chape de plomb imposée par les régimes arabes despotiques et corrompus a créé un environnement particulièrement propice à la croissance de cette forme d’opposition et de repli culturel. La religion et les forces religieuses ont été largement utilisées par la plupart des régimes de la région afin de réprimer les restes de la vieille gauche nationaliste et communiste, et pour empêcher l’émergence de nouvelles forces de gauche dans la période consécutive à la défaite arabe de 1967. À une époque où les forces politiques progressistes avaient progressivement perdu toutes leurs sources de soutien et de financement étatiques, les forces religieuses intégristes ont été financées et soutenues dans l’ensemble de la région par trois riches États pétroliers locaux, qui ont rivalisé pour leur verser des subsides : le Royaume saoudien, la République islamique d’Iran et l’Émirat du Qatar.

5. Pour changer cet état de choses paradoxal, il faudra que le monde arabe passe par une nouvelle expérience historique, au cours de laquelle deux processus simultanés doivent se dérouler. D’une part, les populations régionales devront donner aux forces religieuses une chance d’exercer le pouvoir et constater ainsi leurs limites évidentes, en particulier le fait qu’elles n’ont aucune réponse programmatique aux problèmes sociaux et économiques profonds qui constituent le soubassement du soulèvement arabe. D’autre part, les nouvelles forces d’émancipation sociale, politique et culturelle qui ont puissamment surgi au cours des soulèvements, après en avoir pris l’initiative et la direction, auront besoin de construire des réseaux d’organisation de la lutte politique capables de constituer une alternative crédible à l’actuel contrecoup religieux. Pour cela, elles devront avoir l’audace de lutter contre l’obscurantisme culturel des forces religieuses intégristes, au lieu de le ménager en croyant naïvement qu’elles pourront ainsi gagner l’électorat des forces en question.

Paru sur le site d’Inprecor 

Gilbert Achcar, originaire du Liban, est actuellement professeur à l’École des études orientales et africaines (School of Oriental and African Studies, SOAS) de l’Université de Londres. Parmi ses ouvrages : le Choc des barbaries, traduit en 13 langues ; la Poudrière du Moyen-Orient, écrit en collaboration avec Noam Chomsky ; et plus récemment, les Arabes et la Shoah : la guerre israélo-arabe des récits.



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