Les privatisations au service du capital
Par Séraphin Lampion le Dimanche, 28 Août 2011 PDF Imprimer Envoyer

Aujourd’hui, la question des privatisations ne provoque plus beaucoup de débats dans le Mouvement Ouvrier. Il est vrai que les responsables des organisations syndicales et de la social-démocratie ont pleinement intégré le vieux discours libéral sur le « mauvais fonctionnement des services publics », leur « coût prohibitif », leur « absence de  performance », et leur incapacité à répondre aux « attentes des consommateurs ». Toutes caractéristiques qui contrasteraient avec le « dynamisme » du secteur privé.

Il était permis de penser que la crise du système capitaliste mettrait en difficulté cette litanie. Erreur. Le dogme de la déréglementation et de la  libéralisation, le développement de la « concurrence libre et non faussée », la volonté  de démanteler les monopoles publics, l’exigence de privatiser tout ce qui est rentable, la remise en cause des statuts des fonctionnaires et la précarisation du travail, sont plus que jamais l’alpha et l’oméga des politiques économiques prônées par  les évangélistes du marché et les gourous du capitalisme, partout dans le monde. En Europe, la charge est menée sans discontinuité par la Commission et les différents gouvernements nationaux installés passivement dans son sillage.

En Belgique, ces dogmes ont été concrétisés par des privatisations comme celle de la CGER, ont provoqué des catastrophes comme la faillite de la SABENA, ont mis les entreprises publiques sens dessus dessous, conduisant à des restructurations internes dramatiques se soldant par des milliers de pertes d’emplois, débouchant sur des remises en cause des garanties statutaires des personnels concernés, dégradant les services rendus à la population (fermetures de lignes de chemin de fer, suppression de gares ou de bureaux de poste, irruption de la publicité sur les chaînes de la RTBF, …), et brisant la cohérence interne de ces sociétés.

La SNCB est maintenant éclatée en trois entités, ce qui oblige les salariés à travailler dans des conditions plus difficiles, perturbe  la circulation des trains, menace la sécurité des voyageurs. La Poste n’en finit pas de se réorganiser au détriment des postiers et d’une distribution correcte du courrier, en principe sa première mission. Belgacom, qui a été restructurée de fond en comble, a subi l’introduction d’une novlangue « managériale »,  baigne dans une « culture d’entreprise » qui mélange infantilisation et coercition, et a adopté un mode de fonctionnement digne de n’importe quelle multinationale. Avec un et un seul objectif : le profit maximal !

Rage privatoire

Le processus de réduction des dépenses publiques, de dérégulation de l’économie, des privatisations n’est pas récent. L’impulsion décisive a été donnée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, figures emblématiques de la déferlante néo-libérale, dès le début des années 80.

Cette frénésie destructrice envers tout ce qui relève du «secteur public », cette « rage privatoire » qui anime les possédants, répond à des mobiles divers.

Sur le plan économique. Avec la crise et le redéploiement mondial du capitalisme, le capital cherche de nouveaux champs de valorisation, de nouvelles sources de gains. Et il peut étancher sa soif de profits supplémentaires en faisant main basse sur des entreprises « peu rentables » à l’origine, mais qui le sont devenues après des décennies d’investissements publics.

Sur le plan idéologique.  La supériorité du marché et de la libre entreprise doit être inlassablement réaffirmée. Le caractère sain de la concurrence  est érigé en évidence biblique.  Les entreprises publiques sont dénigrées pour leur incapacité à répondre aux attentes des usagers, leur lourdeur bureaucratique paralysante, leur conservatisme datant d’une époque révolue. C’est pourquoi l’Etat doit être cantonné dans un rôle subalterne et la priorité absolue donnée au « tout au marché »

Sur le plan financier. La crise des finances publiques pousse les gouvernements à chercher de nouvelles rentrées pour rembourser la charge des intérêts de la dette, et vendre des « bijoux de famille » peut rapporter gros.

Sur le plan social et politique.  Les agents des services publics constituent une importante force sociale et ils ont souvent joué un rôle de premier plan dans les grandes luttes menées par les travailleurs. Ils disposent de « statuts protecteurs », d’une certaine stabilité de l’emploi  et « d’avantages », en matière de retraites par exemple. C’est pourquoi, ils représentent un mauvais exemple pour le capitalisme globalisé triomphant, une incongruité dans un monde marchand débridé, changeant et flexible. Privatiser ne peut que favoriser le démembrement de cette force sociale. L’affaiblissement du secteur public est ici synonyme d’affaiblissement du monde du travail dans son ensemble.

Une conquête sociale gênante

Derrière cette offensive se cache aussi la remise en cause d’une authentique conquête des travailleurs et de leurs organisations, concrétisée par le maintien d’un secteur de la vie économique qui se fixe comme priorité la satisfaction des besoins socialement reconnus comme essentiels. Avec à la clé la reconnaissance de principes comme l’égalité d’accès pour les usagers et la continuité qui oblige de répondre de manière ininterrompue à leurs besoins.

Ils ont d’ailleurs pu s’appuyer dans ce combat sur une contradiction de la bourgeoisie qui, aux 19ème et (début du) 20 ème siècle, était elle-même demandeuse d’une prise en charge par l’Etat de certaines activités dans des secteurs économiques indispensables comme les transports, les communications et l’énergie. Parce que ces activités coûtaient beaucoup et rapportaient peu, voire étaient carrément déficitaires. Le privé a donc laissé le soin à la collectivité de financer, d’entretenir et de moderniser des réseaux, bref de faire fonctionner de grandes infrastructures dont il était le premier bénéficiaire (mécanisme d’externalisation des coûts). Ce fut entre autre le cas pour les chemins de fer (SNCB) et le téléphone (RTT).

Mais au 21 ème siècle, plus que jamais, il est insupportable pour la classe dominante que la santé, l’éducation, l’information, la culture, les transports en commun, les communications, et même l’administration de l’Etat, échappent à une logique purement marchande ; il est inacceptable que les prix ne soient pas fixés par le marché, en fonction de l’offre et de la demande solvable ; il est inconcevable d’entraver l’extension de la sphère de la marchandise et d’empêcher la recherche de nouvelles sources de profits.

Pertes socialisées, bénéfices privatisés

Le capital veut donc pouvoir s’emparer à tout moment de secteurs et d’activités rentables ou susceptibles de l’être rapidement moyennant certaines adaptations. C’est le profit qui détermine ce qui doit être privatisé. C’est la logique de la socialisation des pertes et de la privatisation des bénéfices qui doit primer.

Hier, lorsque Cockerill-Sambre était en difficulté, les pouvoirs publics ont été priés de prendre leurs responsabilités. Et on se souvient (comment l’oublier !) que ceux-ci ont du voler au secours du secteur financier en pleine déroute lors de la crise de 2008, et continuent depuis lors à tout mettre en oeuvre pour sauvegarder les intérêts des banquiers, quitte à présenter la facture de cette « action salutaire » (!) aux travailleurs et aux citoyens.

A l’inverse, quand une entreprise comme Belgacom accumule année après année de plantureux bénéfices, la participation (toujours) majoritaire de l’Etat devient une hérésie (voir ci-dessous) !

Reprendre l’offensive

Pour bousculer cette dynamique infernale, il est indispensable de réagir en repartant de positions de principe, pour construire un meilleur rapport de forces que celui qui a présidé les relations conflictuelles de ces dernières décennies autour de cette problématique de liquidation du secteur public.

Un travail d’explication en profondeur, en direction des usagers et des travailleurs qui se trouvent au coeur de la tourmente, s’impose à nouveau. En n’hésitant pas à argumenter sans cesse, et en insistant notamment sur les éléments suivants :

  • Privatiser revient à brader des biens appartenant à la collectivité, à vendre à quelques uns un patrimoine qui appartient à tous ! C’est favoriser des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général.
  • Les privatisations permettent au secteur privé, toujours à la recherche de perspectives inédites  de valorisation du capital, d’étendre son emprise sur l’économie et de consolider le despotisme du marché.
  • Le démantèlement du secteur public est synonyme de destruction d’acquis et de principes sociaux. Il accorde une prime aux « gros consommateurs » qui pourront négocier de nouveaux privilèges sur le marché au détriment des petits usagers. Il favorise les nantis dans un monde déjà fortement inégalitaire. Il rend inaccessible au plus grand nombre des services fondamentaux.
  • Les services publics sont un instrument utile contre les inégalités sociales, les entreprises privées les crée. Le secteur public privilégie une logique de rentabilité sociale à long terme, le secteur privé est obsédé par la rentabilité financière maximale à court terme.
  • Privatiser est une opération « one shot ». Une fois une entreprise vendue, elle ne pourra plus être une source de revenus pour l’Etat.
  • En proposant des services de base à des prix modérés ou gratuitement, le service (au) public constitue un « salaire social indirect ». Le détruire constitue une réduction globale des revenus du plus grand nombre.

Choix de société

La défense des services publics est un véritable choix de société.

Leur sauvegarde et leur renforcement contribue à maintenir un idéal de société solidaire, tandis que leur disparition ne peut que fortifier un modèle de société reposant sur la concurrence généralisée.

L’appropriation collective d’une partie de l’appareil économique est un atout essentiel pour mieux organiser le développement socio-économique, et contrer le processus de marchandisation généralisée qui submerge la planète. Elle est un levier essentiel dans la lutte visant à poser des choix démocratiques conscients.

Il est, par conséquent, indispensable de résister pied à pied pour stopper de nouvelles privatisations et, à partir d’un tel coup d’arrêt, de mettre à l’ordre du jour la réappropriation publique des secteurs privatisés.

Cet aspect doit retrouver toute sa place dans la bataille contre les politiques d’austérité qui s’intensifient et pour une alternative anticapitaliste d’ensemble. Réactiver la discussion au sein du Mouvement Ouvrier autour de ces question est absolument nécessaire pour le réarmer politiquement et idéologiquement avant  les difficiles combats qui nous attendent dans les prochains mois…

Séraphin Lampion


Belgacom est la prochaine cible

De toutes les entreprises publiques belges, c’est assurément Belgacom qui est la plus convoitée. Occupant une position de premier plan dans un secteur qui a connu une forte expansion  -les télécommunications-  Belgacom engrange chaque année plusieurs centaines de millions € de bénéfices nets ! Au grand bonheur de ses propriétaires  -et de l’Etat, toujours l’actionnaire majoritaire !-  assurés de toucher périodiquement de jolis dividendes. D’où un dilemme récurrent pour les excellences gouvernementales, présentes et à venir : faut-il se débarrasser définitivement des actions du « Fédéral » et rafler immédiatement un confortable pactole, ou faut-il conserver le statu quo qui assure des rentrées financières régulières, qui seraient perdues en cas de privatisation de l’opérateur dominant ?

Un minimum de vision à long terme devrait conduire le (futur) gouvernement à ne pas ouvrir ce dossier. Mais ce qui est rationnel est peu compatible avec un mode de production/consommation qui court de manière obsessionnelle après des sources de profits supplémentaires ! D’ailleurs, les pouvoirs publics ont déjà cédé une part importante des parts de l’entreprise au secteur privé (près de 50 % !), à l’occasion d’une mémorable opération de « consolidation stratégique » guidée par un certain Elio di Rupo.

Et puis, la pression va s’intensifier. Ainsi, par exemple, les « opérateurs alternatifs » (Mobistar, Tecteo, Telenet, etc.) viennent de proposer que l’on « supprime progressivement la participation publique dans Belgacom », afin de « stimuler la concurrence ». Et puis surtout, de grandes sociétés internationales  -comme Deutsche Telekom-  ont exprimé clairement leur intérêt pour notre plus beau fleuron. Combinée à cette volonté conquérante d’acteurs majeurs privés, la crise des finances publiques alimentée par une déroute financière mondiale, et les aides massives apportées aux banques par la collectivité, vont sans tarder remettre ce dossier à l’ordre du jour d’un Exécutif aux abois. Chacun sait maintenant que les 8 partis, associés aux discussions pour la constitution d’un gouvernement de plein exercice, devront élaborer des budgets musclés, car ce n’est pas moins de 22 milliards € qui devront être trouvés avant 2015 !

Un objectif qui ne sera pas atteint par ces Messieurs-Dames en allant prendre l’argent où il se trouve, mais en imposant une cure d’austérité drastique à la population laborieuse ! Dans ce contexte, il sera tentant pour une équipe gouvernementale de se procurer « facilement » l’un ou l’autre milliard, afin d’alléger la note salée qui sera présentée aux travailleurs, une note susceptible d’entraîner des tensions sociales qui ne feront qu’alimenter l’instabilité politique générale, générée par la « crise de régime » qui secoue le pays depuis les dernières élections.

A cette occasion, le « rempart » de la « gauche » sociale-démocrate, déjà fort ébréché, pourrait s’écrouler complètement. Les possédants savent qu’ils peuvent compter sur le « sens des responsabilités » du PS-SPA pour obtenir gain de cause. Dès lors, le scénario le plus probable est un « compromis » débouchant sur une vente partielle des parts encore détenues par l’Etat belge qui, dans un premier temps, conserverait  ainsi (illusoirement) une « minorité de blocage ». Il s’agirait alors de l’avant-dernière étape avant une cession totale ultérieure de Belgacom.

Quitte à renoncer aux dividendes annuels actuellement garantis ? Oui, d’autant que la pression de concurrents de plus en plus agressifs et la crise du capitalisme finiront par impacter négativement la rentabilité de l’entreprise, qui verrait également sa valeur se réduire. Une perspective peu encourageante pour la prochaine équipe gouvernementale, qui pèsera négativement dans le débat concernant la structure de propriété de Belgacom.

Cet aboutissement d’un processus, engagé il y a plusieurs décennies, semble inéluctable, sauf… si les travailleurs appuyés par leurs organisations décident de mettre leur grain de sel pour perturber ce scénario néfaste. Mais cela passe par une fin rapide de tous les atermoiements et par une mobilisation sans failles,  déterminée à aller jusqu’au bout de l’indispensable combat contre cette privatisation planifiée de longue date.

Nous serons rapidement fixés sur les intentions des uns et des autres.

S.L.

Voir ci-dessus