Barheïn, Yémen, Syrie, Maroc, Algérie, Egypte, Tunisie... Le souffle de la révolution
Par B. du Ryon, J. Fanton, M. Tawri, C. Pitkoroff, M. Souad, D. Godard, L. Toscane, C. Salhi le Lundi, 28 Mars 2011 PDF Imprimer Envoyer

Dans la foulée des révolutions tunisienne et égyptienne, les populations de la péninsule arabique se révoltent contre leurs gouvernements, subissant parfois une féroce répression. Après l’Afrique du Nord, des parties de la péninsule arabique sont entrées en ébullition politique et sociale à leur tour, depuis plusieurs semaines. Ces derniers jours ont cependant constitué un tournant important sur plusieurs points.

Un premier changement résulte du renforcement important de la répression, conduisant jusqu’à l’étouffement provisoire de la Constitution, dans l’État insulaire monarchique du Bahreïn. Ce pays du Golfe, le premier à voir ses ressources pétrolières s’épuiser et donc ses recettes décliner, avait commencé à entrer en mouvement à la mi-février, les contestataires étant encouragés par l’exemple égyptien.

Or, trois semaines après, les troupes du Conseil de coopération du Golfe (CCG) – donc celles des monarchies pétrolières plus riches, et en premier lieu de l’Arabie saoudite qui vient de réprimer des manifestations sur son propre territoire – ont franchi le pont séparant Bahreïn du grand pays voisin. Selon les chiffres, de 1.000 à 3.500 soldats saoudiens seraient entrés dans le pays.

Si ces soldats n’interviennent pas directement (pour l’instant?) dans la répression des manifestants, leur présence a en revanche libéré des forces de l’ordre de la monarchie locale, en prenant en charge la protection des bâtiments publics par exemple. Aussi l’entrée des troupes du CCG signifie-t-elle un soutien symbolique très fort des monarchies voisines au roi du Bahreïn, leur «grand frère» commun – les USA – se taisant sur ce fait, en dehors de quelques critiques de méthode sur une répression qui va trop loin en fermant «toutes les portes du dialogue».

En effet, le «dialogue», d’abord préconisé par le régime bahreïnien, est définitivement révolu. Une vingtaine de manifestants ont été tués. La désormais célèbre place de la Perle, dans la capitale Manama, a été évacuée – il est même question maintenant de détruire son monument afin de ne laisser aucun symbole de la contestation –, l’état d’urgence a été décrété. Sept leaders de l’opposition ont été arrêtés. Celle-ci est parfois trop vite décrite comme étant simplement «chiite». Il est vrai que 70% de la population, dont la part la plus pauvre et déshéritée, sont chiites.

Cependant, la gamme politique de l’opposition est large, englobant des habitants de confession chiite mais partisans d’une démocratie – ou d’une monarchie constitutionnelle –, d’une république islamique ou encore des sunnites progressistes. Alors que l’Iran voisin ne s’était pas ouvertement manifesté jusqu’ici, l’intervention ouverte de son rival saoudien et du CCG lui a donné l’occasion d’en faire une affaire régionale et de concurrence entre puissances. Ceci risque de prendre la contestation encore plus en étau. Il est important de préciser que la Garde royale du Bahreïn avait été formée... par la France.

Plus encourageant sont les signes qui viennent du Yémen, mais aussi depuis les tout derniers jours de la Syrie où des manifestations ont lieu dans de nombreuses villes – notamment du Sud – depuis le week-end. Néanmoins il faudra s’attendre à une répression très forte de la part du pouvoir baathiste (plusieurs dizaines de personnes auraient effectivement été tuées par les forces de sécurité au 24.03, NDLR). Au Yémen, en revanche, la répression semble avoir perdu de son effet intimidant sur les opposants qui réclament le départ du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 1979. Après que 52 personnes ont été tuées vendredi dernier, les défections au sein même du régime – englobant plusieurs officiers supérieurs de l’armée et des ambassadeurs yéménites, dont celui à Paris – sont désormais légion. Une partie des élites du pays est maintenant convaincue de l’échec du régime Saleh.

Bertold du Ryon


Maroc: en lutte pour la liberté, la dignité et la justice sociale!

À l’appel de groupes de jeunes sur les réseaux sociaux et dans un contexte régional et national de contestation, le mouvement dit du 20 février a vu le jour au Maroc.

L’appel constitué autour d’un certain nombre de revendications pour la liberté, la dignité et la justice sociale (avec en premier lieu une Constitution démocratique votée par une Assemblée constituante élue démocratiquement), a été rejoint par une vingtaine d’ONG dont l’Association marocaine des droits humains (AMDH) et Attac-Maroc, les principales organisations de la gauche radicale et les deux principaux syndicats, l’Union marocaine du travail (UMT) et la Confédération démocratique du travail (CDT).

L’appel du 20 février intervient au Maroc dans un contexte régional marqué par le processus révolutionnaire lancé en Tunisie puis en Égypte; mais également dans un contexte national où les mobilisations sociales sont importantes depuis des années: révoltes dans les régions marginalisées (Sefrou, Sidi Ifni, Tata…) ; mouvements contestataires contre la hausse des prix, pour le droit à l’emploi, au logement…; luttes ouvrières contre les licenciements (lutte des 850 mineurs de la Smesi, luttes dans plusieurs usines de l’axe industriel Casablanca – Mohammedia...).

Ce contexte de contestation au Maroc s’explique par la crise sociale, la répartition inéquitable des richesses et les atteintes aux libertés qui résultent de décennies de politiques libérales imposées, combinées à la politique répressive, obscurantiste et antisociale du pouvoir en place qui s’est construit un empire économique et financier aux dépens de la satisfaction des besoins élémentaires de la population.

Depuis le 20 février, des dizaines de milliers de personnes sont dans les rues. Après une première vague de répression (un mort, des centaines de blessés et d’arrestations), le pouvoir pris de panique a essayé de mettre fin au mouvement en annonçant une série de mesures.

Le roi, dans son discours du 9 mars, a promis notamment une révision constitutionnelle, présentée en grande pompe dans les médias comme une avancée «démocratique», alors qu’elle ne répond nullement aux revendications du mouvement de contestation comme en témoignent le cadre et les constantes de cette révision (imposés par le roi dans son discours): le régime reste monarchique, l’islam religion de l’État, le roi commandeur des croyants, l’unité nationale et territoriale.

Le mouvement de contestation n’a pas faibli après les annonces du pouvoir et les manifestations ont continué. Le pouvoir a montré sa véritable nature en répondant par la terreur et l’extrême violence: carnages dans plusieurs villes le 13 mars (des centaines de blessés), intervention très violente à Khouribga face aux jeunes réclamant un emploi le 15 mars…

Mais le 20 mars, journée de mobilisation nationale, des centaines de milliers de personnes étaient encore dans les rues, dont 50.000 à Casablanca. Malgré la répression du pouvoir et le silence complice des pouvoirs occidentaux et de leurs médias, la mobilisation continue de plus belle, la contestation ne cesse d’enfler.

Ils peuvent arracher les fleurs, ils n’arrêteront pas le printemps rampant!

Jeanne Fanton et Mahmoud Tawri


L’Egypte entre deux eaux

L’Université du Caire, fermée pendant ces dernières semaines, a repris depuis deux jours ce lundi. C’est un campus gigantesque fréquenté par les jeunes qui ont été au cœur de la révolution. Devant le département d’anglais, Nagham nous explique qu’elle a participé au mouvement à partir de la deuxième manifestation. A la fin de notre entretien elle nous dit que, mis à part le remplacement de la police par des vigiles privés aux portes de la fac, rien n’a changé et que le campus est calme. Elle nous dit aussi sa confiance totale dans l’armée.

Comme elle, une autre étudiante nous dit que ce qui est nécessaire désormais c’est de commencer par se comporter mieux et qu’il faut faire redémarrer le pays. Pourtant alors que nous nous déplaçons d’une centaine de mètres, devant le bâtiment de communication, une centaine d’étudiant-e-s sont rassemblé-e-s, crient des slogans et occupent les lieux avec banderoles et tentes. Ils et surtout elles exigent la démission du directeur du département qui était lié avec Moubarak. Une étudiante nous explique de manière véhémente que virer Moubarak n’est pas suffisant, c’est tout son système dont il faut se débarrasser.

C’est à l’image de la situation paradoxale en Egypte désormais, alors que l’unanimisme de la première phase de la révolution laisse place à de nombreuses discussions et à une tentative de reprise en main par l’armée.

Plusieurs militant-e-s parlent d’une véritable explosion de grèves. Même les travailleurs du zoo et les clowns se sont mis en grève contre leurs chefs et pour une amélioration de leurs conditions de travail ! Partout on discute politique : dans les cafés, dans les transports, dans les quartiers ; des dizaines de groupes se forment et organisent des conférences sur la réforme constitutionnelle, la transition démocratique, quel modèle économique et politique adopter. Sameh, militant de longue date, nous dit dans un large sourire combien ce qui se passe était tout simplement inimaginable il y a peu. Alors que le simple fait de se réunir était impossible, des comités de quartier réunissent désormais des centaines de personnes pour discuter dans la rue et cherchent à organiser les revendications des habitants, y compris des plus pauvres.

Personne n’arrive à recenser toutes les manifestations. Ce dimanche, devant le parlement une manifestation pour la libération des prisonniers croise une manifestation pour les handicapés.

Des nouveaux syndicats se créent dans plusieurs secteurs, conducteurs de bus, postiers, industrie textile, travailleurs du cuir et technicien-ne-s des hôpitaux. Des comités populaires se développent sur les quartiers souvent initiés par des jeunes qui étaient sur la place emblématique au centre du Caire dans la première phase. Yasser nous explique que cette phase est dépassée, il s’agit maintenant « d’amener Tahrir dans les quartiers ».

Il existe pourtant une autre face, bien plus inquiétante de la situation. Il y a une semaine l’armée a vidé les irréductibles de la place Tahrir avec 150 arrestations et des cas de torture. Une campagne de presse relayée par le nouveau gouvernement dénonce les grèves qui sont un obstacle au redémarrage du pays. De jour en jour le couvre-feu se renforce dans le centre du Caire. Même la police détestée a fait sa réapparition. Tout cela s’appuie sur un désordre dont tout laisse à penser qu’il est organisé. Une église copte a brûlé, des armes circulent. Du coup cette aspiration au retour à l’ordre trouve un écho dans une partie de la population. Cela s’appuie aussi sur une confiance répandue dans la société égyptienne envers une armée qui n’a pas tourné ses armes contre la population lors de la révolution.

Vendredi dernier nous avons assisté à ce spectacle étonnant d’une manifestation sur la place Tahrir défendant l’unité entre coptes et musulmans où la foule a acclamé le responsable militaire de la région du Caire. Les quelques jeunes qui protestaient étaient marginalisés. En même temps la foule criait des slogans contre les forces de la sécurité politique, exigeant leur démantèlement complet.

Cela produit des différenciations au sein du mouvement. Alors que le Conseil suprême des Forces armées organise un referendum le samedi 19 mars sur quelques amendements à la constitution, la plupart des forces du mouvement le refusent et exigent un processus pour une nouvelle constitution. La manifestation du vendredi 18 mars doit exprimer ce refus. Rien ne laisse penser qu’elle sera importante car la direction des Frères musulmans n’appelle pas à cette manifestation et soutient le vote. Mais même au sein des Frères musulmans des dissensions se développent, notamment chez les jeunes.

Sur la question des grèves en cours la différenciation est beaucoup plus tranchée. La plupart des forces du mouvement s’opposent aux grèves. Ce qui compte pour elles est de reprendre le travail pour relancer l’économie. Les grévistes sont accusés de diviser la nation dans une période où il faut au contraire l’unité du peuple. Seules les forces les plus à gauche soutiennent les grèves. Comme nous le dit Tammer la question n’est pas idéologique, elle est devenue directement concrète : c’est désormais la classe ouvrière qui peut mener le processus en avant, en lien avec les comités des quartiers les plus populaires et les plus militants.

Car c’est désormais la question sociale qui va faire resurgir toutes les questions politiques. Ahmad nous invite dans ce qui a peut-être été il y a des années un beau petit commerce de parfums. Aujourd’hui ça ne ressemble plus à grand-chose. Sur les étagères sales ne restent que quelques flacons poussiéreux, certains cassés. Il nous dit que pour lui la seule question importante c’est qu’il faut augmenter les salaires et baisser les prix parce que les pauvres ne peuvent plus faire vivre leur famille. Il n’a pas d’opinion sur le nouveau gouvernement ou l’armée mais veut que les conditions de vie s’améliorent dans les mois qui viennent.

L’avenir n’est pas joué. Les groupes de la gauche radicale mettent toutes leurs forces dans le développement d’organisations de base dans les quartiers populaires et dans les lieux de travail. Elles insistent sur l’erreur qu’il y aurait à vouloir plaquer des modèles tout faits et sur la nécessité de s’appuyer sur le processus tel qu’il est constamment en train de s’inventer.

Ce qui a fondamentalement changé c’est la confiance et la conviction largement partagée que tout retour en arrière est impossible. Quand des soldats entrent dans un café pour imposer le respect du couvre- feu, un vieil homme se lève et proteste violemment.

Yayhia nous explique que la révolution est partout et profonde parce que ce sont 12, 15 peut-être 20 millions d’Egyptien-ne-s qui se sont mis en mouvement et que, pour l’instant du moins, personne ne peut prétendre contrôler cela, même pas l’armée.

Cédric Piktoroff, Mélanie Souad et Denis Godard


Tunisie : L’amnistie générale, enfin !

Promulguée le 20 février, publiée au Journal officiel le 22, la loi d’amnistie générale n’est entrée en vigueur en Tunisie qu’après la démission de Mohammed Ghannouchi du gouvernement. Près de huit cent prisonniers politiques ont été libérés. Définitivement.

Des milliers d’autres, libérés à titre conditionnel dans les années passées voient leurs peines effacées ; des centaines d’autres, condamnés par contumace, ne seront plus poursuivis. C’est l’aboutissement d’un combat de deux décennies, menées par plusieurs générations de citoyens et de militants.

Cette amnistie générale a constitué une revendication de la société civile tunisienne. Pour la faire aboutir, il a fallu la mobilisation des prisonniers, pendant vingt ans ; ceux-ci ont multiplié les appels, les grèves de la faim en dépit de la répression qui n’a pas manqué de s’abattre sur eux. Elle est aussi le fait de leurs proches, des dizaines de milliers de femmes qui ont mené un combat opiniâtre, d’abord individuel, qui s’est transformé en combat collectif dans les années 2000, des femmes que rien ne prédisposait particulièrement à faire de la politique, mais qui diront modestement qu’elles l’ont fait par devoir. Soit, mais de cette génération sont issues de nouvelles militantes.

Enfin, l’amnistie générale a mobilisé les organisations de défense des droits de l’homme, celles en place au début du régime Ben Ali, puis de nouvelles qui se sont constituées dans la dernière décennie par des anciens prisonniers politiques, des avocats et des familles de prisonnier.Ces organisations ont exercé une pression constante sur les autorités et auront contribué notoirement à cette victoire. Cette amnistie générale est à mettre aussi au compte de la mobilisation d’organisations internationales dont la mobilisation aux côtés des prisonniers tunisiens fut constante.

Des milliers d’ex prisonniers vont pouvoir demain prétendre à des papiers d’identité, des passeports, le droit à la circulation dans et à l’extérieur du pays, aux études, à la santé, à un emploi, à une vie privée, toute choses somme toute élémentaires, mais dont ils étaient privés sous le régime de Ben Ali. Ils subissaient ainsi une application extensive de la notion de « contrôle administratif », soit un apartheid qui ne disait pas son nom. Des milliers d’exilés vont pouvoir rentrer au terme de deux ou trois décennies d’absence.

Cette loi d’amnistie aura pourtant été promulguée trop tard, pour les centaines de personnes mortes sous la torture, ou de la torture, pour les disparus, pour ceux que la torture a rendus définitivement malades et pour les familles irrémédiablement broyées par la répression.

Elle aura toutefois le mérite de tourner une page, et de permettre à la société civile d’engager de nouveaux combats, dont la lutte contre la torture qui est à nouveau de mise depuis la révolution, perpétrée par une police revancharde, et pour l’abrogation des lois liberticides, comme la loi antiterroriste, et celle des juridictions d’exception. Enfin, la lutte contre l’impunité des tortionnaires est à l’ordre du jour car la loi d’amnistie ne couvre pas le crime de torture.

Luiza Toscane, militante pour les droits de l’Homme en Tunisie, le 11 mars 2011.

Articles publiés sur le site Nouveau Parti Anticapitaliste (France).


«Il faut agir pour un pôle de gauche en Algérie»

Interview de Chawki Salhi, porte-parole du PST (section algérienne de la IVe Internationale)

Dan cet entretien, le porte-parole du Parti socialiste des travailleurs, revient sur les révoltes dans les pays arabes. Il analyse également, l’ébullition qui caractérise depuis quelque temps la rue algérienne.

Algérie News : Vous revenez de Tunisie où vous aviez assisté au triomphe de la révolution du jasmin; quel diagnostic faites-vous de cette expérience unique, qui a constitué le détonateur d’autres soulèvements populaires ?

Chawki Salhi : Le modèle libéral benaliste tant vanté par nos élites politiques et tant choyé par les grandes puissances capitalistes a explosé. L’ordre autoritaire institué avec le programme d’ajustement structurel de 1985 est tombé sous les coups de ses victimes. Le premier acquis, immense, est ce sentiment de fierté, cette dignité retrouvée qui change le rapport de forces dans la société et permettra une insolence de ceux d’en bas. La société bouillonne, les gens discutent partout, des marches, des protestations sociales, une effervescence sur Internet, la vie associative se reconstruit. A Tunis, personne ne parle de jasmin. La préoccupation centrale : démanteler le système despotique. Autour, on parle de fiche de paie, de titularisation, de chômage massif des jeunes diplômés, de régions désertifiées, et du rôle des structures de l’UGTT qui ont vertébré la révolte, l’auto-organisation populaire, toutes choses occultées par la propagande impérialiste. Mais la révolution tunisienne est en mal de perspectives. Dégager Ben Ali et les symboles de son régime ne suffira pas pour sortir de la dépendance et bannir la précarité sociale ainsi que l’autoritarisme politique qui va avec. Des décennies de glacis benaliste ont empêché que se constituent des représentations politiques, que se dessinent des alternatives. La révolution tunisienne commence à peine.

Les « révolutionnaires » en Tunisie craignent-ils à ce que l’Algérie perçoive mal le changement ? Est-ce que vous aviez relevé cette crainte auprès des Tunisiens ?

Avant la chute de Ben Ali, on attendait la solidarité du peuple algérien. Ensuite, les luttes massives provoquées dans la région par le 14 janvier ont conforté la fierté des Tunisiens.

Pour certains, la manière et surtout la célérité avec laquelle se sont opérés les changements en Tunisie et en Égypte, et éventuellement en Libye, laisseraient entrevoir un agenda préétabli de la part des grandes puissances dans le cadre de la mise en place du projet du Grand Moyen-Orient. Qu’en dites-vous et croyez-vous à la théorie du complot ?

Ce sont les masses qui font l’histoire et non les complots. Les USA, L’UE, Israël ont soutenu Ben Ali et Moubarak jusqu’à la dernière minute. L’Égypte est un pays central dans le dispositif US de domination du monde. La rapidité de l’effondrement de ces dictatures libérales à leur service les a pris de court. La contagion et la perspective d’autres déstabilisations les inquiètent. Le complot consiste à parler d’une révolution du thé à la menthe pour dissimuler que ce sont leurs alliés qui sont contestés par les peuples. Le complot consiste à agir pour que rien ne change, afin d’assurer la continuité de la soumission à l’ordre impérialiste, la pérennité de l’ordre social injuste.

L’avènement d’une nouvelle société civile dans ces pays n’annonce-t-elle pas la mort du nationalisme arabe, longtemps brandi par les dictateurs déchus pour se maintenir au pouvoir ? Ne risque-t-on pas de se retrouver face à des États dociles et compromis avec les forces étrangères qui s’affichent ouvertement, allant jusqu’à proposer leurs services aux insurgés ?

Il y a longtemps que ces régimes alliés d’Israël, ne sont plus ni nationalistes arabes, ni nationalistes égyptiens ou tunisiens. Les grandes puissances s’efforcent effectivement, de nous vendre des remplaçants encore plus soumis comme Baradei, comme les lieutenants de Ben Ali ou les courants libéraux algériens. Il s’agit de garantir que le système en place soit la continuité du précédent.

L’Algérie n’a pas été en reste de la nouvelle dynamique, à une seule différence que le changement escompté par certaines organisations et partis politiques n’arrive pas à prendre forme. En quoi d’après vous, l’Algérie diffère-telle de la Tunisie et de l’Égypte ?

L’insurrection populaire en Tunisie a surpris une Algérie émeutière, dans une phase de contestation générale de Bouteflika. L’explosion du 5 janvier a vite déçu et provoqué un repli attentiste sur le plan politique, qu’on aurait tort d’identifier à un soutien à Bouteflika. Simplement, après avoir appelé à enlever Mesmar Djeha en 1991 et subi les horreurs qui ont suivi, les masses populaires ne peuvent se contenter de dire «dégage» ! Elles veulent préciser l’alternative pour laquelle elles mettraient à bas l’ordre libéral autoritaire actuel. Mais l’impact tunisien est réel. L’absence temporaire de contestation politique du régime, n’empêche pas une radicalité sociale impressionnante, le sentiment largement partagé d’une urgence à remettre en cause la précarité sociale et à contester l’arbitraire quotidien. Les Algériens sont très attentifs et prêts à se mettre en mouvement si les perspectives politiques se précisent. C’est ce qui panique Bouteflika, qui multiplie les gadgets. Les grèves générales massives des paramédicaux, des communaux, des profs, les révoltes des chômeurs, les luttes des précarisés, la mobilisation des étudiants, le réveil ouvrier, tout cela me semble plus important que la tentative ultra-médiatisée d’offrir une direction libérale à la protestation populaire. Cette manœuvre dérisoire me fait penser à une coordination semblable qui tenta de cornaquer le mouvement populaire de 2001, avant que le reflux du mouvement ne facilite la folklorisation autour d’une prétendue coordination des tribus anachronique et impuissante.

Ne pensez-vous pas que l’avantage en Algérie, c’est la présence de syndicats autonomes, de partis politiques ? En somme, une société structurée, mais qui n’arrive pas à retrouver ses repères ?

Chaque pays a ses spécificités. La révolte d’Octobre 88 nous a donné des libertés en cours d’étouffement, un pluralisme politique et une presse privée impertinente. Vingt ans après, c’est le désenchantement. Tous les partis ont perdu leur crédibilité. L’engagement politique et même syndical est suspect d’arrivisme social ! Les secteurs combatifs de l’UGTA et les syndicats autonomes représentatifs, n’interviennent pas dans la contestation politique, pas plus que les directions spontanées qui naissent à l’université où chez les jeunes. Le renversement de Ben Ali et Moubarak met au premier plan l’armée. On a connu ça en 1992. Les peuples égyptiens et tunisiens vont devoir inventer la suite. Nous aussi !

Des initiatives ont vu le jour depuis le 12 février, avec la création de la CNCD et de l’ANC. Il y a également, des collectifs estudiantins, qui se sont constitués, au point d’évincer les syndicats traditionnels. Peut-on arriver à un changement pacifique par des actions coordonnées entre les acteurs de la société civile ?

Il y a eu aussi plusieurs initiatives de gauche que la presse n’a pas daigné relayer. Si la CNCD s’était construite comme coordination démocratique ponctuelle pour les libertés, pour l’ouverture médiatique, nous aurions convergé avec elle. Et ce sera toujours possible. Elle s’est constituée comme alternative politique, comme coalition pour le changement de régime, tout comme l’ANC. Avec en plus, une rigidité et un parfum de parti unique si courant dans notre pays. Nous ne sommes plus en 88. L’Algérie a vécu diverses expériences et elle porte un jugement sévère sur les divers acteurs qui se sont succédé sur la scène politique au pouvoir comme dans l’opposition. Bien sûr, l’action pacifique a ses limites. Mais on n’en est pas là. Cette coalition n’était simplement pas représentative des préoccupations du peuple. Son écho médiatique national et international surdimensionné souligne aujourd’hui, cruellement, sa petitesse et son inconséquence.

Pourquoi ces initiatives ont-elles toutes échoué ? Pourrait-on justifier cet échec par le simple déploiement des forces de sécurité ?

Le déploiement policier empêche-t-il les étudiants de marquer des points, les chômeurs d’occuper les APC, de couper les routes, a-t-il empêché les centaines de milliers de Tunisiens et d’Égyptiens de chasser leur dictateur ?

Comment percevez-vous la présence au sein des nouvelles initiatives pour le «changement» d’anciens ministres et personnalités ayant servi au sein des gouvernements successifs ?

Le gouvernement Benbitour et ses deux ministres RCD a commis le programme de gouvernement le plus libéral de notre histoire. C’était l’époque où Bouteflika voulait tout vendre. D’autres anciens Premiers ministres viennent en propriétaires de l’opposition. Et même ceux qui n’ont jamais gouverné, faut-il les appuyer sans prendre en compte leur programme, qui est fait de surenchère libérale et d’appels aux puissances civilisées ?

Dernier mot ?

Voici venu le temps de la décantation politique ! À Tunis, au Caire ou à Alger, on ne pourra pas se suffire de dire «dégage», «barra». Il faut définir plus précisément le chemin vers un ordre social et politique qui bannisse l’oppression, l’exploitation et la tutelle impérialiste. Les islamistes, les libéraux démocrates ont montré leurs limites, il faut agir pour un pôle de gauche dans notre société.

Entretien réalisé par Arezki Louni pour le quotidien « Algérie News », dimanche 6 mars 2011

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