Main basse sur l’agriculture mondiale: Quelles réponses ?
Par Jean Batou, Manuel Casal le Jeudi, 06 Janvier 2011 PDF Imprimer Envoyer

On ne le sait que trop : plus d’un milliard d’être humains souffrent de la faim, auxquels il faut ajouter deux milliards de mal nourris. Parmi eux, sept sur dix sont des agriculteurs-trices, dont cinq ne disposent pas d’une exploitation suffisante, et deux sont des travailleurs ruraux sans terre, femmes et hommes.

Une concurrence destructrice

Fondamentalement, ce scandale découle de la marchandisation généralisée de la production agricole, liée intrinsèquement au capitalisme. En effet, les écarts de productivité croissants ruinent un nombre toujours plus grand de petits producteurs. Et cette concurrence effrénée est le principal moteur de la paupérisation de la paysannerie et de son expropriation par l’agrobusiness, qui prennent aujourd’hui des proportions colossales : sur les 6,7 milliards d’habitant-e-s de la planète, 52% vivent aujourd’hui « en ville » ou « en bidonville ».

De surcroît, la libéralisation des échanges agricoles, prévue par les accords de l’OMC, a brutalement renforcé la compétition directe entre agriculteurs-trices, dont la productivité du travail varie d’un facteur 1 à 500 (une fois déduits les coûts des intrants et l’amortissement du capital) (AFD, 2008) ! Pour aggraver encore cette situation, les mieux dotés sont largement subventionnés, tandis que les plus fragiles ont été privés de tout soutien public par les programmes d’ajustement structurel du FMI.

Ne répondre qu’aux besoins solvables ?

La marchandisation généralisée de l’agriculture a une autre conséquence : elle oriente la production vers les seuls besoins solvables, aux dépens de ceux des plus pauvres. Ainsi, alors que le volume disponible de denrées alimentaires de base devrait doubler, à l’horizon 2050, pour satisfaire les besoins essentiels d’une population de 9 milliards d’êtres humains, l’agrobusiness détourne d’énormes ressources (terre et eau) en faveur de cultures d’exportation non indispensables : soja pour bestiaux, oranges pour leur jus, fleurs pour l’ornement, agrocarburants pour les transports, etc. Haïti, qui importe 60% de sa nourriture, remplace ainsi ses champs de haricots (aliment de base) par des orangeraies… (Delcourt 2010).

La recherche de hauts rendements stimule le recours systématique aux hybrides ou aux OGM (promus par la Banque mondiale et l’Alliance for the Green Revolution in Africa de Bill et Melinda Gates), tandis que les petits producteurs sont encouragés à rejoindre de grandes chaînes de valorisation internationales. Les conséquences écologiques de ces évolutions sont alarmantes (réduction de la biodiversité, émissions accrues de gaz à effet de serre, épuisement des sols, tarissement des réserves d’eau, etc.).

Le « tout à l’exportation » soumet l’ensemble des producteurs-trices à la loi implacable du complexe agroalimentaire mondial – semenciers, fabricants d’intrants chimiques, traders, industriels, chaînes de grands distributeurs, etc. –, qui favorise la concentration de l’agriculture. Depuis peu, ce processus a franchi un nouveau seuil en développant une « nouvelle forme de colonialisme ». Désormais, les investisseurs privés et les Etats n’hésitent plus à acheter ou à louer des domaines agricoles gigantesques dans les pays les plus pauvres.

Un nouveau colonialisme agricole

Ces « réserves » sont prospectées par imagerie satellite, avant d’être « achetées » pour quelques dollars l’hectare, voire louées, avec la garantie de conditions fiscales très avantageuses (Merlet 2010). Ainsi, le 7 septembre dernier, un rapport très attendu de la Banque mondiale révélait que 46,3 millions d’hectares avaient été touchés par de telles opérations entre octobre 2008 et juin 2009 (dont plus de la moitié en Afrique subsaharienne). Des pointages antérieurs avaient mis en évidence l’acquisition de 2,2 millions d’ha par la Chine en RDC, de 1,3 million d’ha par Daewoo à Madagascar, 0,5 à 1 million d’ha par un fond d’investissement US au Soudan, etc. Le passé colonial des régions concernées facilite ces transferts, les droits coutumiers des populations ayant été anéantis depuis longtemps. Seule différence : aujourd’hui, les besoins en main d’œuvre sont réduits au minimum grâce à d’importants investissements (irrigation, machines, intrants, OGM, etc.).

« La meilleure couverture contre la récession dans les dix à quinze ans qui viennent est un investissement dans les terres agricoles », notait récemment le responsable des placements alternatifs d’Insight Investment (Grain 2008). La Banque mondiale, L’Africa Governance Initiative de Tony Blair, la Société financière internationale (SFI) et le Fond internationale pour le développement agricole (FIDA) soutiennent ces mécanismes prédateurs. Et tant pis pour les communautés qui tiraient jusqu’ici une partie de leur subsistance de ces territoires !

En même temps, les consommateurs les plus pauvres sont de plus en plus soumis aux fluctuations des prix des denrées de base sur le marché mondial (l’Afrique importe un quart de ses besoins alimentaires). Avec la cotation boursière des céréales et le développement de produits dérivés, la survie physique de centaines de millions de personnes dépend désormais directement des cours des « futures » (contrats à terme) sur les grandes places financières. Ainsi, la crise alimentaire de 2007-2008, qui a touché une quarantaine de pays et plongé 125 millions de personnes supplémentaires dans l’extrême pauvreté, n’était pas due à de mauvaises récoltes – l’offre avait même crû pendant cette période –, mais résultait de la formation d’une bulle spéculative sur le marché des céréales. Celle-ci avait été causée par l’effondrement du marché hypothécaire US, dès les premiers signes de la crise des subprimes. Au second semestre 2007, au plus fort de la crise alimentaire, ADM, Montsanto et Cargill avaient ainsi vu leurs bénéfices exploser, respectivement de 42%, 45% et 86% ; au premier semestre 2008, ceux de Nestlé et de Tisco avaient progressé de 8% et 10% (The Independent, 2 juillet 2010, Sorge 2010).

Droit à l’alimentation et environnement

Pour contrer cette course à l’abîme, en 2008, 400 scientifiques ont produit un rapport intitulé Evolution internationale des connaissances, des sciences et des techniques agricoles pour le développement. Bien que commandité par la FAO et la Banque mondiale, il représente l’équivalent du rapport du GIEC pour l’agriculture. Selon ses auteurs, « non seulement l’agriculture paysanne n’est pas moins productive que l’agriculture industrielle, mais elle peut en plus apporter une bien plus grande valeur ajoutée en raison des multiples fonctions sociales, culturelles et écologiques qu’elle remplit. (…) les principaux facteurs qui limitent la production, la distribution sur une base équitable et la durabilité écologique sont intrinsèquement de nature sociale et non pas technique » (cité par Delcourt 2010).

Pour assurer l’alimentation de la population mondiale à l’horizon 2050, il faut donc en priorité « déconcentrer » la propriété foncière, ce qui nécessite une réforme agraire radicale, ainsi qu’une aide publique aux petites exploitations paysannes (crédit, équipements, infrastructures, stabilisation des prix, protections tarifaires différenciées, etc.) guidée par des objectifs écologiques à long terme (« révolution durablement verte ») (Griffon 2006). Sans cela, la défense effective du droit à l’alimentation et à la souveraineté alimentaire n’est qu’un vain mot. Mais un tel programme suppose une mise en cause du système capitaliste lui-même, dont le potentiel prédateur a été une nouvelle fois révélé par les contre-réformes néolibérales de ces trente dernières années.

Jean Batou, paru dans la revue « SolidaritéS » (Suisse) n° 177, 2010

Ouvrages cités :

AFD (Agence française de développement), Les appropriations de terres à grande échelle, juin 2010.

Delcourt, L. « L’avenir des agricultures paysannes face aux nouvelles pressions sur la terre », Alternatives Sud, 17, 2010.

Grain, divers articles et notes sur le site www.grain.org.

Griffon, M., Nourrir la planète. Pour une révolution doublement verte, Paris, 2006.

Merlet, M., « Les grands enjeux de l’évolution du foncier agricole et forestier dans le monde », Etudes foncières, 143, janv.-févr. 2010.

Sorge, P., « The Forgotten Crisis. As Banks Are Rescued, Will the World’s Hungry Be Overlooked ? », Der Spiegel Online, 16 oct. 2010.


Un modèle alimentaire dont les jours sont comptés

Lorsqu'une personne quelconque réfléchit à la question de l'épuisement du pétrole, la première chose qui lui vient à l'esprit est qu'elle ne pourra plus remplir le réservoir de sa voiture, ou que ce sera trop cher. Autrement dit, elle pense que le principal impact sera sur sa mobilité. Bien que cette conséquence soit exacte et importante – au vu de la dépendance quasi absolue du transport vis à vis des combustibles dérivés du pétrole - , les répercussions les plus graves du pic pétrolier concerneront pourtant l'alimentation, et cela pour deux raisons principales: le modèle de production agro-alimentaire et le modèle de distribution/comercialisation actuels.

Le modèle de production agro-alimentaire actuellement prédominant est extrêmement dépendant du pétrole. Si nous observons une exploitation agricole industrielle conventionnelle, nous constaterons que sa liste d'intrants est constituée d'une longue série de produits vitaux directement ou indirectement dérivés des combustibles fossiles: gasoil pour les machines et les système de fumigation ou d'irrigation; pesticides, herbicides et plastiques élaborés par l'industrie pétro-chimique; fertilisants dérivés du gaz naturel (autre combustible fossile dont l'épuisement suivra celui du pétrole); et divers autres produits qui doivent parvenir à la ferme transportés par camions depuis des distances de plusieurs centaines ou milliers de kilomètres, y compris la plus grande partie des aliments destinés au bétail. De fait, les calculs réalisés sur cette dépendance nous indiquent que pour produire chaque calorie d'aliment aujourd'hui, on consomme une moyenne de 10 calories d'énergie fossile.

Dans ce sens, avec le gigantisme, la mécanisation, la monoculture et la dépendance aux exportations sont des facteurs critiques de vulnérabilité qui affectent la majorité des exploitation agricoles et d'élevage conventionnelles et qui doivent être corrigés de manière anticipée et planifiée aujourd'hui plutôt que trop tard, lorsque les prix des intrants fossile seront trop élevés et ne laisseront plus d'autre choix.

Ces facteurs ont été imposés par des politiques agraires qui nous vantaient la disponibilité éternelle de l'énergie et par des marchés faussés qui ne tenaient pas en compte les coûts réels des différents types de production. Si nous n'abandonnons pas ce bateau où l'on nous a fait monter, nous coulerons avec lui et – c'est le plus grave – nous entraînerons avec nous la population mondiale car il sera impossible de continuer à produire des aliments en suffisance avec le système actuel.

Mais la situation à laquelle nous sommes confrontés est rendue encore plus difficile du fait que le problème ne réside pas seulement dans le modèle de production et dans ses coûts. A l'heure de distribuer et de commercialiser les aliments produits par ces exploitations conventionnelles, nous dépendons totalement d'une chaîne de distribution moderne et centralisée qui fonctionne avec une consommation énergétique élevée pour le transport des produits à longue distance, leur manutation, leur réfrigération, leur emballages et leur dépôt « just in time » dans les étalages des supermarchés des villes.

Imaginons un instant que cette grande chaîne de distribution s'écroule, il ne s'agit nullement d'une vue de l'esprit trop difficile vu que les grèves dans le secteur du transport conduisent à une situation similaire: en moins d'une semaine, les étalages des supermarchés urbains sont vides et le chaos commence. Nous devons voir ce type de situations comme une anticipation à petite échelle de ce que nous risquons de vivre de manière permanente dans quelques années à l'échelle mondiale et nous devons en tirer certaines conclusions. La plus évidente d'entre elles est que, plus grande est la distance d'où provient notre nourriture, plus nous sommes vulnérables à une interruption ou à une réduction du transport et que seule une production locale peut nous garantir un approvisionnement alimentaire et en autres produits de première nécessité. Si nous revenons à des circuits plus courts de production, de transformation et de consommation, nous serons mieux capables de résister à ce genre de problèmes. La clé du changement de modèle réside également dans la recherche d'une autosuffisance maximale des exploitations agricoles, par la récupération des savoirs ancestraux de l'agriculture paysanne (polycultures et agro-élevage intégrés, rotation des cultures, etc) couplée aux techniques écologiques les plus modernes (agriculture biointensive, permaculture, etc.).

D'après Manuel Casal Lodeiro (www.rebelion.org)

Le piège mortel de la « Révolution Verte »

(Donées extraites du livre du scientifique Dale Allen Pfeiffer « Manger les combustibles fossibles »)

La dénomée « Révolution Verte » a profondément transformé l'agriculture mondiale au travers de l'industrialisation et de la mécanisation de cette dernière. Entre 1950 et 1994, la production mondiale de grains a augmenté de 250%, élevant tout autant l'énergie disponible pour notre alimentation. Cette énergie supplémentaire ne procédait pas d'une augmentation du rayonnement solaire qui rend possible la photsynthèse par les plantes, ni de la mise en culture de nouvelles terres. L'énergie supplémentaire issue de la Révolution Verte provient de l'usage intensif des combustibles fossiles sous forme de fertilisants, de pesticides et de l'irrigation alimentée par les hydrocarbures. Ce changement a augmenté la demande en énergie de l'agriculture dans une proportion 50 fois plus élevée que celle utilisée dans l'agriculture traditionnelle. Pour donner une idée de l'intensité énergétique de l'agriculture intensive moderne, il suffit d'indiquer que la production d'un kilo de fertilisants au nytrogène recquiert l'équivalent énergétique d'un litre et demi de gasoil, ou que, déjà en 1990, les Etats-Unis avaient besoin de plus de 6 bariles de pétrole par an pour chaque hectare de production agricole.

En outre, dans le processus industriel existe une tendance marquée à la perte et au gaspillage d'énergie. Entre 1945 et 1994, on a injecté 120 fois plus d'énergie dans l'agriculture, tandis que les rendements des récoltes n'ont été multiplié que par 90. Depuis lors, le coût énergétique a sans cesse augmenté mais sans une élévation correspondante de la productivité. Nous avons donc atteint le point des « retours marginaux décroissants »: la Révolution Verte est entrée dans sa phase d'effondrement énergétique et menace de nous entraîner dans sa chute.

Source: http://revistasoberaniaalimentaria.wordpress.com/2010/12/05/el-cenit-del-petroleo/

Voir ci-dessus