Les femmes et la crise capitaliste
Par Sandra Ezquerra, Lidia Cirillo le Jeudi, 23 Décembre 2010 PDF Imprimer Envoyer

Au vu des statistiques, l'emploi féminin semble avoir mieux résisté que l'emploi masculin aux effets d'une crise capitaliste qui n'a pas enrayé le processus historique d'augmentation des taux d'emplois féminins. Mais, si ce processus s'est accompagné d'une précarisation généralisée de l'emploi, tant pour les hommes que pour les femmes, ces dernières subissent les conséquences de la crise à partir de positions qui restent plus précaires encore que celles des hommes. En outre, les plans d'austérité qui se sont généralisés dans toute l'Europe ont, et auront de manière croissante, un impact négatif majeur sur elles. Dans ce dossier, Sandra Ezquerra et Lidia Cirillo analysent ces différents phénomènes à partir de données historiques et actuelles du marché du travail en Catalogne, en Italie et dans l'Union européenne en général (LCR-Web).

À mesure que la crise avance, le féminisme doit être dans la rue

Par Sandra Ezquerra

La crise continue. Malgré les lectures « intéressées » sur la diminution des taux de chômage, elle se poursuit, s'approfondit et semble sans fin. Alors qu' il y a deux ans on nous présentait les choses comme le début d'une période difficile - qui nécessitait, certes, quelques sacrifices - mais qui serait rapidement dépassée, on constate aujourd’hui un pessimisme et un désespoir généralisés, la normalisation d'un sentiment d'impuissance. La crise n'a toujours pas touché le fond, car les forces gigantesques qui l'ont provoqué et les énormes contradictions du système capitaliste, hétéro-patriarcal et raciste, n'ont pas de limites. Ils n'ont pas de freins et, au lieu de réduire la vitesse, les élites politiques ont au contraire décidé de l'augmenter et de pratiquer la fuite en avant.

A la massive destruction de l'emploi qui a commencé en 2008 s'est ajouté l'augmentation du nombre de personnes exclues des indemnités de chômage, les expulsions de logement et la montée du nombre de personnes en situation de pauvreté. Et comme si ces mauvaises nouvelles n'étaient pas suffisantes, au cours de ces derniers mois nous assistons avec consternation à l'annonce et à l'application de mesures politiques qui réduisent les droits sociaux, qui facilitent les licenciements, qui promeuvent le travail précaire et menacent les conventions collectives. Or, s'il y a bien une chose que l'éclatement de la crise avait démontré, c'était pourtant bien le caractère insoutenable du modèle économique en vigueur et de ses politiques néolibérales. Mais, contrairement aux illusions de certains, la lumière n'était pas au bout du tunnel. Le remède apporté à la crise du capitalisme néolibéral par les médecins du Fonds Monétaire International et par tous leurs complices est encore plus de capitalisme, et plus néolibéral que jamais.

Au milieu de ce carnaval confus de chiffres accablants, d'interprétations faussées et contradictoires et de mesures d'austérité voraces, la question est, comme toujours; où sont les femmes? Qu'en est-il pour nous?

On a écrit et parlé jusqu'à la nausée ces derniers années sur les conséquences de la crise dans la population catalane, ainsi que sur l'inefficacité des mesures adoptées par les gouvernements pour y pallier. Mais on n'a pas beaucoup parlé, pour ne pas dire pas du tout, des conséquences spécifiques de la crise et des réponses politiques sur les femmes, et particulièrement sur les femmes travailleuses, qu'elles soient rémunérées ou non.

Par contre, depuis le début de la crise, les médias ont souligné de façon systématique qu'elle frappe plus durement les hommes que les femmes. Alors qu'au début de l'année 2007 les taux de chômage masculin et féminin en Catalogne étaient respectivement de 5,5% et de 8,2%, à la fin de l'année 2009, ils étaient de 18,15% et de 15,83%. L'éclatement de la bulle immobiliaire et les licenciements massifs dans les secteurs de la construction et de l'industrie permettent d'expliquer l'accélération du chômage des hommes et, à partir du troisième trimestre 2008, leur taux de chômage plus important par rapport aux femmes. Cependant, l'absence d'une analyse critique des différences et des réalités qui se cachent derrière les statistiques officielles n'ont fait que rendre plus invisible encore la situation spécifique – et plurielle – des femmes dans le contexte actuel.

En premier lieu, si l'automne 2008 a été principalement caractérisé par l'éclatement de la bulle immobiliaire et la crise dans l'industrie, à partir du printemps 2009 la contraction de la demande de main d'oeuvre a également commencé à toucher le secteur des services, qui occupe à plus de 80% les femmes qui ont un emploi en Catalogne.

En second lieu, au moment où la crise actuelle a éclaté, les femmes en Catalogne représentaient 80,23% des personnes travaillant à temps partiel et moins de 46% des personnes ayant un contrat indéterminé. D'autre part, le salaire moyen des femmes dans l'Etat espagnol était, au début de l'année 2008, plus de 25% moindre que celui des hommes, un fait qui est profondément lié à la discrimination des femmes sur le marché du travail et à leur plus forte présence dans le secteur des services, caractérisé par des taux importants d'emplois précaires.

En outre, les femmes sont surreprésentées par rapport aux hommes dans l'économie informelle, avec l'absence des droits sociaux qui en découlent. Tout cela se traduit par le fait qu'au premier trimestre 2008, les femmes constituaient 57,50% des personnes dépendantes d'indemnités de chômage non contributives. De plus, ces indemnités étaient moindre que celles des hommes en moyenne et étaient plus limitées dans le temps.

En troisième lieu, bien qu'il n'existe pas de données exhaustives sur le sujet en Catalogne aujourd'hui, dans d'autres contextes de crises économiques on a toujours constaté une augmentation de la charge du travail domestique non rémunéré sur les femmes, à la fois comme résultat des stratégies des familles afin de diminuer leurs dépenses et de la réduction des ressources sociales dans les services d'attention aux personnes.

Finalement, la crise n'affecte pas toutes les femmes de la même manière. Les données sur le chômage au cours du premier trimestre de cette année montrent d'importantes différences en termes d'origine nationale. Tandis que les taux de chômage féminin (14,60%) et masculin (15,10%) de la population « autochtone » se mantiennent entre eux à un niveau comparable, le chômage dans la population d'origine immigrée non communautaire est de 33,29%, soit le double de la population autochtone (14,87%).

Le taux de chômage féminin « non communautaire » (26,87%) est très en dessous du taux masculin (37,29%), mais il est supérieur aux taux de chômage des femmes et des hommes autochtones. En tenant compte des nombreuses carences des statistiques à refléter de manière fidèle les phénomènes liés à l'immigration (par exemple, pour la population sans-papiers), et du fait qu'un important pourcentage de femmes immigrées est concentré dans l'économie informelle, les chiffres du chômage des femmes d'origine immigrée est certainement plus élevé en réalité que dans les données officielles. D'autre part, il faut faire attention aux différences d'âge, puisqu'on constate, au premier trimestre 2010, que le taux de chômage des femmes entre 16 et 19 ans est de 55,6% tandis que celui des femmes entre 20 et 24 ans est de 31,6%

L'absence d'une perspective de genre dans les réponses gouvernementales à la crise est frappante. Après les sauvetages massifs des banques avec l'argent public, des mesures destinées à « stimuler l'emploi » ont été prises, comme le fameux « Plan espagnol pour la stimulation de l'économie et de l'emploi », ou « Plan 2000 ». Si, dans sa première version, on mentionnait les investissements sociaux, dans la pratique il a fini par opter exclusivement sur les infrastructures physiques, selon l'hypothèse qu'elles auraient un impact plus important sur l'emploi. Mais la question demeure: l'emploi de qui? Et quel type d'emploi?

Les réponses du gouvernement ce sont centrées sur les secteurs de la construction et de l'industrie automobile, largement connues pour leurs caractéristiques économiques, sociales et écologiques insoutenables. De plus, en tenant compte de l'importante présence de travailleurs masculin dans la construction (92,47%) et dans l'industrie (75,18%) au troisième trimestre 2008 – fruit de la discrimination sexuelle persistante sur le marché du travail – dans aucun des plans approuvés par le gouvernement on a donné priorité à la nécessité de promouvoir ou de protéger l'emploi féminin dans d'autres secteurs économiques. Sur les 11 milliards d'euros qui ont été injectés pour stimuler l'emploi pendant la première année de la crise, la majeure partie a été destinée au secteur de la construction, sans aucune contrepartie.

En plus des graves conséquences des réductions des dépenses sociales sur les travailleurs et les travailleuses, sur les pères et les mères, sur les pensionnés-es, l'austérité affectera de manière particulièrement sévère les femmes car elles sont surreprésentées dans les secteurs publics tels que l'enseignement, la santé et les services sociaux. Résultat de notre vulnérabilité économique, nous, les femmes, subiront plus durement les réductions des dépenses dans les services publics et dans les prestations sociales et ce sera nous à nouveau, et comme toujours, qui devront pallier aux carences publiques par notre travail domestique invisible et non rémunéré dans le cadre du foyer.

La crise continue et s'approfondit. Les réponses ne sont pas dans les « plans de relance », dans les réformes du Code du travail ou dans l'austérité. Les réponses, bien qu'il soit parfois difficile de les articuler, voir de les entendre, sont dans la rue. Et c'est dans la rue que nous devons êtres, nous les femmes, parce que nous ne voulons pas souffrir en silence et dans l'ombre des effets collatéraux de ce système. En tant que féministes, nous devons plus que jamais affirmer qu'il n'y aura pas d'alternative possible sans notre participation active.

Sandra Ezquerra est militante de Revolta Global-Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste) dans l'Etat espagnol http://www.anticapitalistas.org . Traduction de l'espagnol par Ataulfo Riera pour www.lcr-lagauche.be


Le travail des femmes

Par Lidia Cirillo

La période 2008-2009, durant laquelle la crise a fortement touché l’emploi, a révélé, selon les principaux instituts statistiques, un phénomène inattendu. Il n’est plus vrai, ou du moins, il n’a plus été vrai ces dernières années, que les femmes sont les premières à être licenciées en cas de crise. C'était effectivement une constatation historique, s'appuyant sur la liste des désavantages et des difficultés du travail féminin. Or, non seulement elles ont mieux résisté, mais il semblerait même que la crise ait renforcé le processus de féminisation du marché du travail, qui a débuté dans les années 70 et qui s’est poursuivi selon des rythmes divers jusqu’à nos jours.

En observant les données générales (celles de l’Organisation Internationale du Travail par exemple), au début de l'année 2010, on remarque surtout les raisons qui font que les femmes sont les plus touchées par la crise. Mais cette observation change lorsqu’on se penche sur des pays plus développés économiquement et sur certaines parties spécifiques du monde.

En 2009, 4,2 millions d’emplois ont été éliminés aux États-Unis, et pour la première fois dans l’histoire, les femmes représentent désormais la moitié de la force de travail. En Europe, selon un rapport annuel de la Commission Européenne (« Report of Equality between Women and Men », 2010), le taux de chômage a augmenté de 6,4 à 9,3% entre mai 2008 et septembre 2009 pour les hommes et de 7,4 à 9% pour les femmes. En Italie, on se trouve dans une situation où les logiques relatives aux régions plus développées se combinent avec les logiques traditionnelles, surtout à cause de la différence entre le nord et le sud du pays. Selon l’Istat (Institut national de statistique italien), le taux d’emploi a diminué de 47,2 à 46,4% pour les femmes et de 70,3 à 68,8% pour les hommes. La chute du taux d’emploi est donc pour plus de la moitié due à la partie masculine, avec 274.000 travailleurs en moins, soit un recul de 2% (alors que la diminution générale est de 1,6%), tandis que la partie féminine compte 105.000 emplois perdus, c'est à dire 1,1%. Signalons aussi qu'en 2008, le taux d'emploi général était, pour l'Italie, de 7 points en dessous de la moyenne européenne, et ce, à cause du « gender gap ».

Cette différence entre les genres est surtout présente dans le sud du pays, avec un taux d'emploi de 30,6% pour les femmes (alors que celui-ci est de 56,5% dans le nord du pays). Durant le début de l'année 2010, la situation s'est dégradée de manière égale pour les hommes et les femmes (en termes d'heures de travail).

On peut expliquer cette meilleure résistance de la part des femmes par toutes sortes de raisons, certaines simples, d'autres plus complexes. Une des raisons évidentes est que, durant la période 2008-2009, en Europe, ce sont surtout les secteurs essentiellement masculins qui ont subi les effets de la crise ; l'industrie, la construction, etc.

Mais cet effet va bientôt être contre-balancé par les attaques actuelles contre les secteurs publics, dans lesquels on retrouve surtout des travailleuses. En mai 2010, après la réunion de la Banque Centrale Européenne (BCE), du Fonds Monétaire International (FMI) et de l'Ecofin, les gouvernements ont en effet commencé à lancer des plans d'austérité budgétaire pour « sauver la zone euro ». Cette vague d'austérité européenne représente une nouvelle phase de la guerre de classe contre les travailleurs et le salariat et dont l'objectif est de détruire les vestiges de l'État providence né après la seconde guerre mondiale.

Prétextant l'urgence de sauver les banques qui, possédaient pourtant encore un nombre important de produits financiers toxiques, les gouvernements européens ont totalement abandonné les discours qui avaient dominé au sein du G20 en septembre 2009 sur la nécessité de « refonder le capitalisme et mettre fin à la spéculation ». L'éditorial du bulletin mensuel de la BCE indiquait dès le mois de décembre 2009 les priorités pour l'Union européenne : liquider ce qu'il reste des droits du travail, réduire les salaires et le nombre de salariés du secteur public, faire des coupes nettes dans la santé et l'éducation.

Cette première explication n'est cependant pas suffisante pour comprendre l'évolution qui touche main d'œuvre masculine et féminine. Plus fondamentalement, il semble que, depuis 2008-2009, les dynamiques en cours aux États-Unis sont destinées à se réaliser également en Europe.

Des raisons obscures

La façon dont la partie féminine des salariés a réagi face à la crise rejoint la dynamique générale de féminisation du monde du travail, qui, si elle est un phénomène connu, comporte des tenants et aboutissants qui sont moins clairs, au point de se demander comment il est possible de théoriser sur l'actuel réalité du travail et sur la construction d'un nouveau mouvement ouvrier sans comprendre, avant tout, le rôle du genre dans la lutte de classe.

Avant de se pencher sur n'importe quel autre élément de « diversité », il faut regarder les différences qui touchent, au sein du prolétariat, les femmes et les immigrés. Comprendre le rôle de la perception que le prolétariat a des femmes et des immigrés et de la perception qu'ils ont d'eux-mêmes sera un élément décisif dans la reconstruction d'une classe existant pour elle-même, ou plutôt d'une classe tout court.

Depuis les années 70, la place des femmes sur le marché du travail n'a cessé de prendre de l'importance. Sans retourner des années en arrière, notons qu'entre 1997 et 2007, le travail des femmes est passé de 51,4% à 58,3% dans l'Europe des 27 et de 48 à 58% dans la zone euro. Les données varient d'un État à l'autre (en Italie, de36,4 à 46,6%; en France, de 52,4 à 60%, en Allemagne de 55,3 à 64%, etc.), mais la tendance générale est la même partout.

Entre 2000 et 2007, l'écart salarial entre hommes et femmes a diminué de 17,1 à 14,2% pour l'Europe des 27 et de 20,2 à 15,4% pour la zone euro. Même si ce phénomène n'est pas étendu de façon globale, il ne se limite pas à l'Europe et aux États-Unis. Dans les pays qui ont fait l'objet de transferts dans les phases de production à forte main d'œuvre, on a constaté de véritables avancées du travail féminin qui ont cependant parfois eu un caractère conjoncturel. Par exemple, de 1970 à 1990, le taux d'emploi féminin dans le Sud-Est asiatique a augmenté de 25 à 44%. Au Bangladesh, sur 1,5 million d'emplois créés dans les années 1980-1990, 90% des postes ont été occupés par des femmes.

Pour l'instant, limitons nous à l'Occident dans notre recherche des causes et des effets. Face à un phénomène nouveau et d'ampleur comme celui de la féminisation du travail, il faut s'attendre à ce qu'il n'y ait pas une seule cause. Pour expliquer l'irruption des femmes sur le marché du travail, la raison la plus invoquée est le changement de structure économique, comme par exemple le développement du secteur des services qui occupait au début de ce XXIe siècle plus ou moins 79% des femmes actives dans l'Union européenne. Ou encore la réduction des secteurs qui demandent une certaine force physique, le rôle du travail intellectuel dans la production, les qualifications nécessaires aux nouveaux emplois, etc.

À bien y regarder, il n'existe pourtant aucun rapport de cause à effet entre l'existence d'une profession et d'un métier et la présence des femmes dans ce métier. Bien entendu, une fois que les barrières sont tombées, les femmes choisissent certaines professions plutôt que d'autres, du moins dans une première phase. Mais il faut aussi que tombent des barrières législatives, culturelles, psychologiques et matérielles. La magistrature, l'enseignement de la philosophie et la médecine ont été durant un temps interdits aux femmes. Il a fallu abattre des obstacles légaux pour permettre à ces métiers de se féminiser eux aussi.

Il existe néanmoins encore des fonctions et des professions qui restent peu fréquentées par les femmes, même si aucune loi ne leur en interdit l'accès, et cela parce que les femmes y sont mal vues, qu'aucune occasion ne se présente à elles pour les pourvoir, ou encore parce qu'elles-mêmes les considèrent comme peu pertinentes pour l'avenir qu'elles se dessinent. Et il n'est pas seulement question de stéréotypes et de préjugés : les rapports sociaux de genre et l'organisation capitaliste de la société peuvent rendre très difficile matériellement la vie d'une femme qui désire entreprendre une carrière dont le niveau d'investissement et de compétitivité ont été définis sur des critères masculins.

Le rôle du conflit

En réalité on comprend peu la féminisation si on ne tient pas compte de la notion fondamentale de conflit. En effet, c'est la combinaison entre les conflits de genre et les conflits de classe qui a le plus contribué à la croissance du travail féminin. Le conflit de genre s'est manifesté dans les années 70 sous la même forme de mobilisations de femmes que celles des mobilisations du mouvement ouvrier du début du XXe siècle (cortèges, manifestations, revendications), surtout en Europe. Ces mobilisations ont produit une « onde longue » du féminisme dont les effets sont en quelque sorte encore présents. Même si elle est plus visible et organisée là où la résistance des structures patriarcales est plus importante, il existe une volonté d'émancipation et de liberté permanente de la part des femmes. Ces besoins s'articulent au-delà de la revendication politique immédiate, dans des parcours individuels et collectifs, et prend place aussi dans des sociétés au sein desquelles les mouvements de femmes ne se développent pas uniquement pour réinvestir l'espace culturel et les institutions.

En résumé, en Europe et de façon générale dans les parties les plus développées du monde, les femmes se sont lancées dans la globalisation qui les a accueillies dans un moment d'ascension. D'une façon globale, le besoin d'émancipation des femmes a constitué un des leviers de mise en concurrence des forces de travail. La concurrence des secteurs les plus stables et organisés du monde du travail ne s'est donc pas uniquement construite par le transfert d'activités à haute intensité de main d'œuvre dans les pays où les droits du travail sont moindres, mais aussi par la préférence accordée aux femmes lors des engagements.

Le travail masculin et local n'a aucun droit de se plaindre de cette concurrence subie car celle-ci n'est possible que grâce au racisme et au sexisme qui vivent en lui et qui détruisent la solidarité, élément indispensable pour transformer un fait social de classe en un fait politique et lui donner la capacité à agir. Le travail des femmes a ouvert la route à l'instabilité et à la précarité de par les caractéristiques « traditionnelles » de l'occupation féminine, elles-mêmes fortement conditionnées par ce que le féminisme a appelé « le travail de reproduction », ou domestique ou de soins. En effet, le différentiel de genre dans les taux d'emploi est plus bas entre 15 et 29 ans par rapport à la période successive, c'est à dire lorsque les femmes deviennent mères et ont des enfants de moins de 12 ans. Les femmes avec des jeunes enfants doivent plus souvent renoncer à un poste et chercher une alternative à temps partiel ; elles retournent ensuite sur le marché du travail trop tard avec des conditions inférieures et se retrouvent donc dans les segments marginaux et instables.

Le travail atypique

Durant les dernières décennies, la précarisation du travail s'est généralisée au travers de la croissance de ce qu'on appelle le travail atypique. Dans l'Europe des 27, par exemple, de 2001 à 2005, le nombre de travailleurs engagés avec des contrats de travail atypique est passé de 36 à 45% de l'emploi global. La différence entre les États limite la possibilité de dessiner un profil mais il existe des tendances de fond communes à une grande partie des pays européens. Le temps partiel est plus féminin et à la veille de la crise, c'est à dire en 2007, une travailleuse sur trois était engagée à temps partiel, et dans certains pays, comme par exemple en Allemagne, cette proportion passait à une femme sur deux. En moyenne, un peu moins de 80% des travailleurs à temps partiel sont des femmes dans l'Union européenne.

De diverses façons se sont aussi des femmes qui ont été engagées dans des segments de travail atypique. Les contrats à durée déterminée c'est à dire l'autre forme de précarisation présente en Europe, a progressé de façon ininterrompue jusqu'à la veille de la crise, pour les femmes comme pour les hommes. À part en Allemagne, il y a presque partout plus de femmes travaillant à durée déterminée que d'hommes (au Danemark, 9,1 femmes pour 7,5 hommes ; en France, 15,4 femmes pour 13 hommes ; en Espagne 31,4 femmes pour 27,7 hommes, etc).

Pour expliquer concrètement et simplement les effets de la féminisation sur le travail, il suffit d'évoquer une dynamique traditionnelle qui fait que l'entrée massive des femmes dans une profession ou un métier a comme conséquence presque automatique la perte de valeur sociale de cette profession et la réduction des salaires. Si cette logique s'étend à tout le marché de l'emploi, l'effet sera celui d'une dévalorisation générale.

Ces logiques ne sont pas uniquement liées au rôle des femmes dans la reproduction et dans le travail domestique. Insister sur ces aspects risquerait même de passer à côté d'autres, à partir du moment où toutes les recherches faites sur cette thématique en ont conclu que la majorité des travailleuses à temps partiel préféreraient avoir des temps plein. Et que le temps partiel se concentre souvent dans des tranches d'âge où les femmes n'ont pas encore ou n'ont plus de petits enfants.

La vérité est que dans la plupart des cas, le temps partiel répond à des exigences spécifiques du patronat et du système car il permet une réduction des salaires non proportionnelle à la réduction du travail fourni. Celui-ci s'intensifie alors de manière spontanée ou programmée. Il existe en outre des plages horaires qui ne peuvent pas être assemblées pour former un temps plein dans des secteurs qui requièrent un grand nombre de travailleurs avec un haut niveau de qualification (dans l'instruction publique par exemple). Un horaire réduit permet alors de maintenir les salaires bas. Les logiques qui précarisent et dévalorisent le travail féminin sont nombreuses et complexes ; elles contribuent à en déterminer les stéréotypes, les habitudes, les normes sociales qui, subies et intériorisées, se synthétisent dans ce que le féminisme appelle le patriarcat, notion sur laquelle on a beaucoup parlé et écrit.

Passés ces prémisses, la plus grande résistance des femmes s'explique aussi par une autre raison, au-delà de la diversité des secteurs touchés : les crises et les phénomènes de concurrence sont encore utilisés pour affaiblir ce qu'il reste des droits du travail. Prenons un exemple qui confirme le rapport entre crise, mise en concurrence et guerre de classe : en Italie, il y a eu en 2009 une perte de 380.000 emplois (-1,6%), qui sont en fait le résultat d'une perte de 527.000 emplois compensée par une augmentation du travail des étrangers de 147.000 emplois (qui est une augmentation importante bien qu'inférieure à celle du passé).

Émancipation et sujet

L'arrivée massive des femmes sur le marché du travail a mis en route des dynamiques d'émancipation qui ne doivent pas être sous-estimées car elles agissent sur l'image que les nouvelles générations de femmes ont d'elles-mêmes. Réussir à les identifier est une des conditions sine qua non de l'action politique qui ne peut plus s'adresser à une jeune femme en 2010 de la même façon que dans les années 1970.

Ce n'est pas une nouveauté, mais une logique connue dès les premiers pas du mouvement ouvrier de culture marxiste. Celui-ci avait identifié la tendance capitaliste à détruire toute autre relation que celle de classe entre les êtres humains, y compris les rapports sociaux de genre. L'histoire du XXe siècle a souvent contrarié cette hypothèse car d'autres relations (de genre, de génération, de nationalité, de « race », de religion, etc.) ont été utilisées à des fins politiques pour diviser et hiérarchiser les forces de travail. Il n'empêche que c'est une tendance bien réelle qui agit en profondeur et de manière linéaire.

Depuis plusieurs année la natalité décroît en Italie et la situation serait encore pire sans la présence des femmes d'origine étrangère. Les femmes italiennes ont en effet 1,33 enfant en moyenne contre 2,5 chez les femmes d'origine étrangère. Mais un des exemples les plus frappants du fait que le monde a changé est que, à Milan, capitale d'une région contrôlée depuis des décennies par l'intégrisme catholique, la majorité des familles sont monoparentales.

Classe et genre

La réduction de la différence entre les genres des dernières décennies ne permet aucun enthousiasme et ce pour plusieurs raisons : avant tout, le genre est une grille de lecture, une notion abstraite qui ne représente pas directement des êtres humains pour déterminer des conditions d'existence, il faut tenir compte d'autres éléments de la hiérarchie sociale, par exemple la classe, la génération, la condition migrante. La composante féminine a certainement augmenté sur le marché du travail mais, en même temps, ses conditions de vie et de travail se sont empirées. En vérité les dynamiques d'émancipation des dernières décennies souffrent d'une tare congénitale, car elles se réalisent dans un contexte de mise en concurrence des forces de travail et de régression du mouvement ouvrier « classique ». Il en résulte une tendance à l'égalisation par le bas dans laquelle les hommes deviennent égaux aux femmes et les femmes égales aux hommes mais dans les pires aspects de leur exploitation.

Pour les hommes, c'est la précarité, les bas salaires et la perte de droits traditionnels qui sont propres au travail féminin ; pour les femmes c'est la perte de la tutelle au nom de la parité, le renoncement à la maternité ou de la reporter à un âge où elle devient difficile. Dans un cas comme dans l'autre, une exploitation accrue et une existence structurellement précaire. Par ailleurs, même les progrès de genre ne sont absolument pas irréversible. Quand les hommes et les femmes, les blancs et les noirs, les « autochtones » et les immigrés, les vieux et les jeunes, etc. deviennent tous une même force de travail maléable et corvéable à merci, ceux qui ont encore quelques privilèges voudront les faire valoir coûte que coûte pour ne pas toucher le fond.

Mais les privilèges du genre masculin ne sont pas forcément devenus l'ombre de ce qu'ils étaient. Les dynamiques d'émancipation des dernières décennies n'ont pas détruit les structures patriarcales, même si elles en ont réduit la capacité à déterminer les relations sociales. La féminisation n'a pas du tout effacé les caractéristiques traditionnelles du travail des femmes. Partout les taux d'emploi sont plus bas pour les femmes, avec plus de contrats à durée déterminée ou à temps partiel, et avec plus de possibilités de rester coincées dans des métiers précaires, sans opportunité d'évoluer vers des contrats stables. L'écart salarial entre hommes et femmes est présent partout et ne s'explique qu'en partie par l'extension du temps partiel choisi ou subi. Le « plafond de verre » continue à caractériser le travail féminin ; il y a toujours peu de femmes dans les postes à responsabilité et de direction ; elles continuent à avoir accès à une plus petite variété d'emploi et l'emploi féminin continue à contribuer au maintien des bas salaires.

Dans ce contexte de classe et de genre, des phénomènes de revanche masculine peuvent facilement se manifester et contribuer aux formes politiques de maintien de la domination capitaliste. La montée de l'extrême droite contribue au racisme et au sexisme ambiant, mais il n'est pas une condition indispensable à l'existence de ce sentiment de revanche masculine. En Italie une réaction sexiste s'est déjà manifestée au travers de l'influence politique de l'Église catholique via des lois et de l'image de la femme véhiculée par les médias. D'un point de vue économique, on constate, et on le constatera de plus en plus à l'avenir avec l'aggravation de la crise, des phénomènes de concurrence inversée dont l'enjeu sera ce qu'il reste des droits familiaux appartenant encore aux travailleuses.

Lidia Cirillo est militante de Sinistra Critica (Gauche critique), organisation anticapitaliste italienne. http://www.sinistracritica.org . Cet article, paru dans le numéro 39 (Juillet-août 2010) de la revue « ERRE » de Sinistra Critica, est une synthèse et une partielle réécriture de « L'émancipation malade », édition Libera Università delle Donne, publiée en juin 2010. Ont aussi participé : Ornella Bolzani, Nicoletta Buonapace, Rosa Calderazzi, Maria Grazia Campani, Manuela Cartosio, Lea Melandri, Paola Melchiorri, Cristina Morini, Daniela Pastor et Paola Tabet.

Traduction de l'italien pour www.lcr-lagauche.be : Sylvia Nerina

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