Accord interprofessionnel 2011-2012. Une priorité : augmenter les salaires et les allocations sociales
Par Denis Horman le Lundi, 08 Novembre 2010 PDF Imprimer Envoyer

Normalement, début novembre, doit commencer la négociation entre le patronat et les syndicats pour un nouvel accord interprofessionnel 2011-2012, concernant l’ensemble des travailleurs-euses du secteur privé. Le « groupe des 10 » (2 représentants de la FGTB, 2 de la CSC, 1 de la CGSLB, 2 des classes moyennes, 1 du Boerenbond, 2 de la FEB, plus le Président de la FEB) attend le rapport officiel du Conseil central de l’économie qui projette les marges salariales disponibles pour 2011-2012, en comparaison avec les trois pays voisins (France, Allemagne et Pays-bas). D’ores et déjà, le patronat et notre gouvernement « d’affaires courantes » plaident pour une stricte modération salariale, voire carrément pour un gel salarial.

La « norme salariale » a bon dos !

« Il n’est pas question de toucher à l’index, mais il faut dire aux gens qu’il n’y pas de marge de manœuvre », déclarait, début octobre, le ministre de l’Economie, Vincent Van Quickenborne (Open VLD). Le VOKA (l’organisations patronale flamande, très proche de la N-VA) n’y va pas par quatre chemins : il faut un gel salarial. La FEB (la Fédération des entreprises de Belgique) se la joue plus finement : « il faut une hausse salariale réfléchie. Cela pourrait aider à créer de nouveaux emplois. Il n’est pas injuste de demander un effort à l’ensemble des actifs par solidarité avec ceux qui sont à la recherche d’un emploi » (1).

Depuis 1996, les partenaires sociaux doivent se mettre d’accord sur un ordre de grandeur, appelé « la norme salariale ». La loi de 1996 « relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité », votée à la majorité parlementaire (y compris le PS), impose une « norme » interprofessionnelle aux augmentations salariales : celles-ci ne peuvent dépasser les augmentations prévisibles dans les 3 pays voisins. Le but de cette loi, servant « préventivement » à sauvegarder la compétitivité, revient en fait à légaliser un instrument de contrôle des salaires. Comme pour les accords précédents, le Conseil central de l’économie va déposer son verdict  scientifique. Le Bureau du Plan a déjà rendu le sien : le handicap salarial des entreprises belges par rapport aux trois pays voisins s’est creusé. « Entre 1998 et 2010, cet écart de compétitivité a dépassé les 3% » a indiqué Henry Bogaert, le commissaire au Plan. En conséquence, l’application de cette loi devrait permettre de limiter la hausse salariale à 0,6% sur les deux années à venir (2).

La compétitivité serait-elle donc, pour l’essentiel, déterminée par les salaires ? En réalité, la compétitivité est déterminée par les coûts de production qui comprennent de nombreux éléments. Comme le soulignait Ernest Mandel, elle « dépend essentiellement des coûts unitaires. Ceux-ci sont bien plus déterminés par l'avance technologique, les économies d'échelle, l'abondance relative de capitaux, le choix correct des spécialisations, la cherté du crédit, l'accès à des sources énergétiques ou de matières premières meilleur marché et le poids de l'endettement, que par les fluctuations marginales des taux d'accroissement des salaires » (Ernest Mandel, « La Crise », Flammarion, Paris 1985).

D’après la Banque nationale elle-même, les coûts salariaux des entreprises en Belgique représentaient, en 2008, moins de 30% du total des coûts de production (contre 47% en France et 49% en Allemagne). Et depuis janvier 2010, suite aux mesures proposées par la Ministre de l’Emploi, Joëlle Milquet (le prétendu plan « win win ») et approuvées par le gouvernement, le coût salarial de certains emplois est proche de zéro. En effet, le gouvernement accorde à l’employeur une réduction de 1000 euros/mois, soit pour l’engagement d’un jeune de moins de 26 ans (ayant un diplôme du secondaire et au chômage depuis six mois ou plus), soit pour l’embauche des plus de 50 ans, au chômage depuis au moins six mois.

Ce qui est le plus déterminant pour la compétitivité, c’est la productivité du travail (c’est-à-dire la quantité de biens produits par heure de travail). Or, le Bureau international du Travail et même le Bureau fédéral du Plan sont d’accord : le travailleur belge est un des plus productif du monde. Depuis 1980, la productivité en valeur absolue a été multipliée par trois en Belgique, alors que la part salariale dans le Produit intérieur brut (PIB) a diminué de 10%! « Pour conserver la part salariale dans le PIB au niveau de 1980, sur base de l’évolution de la productivité constatée entre 1980 et 2003, la part salariale dans le PIB aurait dû augmenter de plus de 11% » (3)...

Salaires en baisse, profits en hausse, emploi en berne

Selon la FGTB, depuis le début 2009 jusqu’au milieu de l’année 2010, les salaires bruts conventionnels ont augmenté de …1,6%. A plusieurs reprises, Anne Demelenne, la secrétaire générale du syndicat socialiste, a rappelé « qu’en Belgique, les ¾ des travailleurs gagnent moins que 1 600 euros net par mois » (4). La dégradation des allocations sociales explique que les inactifs (notamment les chômeurs et retraités) représentent 86,1% des pauvres (5). Un pensionné sur quatre vit sous le seuil de pauvreté (avec un revenu inférieur à 893 euros/mois) et 60% des pensions légales sont actuellement inférieures à 1000 euros brut. Sur près de 30 ans -1980-2008-, le taux de remplacement pour les chômeur/euse/s (allocation moyenne/salaire moyen) est passé de 47,8% à 28,3%. La Belgique, pays riche s’il en est, comptait en 2008, 1,5 million de pauvres, soit près de 15% de la population disposant de maximum 878 euros (seuil de pauvreté) par mois.

Est-ce un hasard si les derniers chiffres de la Centrale des crédits (organisme de la Banque nationale, qui recense les crédits aux particuliers) indiquent que 360 000 Belges sont touchés par des crédits impayés, soit 3000 de plus qu’à la fin 2009 (6).?

Mais pendant cette cure d’amaigrissement salarial, les bénéfices des sociétés, eux, se portent très bien. Ils ont même explosé. De 1981 à 2006, ils sont passés de 8 milliards d’euros à 61,5 milliards (7). Ils ont retrouvé une nouvelle santé en 2010. Les entreprises du Bel 20 (les 20 plus grosses entreprises cotées en Bourse) ont rattrapé et même dépassé la rentabilité qu’elles affichaient avant la crise de début 2008. Pour le premier trimestre 2010, elles ont dégagé plus de 10 milliards d’euros de bénéfices. C’est bien plus qu’en 2009 (4 milliards d’euros), aussi qu’en 2008 (9 milliards d’euros). C’est la société française, GDF Suez qui, avec ses 3,6 milliards d’euros de bénéfices, reste la locomotive du Bel 20. D’autres sociétés de l’indice boursier signent des envolées spectaculaires de leurs résultats en progression : + 886% pour Solvay, + 496% pour Umicore, +317% pour Cofinimmo, +275% pour Békaert, +203% pour GBL, +110% pour Belgacom (8). Petite baisse de régime pour AB Inbev au premier semestre 2010 par rapport à la même période 2009. Faut dire que ses bénéfices avaient explosé en 2009 (1 546 milliards d’euros pour les 9 premiers mois)! Le premier constructeur automobile européen, Volkswagen, se porte très bien lui aussi : il a réalisé un bénéfice opérationnel de 4,8 milliards d’euros au 3ème trimestre 2010 (3 milliards de mieux qu’au 3ème trimestre 2009). Quant à ArcelorMittal, sa filiale Arcelor Mittal Services Belgium déclarait, fin 2009, un bénéfice de 155 milliards d’euros et seulement... 496 euros d’impôts!

Mais où vont ces profits, réalisés sur l’exploitation de la main d’œuvre et boostés grâce aux multiples cadeaux de l’Etat aux multinationales? Ces cadeaux sont plantureux: baisses des impôts continuelles - jusqu’à zéro impôt pour des filiales d'Arcelor Mittal -, intérêts notionnels - privant l’Etat fédéral d’une rentrée de 4 milliards d’euros par an, réductions de cotisations sociales patronales - se chiffrant à près de 5 milliards d’euros en 2010.

Une bonne partie des bénéfices sont distribués comme dividendes aux actionnaires. Les entreprises en Belgique, cotées en Bourse, verseront cette année, 4,4 milliards d’euros à leurs actionnaires (9). Comme pour ces dernières années, ce sont près de 50% des bénéfices des entreprises du Bel 20 qui vont dans la poche des actionnaires-rentiers.

AB Inbev, Solvay et Colruyt se partagent près de la moitié des dividendes versés aux actionnaires familiaux belges. GBL et la CNP, les deux holdings du milliardaire wallon, Albert Frère, distribueront ensemble un peu moins d’un demi-milliard d’euros, cette année, à leurs actionnaires (10).

La cause est entendue, et les syndicats, sont aujourd’hui les premiers à le souligner : la modération salariale couplée aux cadeaux pour les entreprises, qui serait facteur de compétitivité et de création d’emploi, selon la propagande patronale et gouvernementale, c’est pure intox ! On constatait déjà l’inverse en 2006 : les 24 entreprises de plus de mille travailleurs, ayant mentionné des intérêts notionnels dans leurs comptes annuels (elles avaient déduit en tout 159 millions d’euros d’intérêts notionnels), avaient réduit leur emploi global de 1 102 équivalents temps-plein (11). Et oui, vous avez bien raison, Mme Onkelinx ! « Donner aux entreprises, comme aujourd’hui, des aides qui vont dans la poche des actionnaires, ça ne va pas » (12)... Mais ce qui ne va pas, surtout, c'est de voter en faveur des intérêts notionnels en toute connaissance de cause et ensuite de faire mine de s'en scandaliser.

Fixer les revendications et un plan de mobilisation

Inquiétante, la réflexion de Claude Rolin, le secrétaire général de la CSC, qui dans une interview, déclarait : «Nous savons que nous ne pourrons pas aller chercher des grandes augmentations de salaires. A titre personnel, je pense que, au-delà de l’indexation des salaires, laquelle est garantie par la loi, il faudra privilégier la formation des travailleurs » (13). Des formations à la place de l'augmentation des salaires? Au vu de la situation décrite plus haut, se camper sur une position aussi minimaliste à la veille de négociations décisives n'augure rien de bon. De plus, la formation n'est pas la clé du problème du chômage: des centaines de milliers de travailleurs bien formés et expérimentés sont aujourd’hui au chômage!

Devant le refrain continuel « il faut préserver la compétitivité de nos entreprises », il faut dire et redire que relever la part des salaires, en faisant baisser les dividendes aux actionnaires, ne pèserait ni sur l’emploi, ni sur l’investissement, ni sur la compétitivité, pour la simple raison que les(sur)profits, distribués sous forme de dividendes, alimentent plutôt la bulle et la spéculation financière, les placements dans les paradis fiscaux ou encore le train de vie somptueux des gros actionnaires.

Nous appuyons par contre la position de la FGTB wallonne, émise à son congrès de mai dernier : « Il est temps que la marge de profit, qui alimente le dérapage actionnarial, retourne au monde du travail. Il s’agit pour les travailleurs de récupérer la part des richesses, qui a sur-rétribué les actionnaires, pour financer l’augmentation des salaires bruts, la réduction collective du temps de travail, des politiques industrielles, la transition vers de nouveaux mode de production, le relèvement de la pension légale, le rattrapage et la liaison au bien-être des allocations sociales » (14).

Voilà clairement définies des orientations pour le prochain accord interprofessionnel ! Encore faut-il les traduire en objectifs précis, voire chiffrés. N’est-ce pas une démarche indispensable pour mobiliser et créer un rapport de forces ! Au sein du mouvement syndical, comme dans d’autres mouvements sociaux, dans des partis politiques de la gauche radicale (LCR et autres), d’ores et déjà, des propositions sont en débat. A titre d’exemple :

  • Relèvement du salaire minimum mensuel garanti brut. Il était, au premier octobre 2008, de 1387,49 euros brut, à partir de 21 ans. Un salaire minimum interprofessionnel de 1500 euros nets, de même qu’une allocation sociale minimum de 1200 euros nets/mois pour un/e isolé-e, cela n’a rien d’excessif face au coût de la vie et pour garantir la satisfaction légitime des besoins fondamentaux.

  • La liberté de négociation dans les secteurs pour des hausses de salaires bruts, pour supprimer l’écart salarial entre les femmes et les hommes

  • La réduction collective du temps de travail, avec embauche compensatoire, sans perte de salaire, sans augmentation des rythmes de travail. Depuis 2003, nous en sommes toujours à la réduction collective légale hebdomadaire à 38H. Le passage collectif et légalisé à 32 heures – avec contrat à temps plein -, est aujourd’hui un impératif minimal pour partager le temps de travail, ouvrir l’embauche aux jeunes, diminuer la flexibilité et le stress et garantir une autre qualité de vie.

  • Dans le mouvement syndical, des voix s’élèvent pour la fin des réductions de cotisations patronales à la sécurité sociale et des cadeaux fiscaux et autres. Et s’il s’avère que des entreprises soient réellement en difficulté (aux travailleurs d’en avoir la preuve via un réel contrôle ouvrier), alors n’est-ce pas l’occasion d’imposer au patronat un fonds alimenté par les profits des grandes entreprises multinationales, un fonds géré par les pouvoirs publics et les organisations syndicales, permettant l’augmentation salariale, la réduction du temps de travail et le maintien de tous les emplois !

En fait, ce programme de revendications, impliquant une autre redistribution radicale des richesses, entre Capital et Travail, ne pourra se concrétiser qu’à travail une lutte, une mobilisation d’ensemble des travailleurs-euses et allocataires sociaux, dans l’unité syndicale FGTB-CSC. Ce rapport de force à créer dans les entreprises aura encore plus de poids, s’il entraîne, dans les mois qui viennent, un « tous ensemble » dans les mobilisations.

Car, tôt au plus tard – et c’est déjà le cas actuellement- des mesures d’austérité drastique vont nous tomber dessus - travailleurs-euses du privé (ouvriers-employés) et travailleurs-euses et usagers du secteur public, pour nous faire payer le déficit des quelque 25 milliards d’euros d'ici 2015. Ce combat, en outre, ne peut être dissocié de celui qu'il faut résolument engager – et que la FGTB a commencé à mener - en faveur de la défense d'une Sécurité sociale forte, solidaire et fédérale, contre les menaces qui pèsent sur elle avec les réformes institutionnelles aujourd’hui sur la table en vue de former un nouveau gouvernement.

Salaires, emplois, maintien, services publics, sécurité sociale, justice fiscale: la riposte doit être globale et à la hauteur des enjeux!

Notes:

(1) Métro, 28/9/2010

(2) Le Soir du 20 mai 2010

(3) Congrès statutaire de la FGTB wallonne -11-12 mai 2010 : Les solidarités, moteur de développement, Orientations, p.12

(4) Le Soir, 30 août 2010

(5) Congrès statutaire FGTB wallonne, p. 28

(6) Le Soir, 9 avril 2010

(7) La Libre Belgique, 10/07/ 2008

(8) Le Soir, 13/8/2010

(9) L’Echo du 26 au 28 juin 2010

(10) L’Echo, ibid

(11) La libre Belgique, 10/072008

(12) Le Soir, 13-14 février 2010

(13) La Libre Belgique, 30 août 2010

(14) FGTB wallonne, orientations- congrès statutaire, p.40

Voir ci-dessus