Thaïlande : Un bain de sang et après?
Par Danielle Sabaï le Jeudi, 27 Mai 2010 PDF Imprimer Envoyer

Mercredi 19 mai, le gouvernement d’Abhisit Vejjajiva a finalement donné l’assaut au camp des Chemises rouges dans le quartier de Rachaprasong. Les télévisions du monde entier ont diffusé les images brutales de chars d’assaut détruisant les barricades de bambous et de pneus et des soldats armés de fusils de guerre tirant des balles réelles sur les manifestants. La disproportion entre les images de guerre et les visages de manifestants, pour la plupart des paysans et des ouvriers urbains, est frappante. Les médias ont longuement disserté sur les éléments violents parmi les Chemises rouges, ce qui est profondément abject quand on voit les moyens employés par les militaires pour « nettoyer » le quartier. Depuis le début des manifestations, le gouvernement a utilisé toutes sortes de violences contre les manifestants, y compris le recours à des snipers et durant « l’assaut final », les soldats étaient autorisés à tuer. Fait significatif, on ne déplore des morts que parmi les civils. Il n’est pas surprenant dans ce contexte que des manifestants aient exprimé leur haine et leur rage par des violences contre des militaires et des symboles de la richesse.

Comme en 1973, 1976 et 1992, les élites qui accaparent le pouvoir ont répondu par un bain de sang aux aspirations des thaïlandais à la démocratie et à la justice sociale Le bilan est le plus lourd que la Thaïlande ait connu depuis la fin de la monarchie absolue en 1932. Les autorités reconnaissent 81 morts et près de 2000 blessés depuis le début des manifestations dans la capitale le 12 mars.

Vers la mi-avril, le gouvernement avait proposé une feuille de route en 5 points pour sortir de la crise. Elle comportait la perspective d’élections le 14 novembre. Les Chemises rouges, tout en acceptant le plan, ont demandé des garanties et que le Vice premier ministre Suthep Thaugsuban, soit inculpé pour les décès des civils lors de la répression du 10 avril et déféré devant un tribunal civil. Mais pour le gouvernement, cette feuille de route était à prendre ou à laisser. Une drôle de manière de chercher à résoudre une crise politique aussi aigüe. La date des élections, le 14 novembre, permettait à Abhisit d’être encore au pouvoir au moment stratégique du remaniement annuel de l’État-major de l’armée. De plus, les charges de terrorisme et de complot contre la monarchie étaient maintenues contre les dirigeants des Chemises rouges incriminés.

Cette tactique s’est révélée payante pour Abhisit. Il a profité des divisions au sein de l’UDD sur la démarche à suivre et est apparu comme un démocrate qui a tendu la main aux manifestants qui l’ont refusée. Dès lors, après s’être assuré du soutien de ses partenaires de la coalition, il pouvait employer la manière forte pour renvoyer dans leurs campagnes les « hordes rurales » [1] qui avaient investi la capitale.

Pourtant, il était encore possible à la veille du 19 mai, d’éviter ce coup de force militaire et les morts qui s’en suivirent. Une cinquantaine de sénateurs étaient en discussion avec les dirigeants de l’UDD pour organiser une trêve. Mais cette tentative a été écartée par Abhisit. Dès le début, il faisait partie des membres du gouvernement qui poussaient à la répression plutôt qu’à l’ouverture de négociations. Rappelons qu’Abhisit et le Parti Démocrate, avaient refusé de participer aux élections anticipées organisées en avril 2006, lorsque Thaksin avait remis en jeu son mandat après plusieurs mois de manifestations d’opposants appelant à sa démission !

Le gouvernement a été renforcé dans sa détermination par la position prise par les Nations Unis. Après plusieurs jours d’affrontement entre le 13 et le 16 mai, la représentante du Haut Commissariat aux droits, Navi Pillay, expliquait dans un communiqué : « pour prévenir d’autres pertes en vie humaine, j’en appelle aux manifestants pour qu’ils fassent machine arrière, et aux forces de sécurité pour qu’elles agissent avec le maximum de retenue selon les instructions données par le gouvernement ». C’était on ne peut plus clair, le gouvernement était dans son “bon droit” pour utiliser la force… On est très loin des déclarations de Navi Pillay expliquant que le Haut-commissaire est le porte-voix des victimes en tout lieu.

Au niveau international, le silence a dominé. La Thaïlande n’est pas la Chine, l’Iran ou le Venezuela. Massacrer des paysans et des ouvriers dans les rues de Bangkok ne soulève pas autant d’indignation que de tuer des manifestants sur la place Tiananmen. Obama n’a pas eu un mot sur la crise politique et encore moins pour les civils tués mais le gouvernement US a condamné les Chemises rouges accusées d’avoir « endommagé des propriétés privées ». Il est vrai que les élites thaïlandaises peuvent compter sur le soutien des gouvernements américains quel qu’ils soient. Après la fin de la seconde guerre mondiale, les États-Unis avaient fait de la Thaïlande leur principale base américaine pour contenir le développement du communisme en Asie. Cela s’était fait par la mise en place et le financement de régimes autoritaires et de dictatures militaires. Le retrait des bases militaires dans les années 70, n’a pas signé pour autant la fin de la coopération. Des accords militaires subsistent comme en attestent les opérations militaires annuelles conjointes et le fait que la base militaire d’Udon Thani aurait été utilisée par les américains en 2003 pour interroger illégalement (et torturer) des détenus dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». La Thaïlande reste un pays stratégique pour les États-Unis qui voient leur puissance dans la région menacée par celle de la Chine.

Avec l’écrasement du camp de Rachaprasong, les élites traditionnelles ont peut être obtenu un répit mais la lutte est loin d’être finie. Les racines de la crise thaïlandaise sont profondes : des inégalités sociales croissantes et parmi les plus fortes d’Asie, une justice à deux vitesses, un régime de plus en plus autoritaire. La rage et la haine emplissent le cœur des Chemises rouges mais aussi des sympathisants de leur cause et plus fondamentalement de tous ceux, et ils sont majoritaires dans le pays, qui aspirent à la démocratie. La Thaïlande n’est sans doute pas une dictature mais la démocratie « version thaï » est une démocratie autoritaire. Les libertés démocratiques y sont conditionnées à la soumission à l’ordre établi et cela se fait à grand renfort de censure, de lois d’exception et de coups d’États militaires ou judiciaires qui renversent les gouvernements qui ne plaisent pas aux élites. La violence de la répression et la disproportion des moyens employés montrent, s’il en était besoin, combien l’establishment a été effrayé par ce mouvement qui a libéré la parole politique dans ce pays où se dire républicain ou communiste est interdit par la loi. La répression sanglante du 19 mai est un signe de faiblesse du gouvernement.

La société thaïlandaise est pour l’instant dans une impasse. La démocratie autoritaire version thaï est grippée. Les thaïlandais ne croit plus que des élections réellement démocratiques puissent être organisées pour contribuer à résoudre la crise. D’un côté, des « élites éclairées » pensent qu’elles seules savent ce qui est bon et nécessaire pour la société et ses citoyens “sans éducation et non civilisés”. Elles sont sûres de perdre les prochaines élections. D’où ce choix par une partie d’entre elles de réprimer pour se maintenir au pouvoir. D’un autre côté, la majorité de la société, qui aspire à une véritable démocratie et au respect des urnes. Leur combat est handicapé par le fait qu’il n’y a pas de véritables partis représentants leurs intérêts. Leur vote a été utilisé par Thaksin, pour assoir son pouvoir et faire prospérer ses intérêts, au prix de nombreux abus.

Enfin, le vieil ordre politique thaïlandais reposait sur la fonction symbolique du roi, “garant de l’unité” et détenteur du pouvoir en dernier ressort. Les évènements de ses dernières semaines pourraient bien avoir ébranlé très sérieusement l’image quasi déifiée du vieux monarque. Dans un pays où les portraits du roi sur la place publique sont omniprésents, leur absence dans le camp des Chemises rouges à Rachaprasong est révélatrice de l’ampleur de leur désillusion envers la monarchie. Leurs appels répétés à un arbitrage du roi Bhumibol sont restés sans réponse et l’idée qu’il soutient le régime en place est de plus en plus répandue même si elle ne peut être débattue ouvertement. L’un des obstacles à une véritable démocratisation du pays réside précisément dans le rôle attribué à la monarchie constitutionnelle. Pour contrer l’idée apparue à la fin des années 90 que « la souveraineté émane du peuple », les royalistes ont opposé l’idée que « la souveraineté appartient au peuple »… bien qu’en dernière instance elle réside dans la monarchie. La succession de Bhumibol par son fils Vajiralongkorn, détesté par la population, pourrait précipiter une nouvelle période de conflits et de remise en cause de l’ordre établi si des mobilisations ne surviennent pas avant.

Les élites ont peut être gagné une bataille mais elles n’ont pas gagné la guerre et l’histoire ne va pas dans leur sens. Ou comme le dit le proverbe Thaï, « qui échappe au tigre rencontre le crocodile »…

La plupart des dirigeants des Chemises rouges s’est rendue durant l’assaut pour éviter que le bilan ne s’alourdisse. Ils risquent la peine de mort s’ils sont inculpés pour terrorisme ou au minimum à une peine de 3 à 15 ans de prison pour crime de lèse-majesté. Des centaines de manifestants ont été arrêtés et sont détenus par l’armée. Leur sort est pour le moins incertain. Leur seul crime est d’avoir contesté l’ordre établi. Nous devons apporter notre soutien à tous les manifestants et dirigeants détenus et organiser d’urgence une campagne de solidarité pour obtenir leur libération immédiate et l’arrêt des poursuites.

[1] Terme employé pour désigner les Chemises rouges dans un article du Bangkok Post le 15 mars 201

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