Le Mouvement du 15-M : Bilan et perspectives après un mois d’existence
Par Izquierda Anticapitalista le Dimanche, 03 Juillet 2011 PDF Imprimer Envoyer

Le mouvement des « indignéEs », ou mouvement du 15-M, a surgi dans l’Etat espagnol après une longue période où, malgré le développement des crises économique, politique et sociale, aucune force politique ou syndicale – à commencer par le PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) au pouvoir – n’a su ou n’a voulu affronter ces crises en faveur de la classe ouvrière et de la majorité sociale.

Le PSOE est devenu le gestionnaire direct des intérêts des « marchés » et des forces financières et patronales. Il a appliqué des politiques d’austérité brutales et des lois contre les droits sociaux et les droits des travailleurs qui ont érodé sa base sociale. De son côté, le PP a appliqué les mêmes politiques dans les Communautés autonomes qu’il dirige et s’est vu impliqué dans des affaires de corruption à grande échelle.

Sur le terrain syndical, les directions des CCOO (Comisiones Obreras, dans le passé lié au Parti communiste ; NdT) et de l’UGT (Union General de Trabajadores, proche du PSOE, NdT) après avoir longtemps tergiversé, ont organisé une grève générale le 29 septembre 2010. Mais ce ne fut que pour capituler immédiatement ensuite en signant, de manière honteuse, un Pacte Social démobilisateur qui avalise la Loi de Réforme des Pensions.

D’autre part, les partis situés à gauche du PSOE n’ont pas été capables non plus d’apparaître comme un pôle de référence dans cette situation. Dans certains cas, comme IU (Izquierda Unida, La Gauche Unie, coalition de gauche dirigée par le PC, NdT) et l’ERC (Esquerra Republicana de Catalunya, Gauche républicaine de Catalogne) cela est du à leurs propres faiblesses politiques et organisationnelles ainsi qu’à leur suivisme à l’égard du PSOE. Dans d’autres cas, comme celui de la gauche anticapitaliste, car il s’agit d’organisations encore très petites qui n’ont pas une audience de masse. Les syndicats de gauche et combatifs se sont trouvés dans une situation similaire, avec des difficultés propres liées à leur faible implantation et du fait de pratiques qui n’ont pas favorisé l’action unitaire dans la lutte.

L’irruption du mouvement du 15-M

C’est au moment où le panorama économique, social et politique semblait proche de la désolation qu’est né le mouvement des « IndignéEs », ou mouvement du 15-M, à partir, d’abord, des manifestations du 15 mai organisées à travers les réseaux sociaux par « Democracia real ya » (DRY, Démocratie réelle maintenant) et, ensuite, après les incidents de la Puerta del Sol à Madrid, par l’occupation d’un grand nombre de places publiques dans tout le pays.

Dans un très court laps de temps - un mois et quelques jours - ce mouvement a démontré une capacité et une potentialité surprenantes. Il a réduit en miettes beaucoup de schémas préconçus, en particulier ceux qui expliquaient l’incapacité des gens dans l’Etat espagnol à faire face aux attaques et leur supposée passivité et adhésion face aux discours sur le caractère « inévitable » du cours des événements.

Dès le début, un grand nombre de jeunes a participé au mouvement du 15-M, dont ils constituent l’un de ses principaux moteurs. Parmi eux se trouvent des secteurs qui avaient déjà acquis au préalable une expérience de luttes (combats étudiants contre le Plan Bologne, mobilisations de « Juventud Sin Futuro »…) tandis que, pour d’autres, ce mouvement constitue leur baptême du feu dans l’action politique.

Mais le mouvement du 15-M est également composé de personnes de tout âge et parmi elles figurent au premier plan des vieux combattants qui ont forgé leur expérience avant et pendant la Transition (période historique entre le décès du dictateur Franco en 1975 et l’adoption de la Constitution « démocratique » de 1978, NdT). Certains d’entre eux ont maintenu depuis cette époque leur engagement dans des collectifs de gauche ou des mouvements sociaux, tandis que d’autres, après des années de passivité, reprennent aujourd’hui le combat à la chaleur du mouvement des IndignéEs.

Dès le début, le soutien au mouvement du 15-M de la part d’organisations et de mouvement sociaux a également été très important. Les différentes formations politiques situées à la gauche du PSOE, à commencer par IU, ont également soutenu le mouvement, mais avec une intensité et des attitudes variables.

Cet ensemble a donné lieu à un magma très fertile, un amalgame dans lequel se combine et se recombine de manière permanente l’ancien et le nouveau, les inventions des nouvelles générations et les expériences accumulées par les plus anciennes.

Caractéristiques du mouvement des IndignéEs

Une vocation globale

Le mouvement du 15-M ne peut être assimilé à d’autres mouvements déjà existants dans l’Etat espagnol parce qu’il est doté de caractéristiques très spécifiques qui en font un instrument extrêmement puissant.

En premier lieu, il a une vocation globale qui se manifeste dans sa volonté de tout changer. S’il est vrai que, dans un premier temps, il semblait prédominer en son sein des positions fondamentalement centrées sur des demandes de type strictement politique et assimilables par le système lui-même (réforme de la Loi électorale, séparation des pouvoirs, inéligibilité des corrompus, application de mesures contre la corruption et le lucre personnel de la caste politique…), il est également vrai que, peu à peu, il a récupéré le contenu social de l’appel aux manifestations du 15 mai, résumé par le slogan « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiciens et des banquiers ». C’est ainsi que des exigences de type économique et social se sont dégagées par consensus dans les assemblées des campements. Des revendications qui sont clairement en contradiction avec les politiques néolibérales actuelles et dont certaines le sont y compris avec le fonctionnement du système capitaliste lui-même.

L’élaboration d’un cahier de revendications du mouvement, véritable patrimoine commun doté d’une cohérence et d’un discours, a été en apparence très lent (mais nous parlons d’un laps de temps d’un mois !) et il reste encore beaucoup de choses à faire. Cependant, les faits sont têtus : les manifestations du 15 mai avaient d’ores et déjà été organisées « Contre le Pacte de l’Euro », même si, bien entendu, beaucoup de personnes qui y ont assisté ne connaissaient pas alors le contenu de ce pacte néolibéral et n’avaient pas d’alternative claire à lui opposer. Mais aujourd’hui, la direction prise par le mouvement est clairement tracée.

Présider sa propre destinée : assemblées et méthodologie de débat

Ensemble avec sa vocation globale, le mouvement des IndignéEs a manifesté une volonté claire de présider à sa propre destinée. Cela s’est tout autant exprimé dans son caractère « assembléiste » que dans sa disposition à débattre de manière exhaustive de toutes les questions au moyen des assemblées et de multiples commissions. La méthodologie de la recherche du consensus qui, lorsqu’elle est menée à son extrême rend très lente toute forme de prise de décision et provoque une certaine usure, a également l’énorme mérite d’obliger l’organisation de débats en profondeur et de chercher les solutions les plus ingénieuses aux problèmes. Elle rend plus difficile également la formation de courants sectaires dressés les uns contre les autres au sein d’un mouvement qui promeut et cultive un esprit unitaire.

La centralisation initiale de l’activité dans les places occupées a favorisé les personnes et les groupes qui étaient capables d’y rester en permanence pendant une longue période (habituellement des jeunes et des personnes sans emploi stable), leur donnant ainsi un protagonisme important. De nombreuses discussions en commissions ont été mené jusque très tard dans la nuit, voir jusqu’à l’aube, ce qui écartait de facto les gens qui, par leur occupation, âge ou état de santé, ne pouvaient pas suivre de tels rythmes.

Cette réalité a doté les assemblées de caractéristiques très déterminées, en particulier quand l’affluence massive sur les places a commencé à décliner après quelques intenses semaines. Mais la création d’assemblées de quartiers dans les principales villes et leur coordination a permis de surmonter ce risque d’inertie en permettant une plus grande participation citoyenne dans les assemblées et en faisant en sorte qu’elles commencent à entrer en contact avec le tissu associatif des quartiers. A partir du moment où les derniers campements centraux seront levés, tout le poids reposera alors sur les assemblées de quartiers et leur coordination (locales, municipales, régionales et à l’échelle de l’Etat). A l’inverse des campements, elles sont ainsi destinées à devenir une structure stable du mouvement du 15-M. Mais il s’agira d’un processus complexe qui se développera certainement à la chaleur de nouvelles mobilisations du mouvement.

A-partidisme et a-syndicalisme : quelque chose de bon et de mauvais en même temps

Le rejet des pratiques des grands partis et des syndicats majoritaires, tout comme leur énorme perte de prestige social, ont mené le mouvement du 15-M à se construire en dehors et contre eux et à se déclarer a-partidiste et a-syndical.

Qu’un mouvement social exprime son autonomie face à ces partis et à ces syndicats est quelque chose de très positif et d’y compris nécessaire pour son développement. Le fait que les propositions débattues dans les assemblées et les commissions doivent être soumises au travers d’individus et non d’organisations, oblige d’autre part ceux qui veulent intervenir de manière honnête en son sein de s’y plonger pleinement et de démontrer les mérites de leurs positions au travers du débat et de l’action et non par le poids ou la crédibilité d’une quelconque étiquette particulière.

Cependant, l’a-partidisme et l’a-syndicalisme ne se limitent très souvent pas à cela. D’une part, en grossissant à l’extrême leurs caractéristiques, on a mis dans le même sac que les PSOE, PP, CCOO ou UGT des organisations politiques et syndicales qui, au contraire, défendent depuis très longtemps les alternatives aux politiques néolibérales qui sont aujourd’hui avancées par le mouvement des IndignéEs et qui, en outre, ont lutté et appelé à la lutte pendant tout ce temps sans rencontrer beaucoup d’écho.

Il est certain que la perception collective des partis et des syndicats, déformée par l’attitude des organisations qui sont soumises au système, nécessitera du temps pour se clarifier. Il est clair que les différents partis à gauche du PSOE sont intervenus et interviendront toujours dans le mouvement et, s’il est exact qu’il ne convient absolument pas que ce dernier dégénère en un champ de bataille pour ces partis et groupes politiques, il est également vrai que sa maturation politique doit déboucher sur l’admission de leur existence et de leur valeur, sans stigmatiser des personnes ou des groupes de personnes du fait de leur affiliation politique.

Un mouvement non violent face à la violence de l’Etat et des mass médias

Depuis ses débuts également, le mouvement du 15-M s’est défini lui-même comme un mouvement pacifique, qui utilise comme l’un de ses principaux instruments d’action la désobéissance civile non violente. Ces méthodes et cette attitude semblent être les plus indiqués pour élargir aujourd’hui sa base sociale et il faut les promouvoir. Les faits survenus lors de la tentative d’expulsion du camp de Barcelone le 27 mai et, ensuite, face au Parlement catalan le 15 juin, ont été autant d’épreuves qui ont été surmontées de manière victorieuse.

L’intention de l’Etat, des partis et des mass médias soumis au système de chercher le moindre prétexte pour criminaliser le mouvement face à l’opinion publique a été très claire aux yeux de tous. La campagne de calomnies médiatiques a été brutale et seule la réponse adéquate du mouvement et, surtout, l’ampleur des manifestations du 19 juin ont permis de la faire taire. Cette stratégie de harcèlement et de persécution avait déjà été menée, avec un succès relatif, contre le mouvement alterglobaliste. Nous devons être attentifs aux agissements de policiers infiltrés, tout comme ceux de toute personne ou groupes qui, de manière sincère mais erronée, emploient des méthodes d’action agressives face aux forces policières ou face à des élus. Les formes d’actions doivent être soigneusement calibrées afin d’éviter leur manipulation. Les solutions que le mouvement a trouvées jusqu’à présent semblent être très justes, mais il convient de continuer à travailler à leur élaboration.

Internet et les réseaux sociaux : conclure les débats

L’utilisation des réseaux sociaux et d’internet a été l’une des caractéristiques les plus visibles du mouvement du 15-M. On pourrait dire que le débat sur le rôle joué par les technologies virtuelle dans l’action politique est tranché par les faits.

Mais nous avons surtout pu constater comment le mouvement a utilisé une combinaison du nouveau (réseaux sociaux, internet, technologies de télécommunication en général) et de l’ancien, bien que de manière rénovée (assemblées, manifestations, actions de rue…). Dans le sillage de révolutions dans le monde arabe, et certainement en l’améliorant du fait de moyens matériels et de libertés politiques plus importants, ce mouvement nous indique comment seront les choses dans notre avenir proche.

Les défis du mouvement du 15-M

Après le succès impressionnant des manifestations du 19-J, qui ont représenté un véritable raz-de-marée populaire en sa faveur après les attaques auxquelles il a avait été soumis et après qu’il ait tracé, à gros traits, la structure qui doit lui permettre de se maintenir et de se développer, le mouvement affronte plusieurs défis et son avenir dépendra dans une bonne mesure de leur solution.

Insértion dans le tissu social et articulation avec les mouvements sociaux

La première phase du mouvement des IndignéEs s’est déroulée de manière centralisée et sur la base physique des occupations de places. Maintenant, ce sont les assemblées de quartiers, de petites villes ou de localités, qui prennent le rôle principal, ainsi que leur coordination. Dans la réalité présente, c’est de manière très naturelle que les assemblées entrent en contact avec le tissu associatif existant dans ces lieux et qu’elles commencent à établir une collaboration avec les organisations et les plateformes qui, depuis un certain temps, y travaillent activement.

Quel type de relation et de collaboration est le plus optimal ? Certainement celui qui maintien l’autonomie des assemblées du 15-M par rapport aux organisations de quartiers et vice-versa, en produisant ente les deux un jeu de vases communicants en termes de participations personnelles, d’actions et d’élaboration de revendications communes.

Les remises en question frontales du droit au logement  - avant tout, mais pas seulement, avec les expulsions de logements – et du droit à la santé et à l’éducation vont continuer et s’accentuer à l’avenir. Elles vont forcer le mouvement à chercher des réponses qui, pour être efficaces, doivent compter sur la participation de diverses organisations et plateformes qui luttent depuis toujours contre ces attaques.

En plus d’un travail commun entre ces mouvements, l’existence d’un jeu de vases communicants de participations personnelles sera très importante. A cet égard, il faut souligner que la vocation « assembléiste » du mouvement du 15-M et sa ferme détermination de continuité et de travail à long terme peuvent être très utiles comme mécanismes d’articulation sociale et comme point de rencontre entre des gens qui, jusqu’à présent, restaient très isolés dans leur domaine d’intérêt spécifique ou sur leur terrain de lutte respectif.

Etablir des liens avec le mouvement ouvrier. La grève générale. Revendications sur les salaires et les conditions de travail

Certaines assemblées du mouvement du 15-M ont déjà commencé à développer un travail en direction des usines, des zonings industriels et des lieux de travail. Dans ces cas là, on a pu constater une excellente réceptivité de la part des salariés. Il y a beaucoup de travailleurs et d’ouvriers qui sont actifs dans le mouvement, mais ces secteurs n’ont pas encore commencé à agir et à s’articuler de manière notable dans leurs entreprises et sur leurs lieux de travail.

Dans le même sens, bien que des militants syndicaux sont actifs dans le mouvement des IndignéEs, les syndicats de gauche et combatifs n’ont pas été capables pour le moment de définir une stratégie de rapprochement avec lui. La phrase emblématique « Nous n’avons plus peur » ne semble pas encore s’inscrire pleinement dans les entreprises, où les travailleurs ont été cruellement frappés par la crise et par des pratiques syndicales néfastes dont l’application depuis des décennies a cassé l’esprit de lutte et de solidarité de classe.

Les manifestations et l’auto activité de masse déployée par le mouvement du 15-M ont démontré la fausseté des arguments des directions syndicales majoritaires qui s’étaient refusées à organiser une nouvelle grève générale après le 29 septembre et on signé le Pacte Social en affirmant que, face à la passivité sociale, il n’y avait pas d’autre choix possible que d’accepter le « moindre mal ».

Le débat sur la nécessité d’une grève générale a déjà commencé à se produire au sein du mouvement des IndignéEs. Ce serait cependant une erreur d’avancer concrètement sur un tel objectif sans avoir préalablement pénétré de manière adéquate dans les entreprises et sans avoir établi des liens et des alliances explicites avec le syndicalisme de combat existant. Il s’agit avant tout de créer les conditions pour un appel unitaire à la grève générale avec des syndicats, le mouvement du 15-M, des plateformes et des mouvements sociaux, et avec la participation active des secteurs et des entreprises en lutte.

Le mouvement du 15-M doit continuer à développer et à mettre en avant ses revendications sur les questions qui touchent aux droits des travailleurs, aux salaires, au retrait des lois sur la réforme du Code du travail et des pensions et en s’opposant à la réforme en cours sur la loi de négociation collective. Les « Propositions ouvertes » de la Commission économique de la Puerta del Sol de Madrid ou les « Premières mesures pour une vie digne » du campement de la Plaza de Catalunya de Barcelone, tracent ainsi la voie à suivre.

Les IndignéEs en Europe et dans le monde

Tout comme le mouvement des IndignéEs semble avoir pris son inspiration dans les révolutions du monde arabo-musulman, son irruption dans l’Etat espagnol a eu un écho immédiat en Europe. Parmi toutes ces « répliques » - dont beaucoup sont simplement symboliques - celle de Grèce a été la seule qui, pour l’instant, s’est également transformée en un mouvement de masse. Il ne fait pas de doute que l’explication première réside dans la situation économique et sociale critique que traverse ce pays, tout comme l’expérience accumulée dans les luttes qui y sont menées depuis de nombreux mois. Mais on ne peut absolument pas écarter que des phénomènes similaires finiront par se produire dans d’autres pays durement frappés par la crise, comme le Portugal, ou qui ont de fortes traditions de luttes bien enracinées (France, Italie, Grande-Bretagne…).

Dans ce contexte, il sera très important que le mouvement continue à tisser des liens à l’échelle européenne car il est évident que les changements d’ampleur qu’il poursuit – de manière explicite ou implicite – ne pourront être atteints qu’au travers d’une très large action commune à l’échelle internationale.

Face aux projets des capitalistes en Europe et au niveau mondial, seul un « contre-pouvoir indigné », européen et mondial, sera capable de leur faire front. Tout cela sera très difficile, nous le savons déjà, mais nous savions aussi que, dans l’Etat espagnol, la rupture avec la passivité face à la crise l’était également, et nous avons pu la surmonter.

« Nous n’allons pas lentement, nous allons très loin ! »

Déclaration d’Izquierda Anticapitalista. 27 juin 2011 www.anticapitalistas.org

Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be



Etat espagnol : le mouvement des « Indignés » et ses perspectives

Au-delà des inégalités et particularités nationales, ce qui se passe en Espagne comme en Grèce, venant après l’irruption des révolutions arabes, aura des répercussions continentales – et donc, un peu plus tôt ou un peu plus tard, jusque de notre côté des Pyrénées. D’où l’importance d’analyser en profondeur la réalité et le potentiel de ces grandes mobilisations. Esther Vivas et Josep Maria Antentas, nous donnent ici leur avis sur la portée du mouvement des « Indignad@s ».

Jean-Philippe Divès– Comment définiriez-vous les caractéristique centrales du « mouvement des indignés » dans l’Etat espagnol ?

Josep Maria Antentas. Le mouvement a commencé de façon totalement inattendue. Les manifestations du 15 mai ont été bien plus importantes que ce que l’on attendait, et le démarrage des campements sur les places a été spontané. Depuis le début de la crise, la réaction sociale avait été très faible. Et finalement tout a explosé de façon inattendue, « intempestive » comme disait Daniel Bensaïd. Comme c’est presque toujours le cas avec les grands mouvements sociaux, c’est la jeunesse qui a été initialement le principal acteur, porteuse de formes de protestation innovantes et perturbantes. Ce mouvement exprime la radicalisation sociale la plus forte depuis plus de dix ans au moins, quand avait émergé le mouvement anti-globalisation. Mais aujourd’hui, en pleine crise, l’enracinement social et territorial du mouvement est plus fort.

Esther Vivas. Le slogan de la manifestation du 15 mai, « Nous ne sommes pas des marchandises entre les mains des politiciens et des banquiers », résume bien le discours du mouvement, qui a deux axes : la critique de la classe politique et celle des pouvoirs économiques et financiers. Le fait d’avoir adopté la méthode des occupations de places et des campements montre l’identification avec les révolutions arabes et avec la place Tahrir. Loin d’être une fin en soi, les campements et occupations de places ont agi à la fois comme référent symbolique et comme base d’opérations, porte-voix amplifiant l’écho des actions en cours et levier pour préparer celles à venir. Internet et les réseaux sociaux, twitter et facebook, ont rempli un rôle très significatif, non seulement comme outil de communication mais aussi comme espace de discussion, politisation et formation d’une identité et d’un patrimoine partagé.

De l’extérieur, on a l’impression que la coupure avec le mouvement ouvrier organisé, ses syndicats et partis, est plus nette qu’en Grèce…

Esther Vivas. Après la grève générale du 29 septembre dernier, les syndicats majoritaires sont revenus à leur pratique habituelle de démobilisation. La grève n’a pas marqué le début d’un changement d’orientation, mais été une simple parenthèse. En janvier, la signature de l’accord sur la réforme des retraites, allongeant la durée de cotisation, entre le gouvernement, les Commissions ouvrières et l’UGT [les deux principales centrales syndicales du pays], a refermé brutalement toute perspective de mobilisation syndicale. Les syndicats majoritaires ont été déconcertés par un mouvement qu’ils n’avaient pas prévu et qui les interpelle. Ce que sera exactement la réaction des Commissions ouvrières et de l’UGT reste encore à voir. Est-ce que le mouvement sera assez puissant pour les forcer à opérer un certain tournant ? Dans de nombreux campements, comme celui de Barcelone, la demande d’une grève générale a été très explicite, tout comme la volonté de « porter l’indignation sur les lieux de travail », où prédominent encore la peur et la résignation.

Josep Maria Antentas. Le mouvement exprime un rejet frontal de la politique du gouvernement Zapatero. Izquierda Unida [Gauche unie, une coalition dominée par le parti communiste] a exprimé ses sympathies pour cette protestation mais lui est resté, en général, très extérieure, sans lien militant réel. La gauche extra-parlementaire et quelques syndicats alternatifs ont en revanche été présents dans le mouvement, aux côtés d’une multitude de personnes non organisées et de collectifs sociaux [correspondant à peu près à ce qu’est en France le phénomène associatif]. Les secteurs en lutte, comme les travailleurs de la santé en Catalogne, mobilisés contre les mesures d’austérité, ont également joué un rôle actif et visible.

Dans le cours du mouvement, a-t-on observé des avancées au niveau des revendications et du niveau de conscience ? La question de la dette publique a-t-elle été abordée ?

Esther Vivas. Je crois que la journée du 19 juin a montré une évolution croissante du mouvement vers la gauche et un approfondissement des revendications. Les slogans récurrents de la plupart des manifestations exprimaient des critiques à l’encontre du « pacte pour l’euro », des attaques contre les services publics et les droits sociaux, des banques, et la demande d’une grève générale. L’ambiance de radicalisation, même si c’était parfois une radicalité imprécise, se notait à travers des slogans tels que « la révolution commence ici », repris dans de nombreux campements. La journée du 15 juin devant le parlement de Catalogne, au moment où se tenait un débat parlementaire sur le budget du gouvernement catalan, a également été un moment clé de radicalisation politique du mouvement.

Josep Maria Antentas. Depuis son lancement, le mouvement a franchi plusieurs étapes, qui lui ont permis de mûrir et d’approfondir son discours. Cela a été le cas, par exemple, de la victoire face à la tentative de déloger le campement de Barcelone, le 27 mai dernier, puis face à la tentative de criminalisation consécutive au blocage du parlement de Catalogne, le 15 juin. La dénonciation de l’utilisation du déficit comme excuse pour attaquer nos droits est bien présente dans la politique du mouvement. En Catalogne, par exemple, un des aspects clés a été le rejet des budgets du gouvernement catalan, qui incluent de fortes restrictions dans les domaines de la santé et de l’éducation.

A votre avis, que va-t-il rester de ce mouvement ? Y a-t-il des possibilités que subsistent des formes de structuration plus permanentes ?

Esther Vivas. A partir des premières installations de campements et des premières occupations de places dans les grandes villes, l’exemple s’est généralisé aux villes moyennes et petites, ainsi que dans les quartiers des grandes concentrations. Le principal acquis organisationnel du mouvement a été la mise en place de coordinations de villes et de quartiers. De nouvelles mobilisations sont prévues pour l’automne, tout comme aussi des luttes concrètes face aux attaques contre les droits sociaux.

Josep Maria Antentas. Nous ne sommes pas en présence d’un mouvement conjoncturel, mais voyons la pointe d’un iceberg annonçant dès maintenant une nouvelle vague de mobilisations. Le 15 mai et les campements ont été le premier ébranlement, ont agi comme une rampe de lancement. Au cours de ces semaines le mouvement s’est élargi, diversifié socialement et au niveau des générations, et enraciné au plan territorial. Le succès de la journée de manifestations du 19 juin l’a montré clairement. En moins d’un mois, le développement quantitatif et qualitatif a été très grand.

Quel type de conséquences peut-on attendre sur le panorama politique du pays ?

Josep Maria Antentas. Le mouvement surgi le 15 mai a eu un fort impact sur l’opinion publique et s’est retrouvé au centre de l’attention médiatique. Personne ne s’attendait à l’énorme succès du 15 mai, et encore moins à ce qui a suivi. Ces semaines ont changé le paysage politique et social dans l’ensemble de l’Etat espagnol. Elles ont montré le rejet des politiques appliquées par le gouvernement Zapatero et également adressé un signal très clair à la droite qui espère gagner les prochaines élections générales : lorsque celle-ci arrivera au pouvoir, elle sera confrontée à un panorama d’agitation sociale.

Esther Vivas. C’est sans aucun doute un point d’inflexion et le début d’une nouvelle étape. Tout le monde s’accorde à dire que rien ne sera plus comme avant. Le principal acquis du mouvement a été d’avoir mis fin à la passivité résignée et au découragement qui dominaient jusqu’alors. Le présent nous a ouvert une brèche d’espérance vers l’avenir…

Propos recueillis par Jean-Philippe Divès. Entretien publiée dans Tout est à Nous, juin 2011.

+ info : http://esthervivas.wordpress.com/fr

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