Le goût amer de nos fruits et légumes
Par Eric Matrige le Jeudi, 03 Février 2005 PDF Imprimer Envoyer

Les émeutes racistes brutales qui ont éclaté en février 2000 à El Ejido en Andalousie ont révélé une réalité peu connue de l'opinion publique en Europe: l'exploitation inhumaine d'immigrés, pour la plupart clandestins, dans l'agriculture et surtout dans le secteur des fruits et légumes. La présence d'un nombre élevé de clandestins est un élément essentiel pour ce secteur économique.

La situation est plus spectaculaire dans la région d'Almeria, mais les abus dans les fruits et légumes existent partout en Europe. En Grande-Bretagne, le système utilisé pour fournir des ouvriers au secteur fruits et légumes s'appelle les gangmasters. Un gang veut dire une équipe d'ouvriers et les masters sont les maîtres. Ce sont donc des chefs d'équipes qui règlent le niveau de salaire et les conditions de travail. Ils sont payés par l'agriculteur pour ce service. Depuis 10 ou 15 ans, c'est devenu un big business. Certains gangmasters emploient jusqu'à 2 000 personnes, avec un chiffre d'affaire de 15 millions de livres par an. Les personnes des régions concernées ne suffisent plus et il faut chercher de la main d'œuvre plus loin, surtout en Europe de l'Est où le recrutement se fait tous azimuts. Les recrues de ces pays paient chacune entre 2 000 et 3 000 livres à cette mafia qui prépare les visas et souvent les faux papiers.

Aux Pays-Bas, l'un des premiers pays au monde à avoir intensifié son agriculture, un tiers des travailleurs clandestins se trouve dans l'agriculture et surtout le secteur maraîcher. Une étude de l'université de Rotterdam estime aujourd'hui le nombre de clandestin à 100 000. Chaque exploitation a besoin de seulement quelques permanents très qualifiés et de nombreux saisonniers sur des périodes très courtes. Les clandestins conviennent donc très bien.

La production est organisée d'une manière ultra-moderne. Une grande partie de l'exploitation des serres est informatisée et, depuis peu, les travailleurs eux-mêmes sont surveillés par ordinateur. Ils ont un code-barre chacun, tout comme chaque rangée de fruits ou de légumes. De cette manière, le maraîcher peut contrôler la quantité et la qualité du travail effectué par chaque ouvrier.

Avec 7 millions d'habitants dont 19,8% sont des étrangers, la Suisse dépend fortement de travailleurs extérieurs pour le développement de son économie. Aujourd'hui on y trouve entre 15 000 et 300 000 étrangers sans-papiers. La valeur du travail en noir est estimée à 35 milliards de franc suisses par an, soit 9% du PIB. Et il existe toujours un manque de main d'œuvre dans certains secteurs.

La politique agricole suisse a subi des changements radicaux. Depuis une quinzaine d'années, les courants les plus modernistes ont bousculé la politique protectionniste ultra-libérale. Comme dans les autres pays, l'économie agricole repose sur une main d'œuvre mal payée. C'est pourquoi les premiers à fuir ce secteur furent les Suisses. Dans les années 50 à 70, on a donc fait appel aux Italiens, aux Espagnols, aux Portugais et aux Yougoslaves qui ont travaillé sous le statut de saisonnier. Le saisonnier ne peut rester plus de 9 mois, il ne peut pas faire venir sa famille, il n'a pas le droit de changer d'emploi et il est assuré au minimum. Le droit au travail n'est pas respecté, avec la justification qu'il faut s'adapter aux conditions météorologiques. Ainsi, le travail de nuit est autorisé sans restriction.

Dans le contexte de rapprochement avec l'UE, le gouvernement suisse a diminué le nombre de permis de saisonniers -de 160 000 en 1990 à 88 000 en 1998- et le phénomène va en augmentant. A terme ce statut doit disparaître. La conséquence est que le nombre de travailleurs sans-papiers monte en flèche car la demande de main d'œuvre reste forte. Les travailleurs sans-papiers peuvent être estimés au nombre de 8 000 à 10 000 dans le secteur agricole.

La France n'échappe pas au phénomène qui est surtout visible dans le sud, dans les Bouches du Rhône. Mais les régions vinicoles sont de plus en plus touchées. Rappelons que la France fut le premier pays à utiliser les contrat OIM...

Les contrats OIM

Face au manque de plus en plus criant de main d'œuvre à bas prix, l'UE et différents gouvernements développent l'idée de contrats saisonniers qui permettent de faire venir des travailleurs, sous statut temporaire, sans qu'ils obtiennent le droit au séjour ou au regroupement familial. Les contrats OIM dans l'agriculture en sont un exemple type.

Avec les contrat OIM, il y a présomption d'extra-territorialité, c'est-à-dire que, pour le droit, les travailleurs-euses ne sont pas sur le territoire du pays où ils-elles travaillent, ils-elles sont dans le pays de leur carte d'identité. Le temps que la personne sous contrat OIM passe dans un pays ne compte pas pour son ancienneté ni pour une demande de régularisation.

Même chose au niveau des droits sociaux. Ils cotisent à la sécurité sociale du pays où ils travaillent, mais ils ne sont couverts que le temps que dure le contrat. Il arrive que des ouvriers malades ou blessés soient hospitalisés plus longtemps que leur contrat. Dans ce cas, ils doivent prendre les frais à leur charge. Il n'y pas de regroupement familial puisque la personne est "demeurée" dans son pays d'origine. De plus, les allocations familiales sont calculées d'après les normes en vigueur dans le pays de domiciliation. Par exemple pour un Marocain travaillant en France, elles se limitent à 1/5, voire 1/6, de celles pratiquées en France.

Chaque contrat OIM est nominal. L'ouvrier est lié à son patron et ne peut pas changer sans un certificat de liberté. L'année suivante, l'employeur redemande ses contrats et fait rentrer son quota. Si l'ouvrier discute un jour son salaire ou refuse de faire des heures supplémentaires mal ou non rémunérées, il sait qu'il ne sera plus embauché l'année suivante.

Les contrats OIM étaient jusqu'il y a peu réservés à des ressortissants venant des pays du sud ou de Pologne, principalement à des hommes. L'élargissement de l'UE à l'Est et la féminisation de la main d'œuvre ont ouvert de nouveaux champs de recherche pour les esclavagistes modernes. Les personnes venant de ce côté-ci de la méditerranée peuvent se déplacer plus facilement, le transport en bus est plus rapide et moins coûteux et permet par la même occasion de faire passer des ouvriers en surnombre de contrats.

Cette évolution a comme conséquence la mise en concurrence des gens venant du Sud et de l'Est, des emplois déclarés et des emplois clandestins. Tout cela présente des avantages pour le patronat, agricole ou non. La présence d'une immigration légale ou illégale invisible constitue elle aussi un atout particulièrement précieux. Or dans les pays occidentaux, l'invisibilité c’est la blancheur de la peau et, accessoirement, l'appartenance à une culture aussi chrétienne que possible.

C'est ainsi qu'après les émeutes raciales contre les Marocains en Espagne, on a assisté à l'embauche de substitution de main d'œuvre venant des ex-républiques soviétiques. En 2002 en Andalousie dans la région d'Huelva, célèbre pour la production de fraises, 55 000 ouvriers saisonniers étaient employés, dont 10 000 étrangers. Le gouvernement espagnol autorisa un quota de 7 000 étrangers: 5 800 Polonais, 1 000 Roumains, 418 Marocains, 150 Colombiens… Plus de 6 000 Marocains embauchés depuis des années se retrouvèrent sans ressources.

En Belgique aussi

L'engagement des immigrés dans le secteur des fruits se concentre dans les régions de Tongres, Saint Trond, Gent ...

Les salaires horaires s'échelonnent de 8 à 3 euros, selon les humeurs des patrons et surtout selon que l'on est belge, étranger avec ou sans papiers. Parmi ceux-ci, les préférés sont les Tchétchènes et les Guinéens. Sans permis, et donc sans protection, ils sont très malléables. Ils logent souvent sur place, en famille, dans des granges innommables, sans aucune installation d'hygiène. Obligés d'accepter les heures supplémentaires gratuites, ils sont envoyés dans les champs les plus éloignés de la maison du maître, afin de ne pas être contrôlés. Plus près, on place les Congolais, les Ivoiriens, les Camerounais, plus prompts à se révolter mais qui sont, au moins temporairement, en ordre de papiers.

Les contrats ne se signent qu'une fois le travail réalisé, et souvent les montants ne correspondent pas aux barèmes annoncés. Quant à la sécurité médicale… personne n'ose poser la question à l'embauche. Les accidents sont fréquents et, si vous n'avez pas de papiers… !

Mais quelle est cette organisation internationale connue sous le nom de l'OIM (organisation internationale des migrations) qui depuis sa création dit s'être occupée de la vie de plus de 14 millions de personnes. La gauche, dans son prochain numéro, aura l'occasion d’y revenir.

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