Privatisation de Belgacom : Chronique d’une défaite syndicale assurée ?
Par Séraphin Lampion le Dimanche, 14 Août 2011 PDF Imprimer Envoyer

La question de la privatisation de Belgacom fait, de temps à autre, l’objet d’un article ou de « révélations » dans la « grande » presse. Récemment encore, La Libre Belgique (éditions des 16/06/11 et 27/07/11), évoquait l’intérêt de Deutsche Telekom pour notre opérateur dominant alors que l’actionnaire américain SBC, qui détient 25 % de la société, souhaiterait se retirer. Le journal indiquait, au passage, que le conseil des ministres avait adopté un projet de loi autorisant l’Exécutif fédéral à négocier la cession de tout ou partie des actions qu'il détient dans le capital de Belgacom, sans passer devant le Parlement...

Des informations corrélées avec la problématique de l’assainissement des finances publiques, qui devrait être l’une des deux principales priorités d’un prochain gouvernement (l’autre étant la mise en œuvre d’une sixième réforme institutionnelle majeure).

Certes, il ne s’agit pas d’un coup de tonnerre dans un ciel (public) serein, tant la vente de l’ex-RTT préoccupe les élites économiques depuis deux décennies, au moins. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler aux distraits que Belgacom est actuellement contrôlée pour près de la moitié par des « partenaires privés » de l’Etat belge. C’est dire que nous sommes confrontés à un processus déjà bien engagé depuis de nombreuses années.

Plus étonnante, à première vue, l’attitude des organisations syndicales, qui ne se sont pas bousculées au portillon pour réagir vigoureusement (ne fut-ce que sur le plan… verbal). A première vue seulement, car lorsque l’on jette un coup d’œil dans le rétroviseur de l’histoire sociale de l’entreprise publique, on est interpellé par le comportement passif, voire franchement complaisant, des responsables syndicaux vis-à-vis des bouleversements structurels engagés par les équipes dirigeantes successives de Belgacom.

Retenons quelques orientations déconcertantes des organisations « représentatives du personnel » lors de quelques moments clés des deux dernières décennies.

• Mars 1991 : la « loi sur l’autonomie de gestion des entreprises publiques » est adoptée. Il s’agit d’une étape décisive sur le chemin de l’offensive en faveur des privatisations (car cette loi donne les moyens à ces entreprises de se transformer, « librement », dans la perspective d’une vente ultérieure ; car elle permet de se donner les moyens de diviser le personnel et fragmenter les résistances ; car elle constitue un premier alignement significatif de la législation « belge » sur les directives européennes). Les dirigeants syndicaux de l’époque applaudissent des deux mains.  Leur  argument massue : la loi permet de « redynamiser  » les entreprises publiques ; elle accroit leurs capacités d’être « concurrentielles  » et « performantes » ;  et, par conséquent, elle les protège contre les velléités « privatoires » de la droite !

• 1992-1994 : Belgacom voit officiellement le jour et les premiers changements internes importants ne tardent pas. Un système d’évaluation  des agents est notamment introduit dans le cadre d’un statut administratif aménagé, qui favorise un processus « d’individualisation » handicapant pour la solidarité des salariés de l’entreprise. Cette « réforme » est acquise sans opposition.

• 1994-1995 : la fameuse « consolidation stratégique », ou pour le dire autrement que dans les mots de  la « novlangue » chère à Monsieur Elio Di Rupo (alors ministre des entreprises publiques), la  demi-privatisation de Belgacom ! Les trois syndicats publient  l’un ou l’autre communiqué de presse, leurs porte-parole livrent quelques commentaires dubitatifs aux journalistes, mais ils ne mobilisent  pas contre ce coup de force. Cette attitude attentiste va laisser des traces : la brèche est désormais ouverte pour une privatisation complète de l’entreprise. Les travailleurs ont subi un revers décisif, sans combattre.

• 1996 : le plan « Turbo ».  Belgacom est découpée en « business unit »  et en « centres de profit » ;  la « culture d’entreprise » privée devient hégémonique. Ce découpage, et la dispersion du personnel qui en découle, annoncent des restructurations majeures. Las, le sommet des organisations syndicales ne réagit pas. Au contraire : il est mis fin, avec leur accord tacite, au recrutement de travailleurs statutaires (il n’y a jamais eu la moindre action précise pour s’opposer à cette décision, même pas une « minute de silence »…) !

• 1997 : le plan PTS  (People, Teams and Skills – des personnes, des équipes et des compétences)  est avalisé et se solde par 6000 pertes d’emplois et  6000 réaffectations internes des « collaborateurs ». Avec l’appui unanime du front commun syndical, alors que  l’entreprise accumule de plantureux bénéfices et ne connait aucune difficulté financière !  La mesure est décrétée «socialement acceptable », même si 6000 suppressions de postes de travail représentent la disparition de 6000 possibilités de trouver un  job  pour les chômeurs. La rhétorique syndicale sur la « priorité absolue à l’emploi »  perd beaucoup de sa crédibilité !

• 1999 : un nouveau statut syndical est ratifié par le SLFP et la CGSP, le syndicat majoritaire. Pourtant, ce statut brade l’autonomie des syndicalistes, limite leur liberté d’action, et renforce les possibilités d’ingérence du management  de l’entreprise dans la vie des organisations syndicales.  La CSC, pour sa part, ne cautionne pas. Mais, concrètement,  elle n’entreprend  rien pour mettre en échec la manœuvre.

• 2001 : encore un nouveau plan, baptisé en toute simplicité…  BeST.  Le couvert est remis et les syndicats acceptent  4000 nouvelles pertes d’emplois et 3000  reconversions forcées supplémentaires, lesquelles vont encore générer un peu plus de souffrance au travail, et beaucoup de désarroi parmi le personnel de l’entreprise. Il est à noter que Belgacom continue à réaliser de jolis profits, et pour cause…

• 2004 : Sonnez trompettes, raisonnez tambours, voici l’entrée en Bourse de Belgacom, une opération qui bénéficie du plein soutien du gouvernement et de ses ministres « socialistes ». Les syndicats prennent acte, se limitant à critiquer certains aspects de cette décision, et en prenant soin de ne pas décréter la moindre action !  Les boursicoteurs, eux,  se réjouissent sans retenue d’une décision (attendue de longue date !)   censée renforcer la « bonne santé  financière » du Bel 20…

• 2005 : l’état-major du front commun syndical,  une nouvelle fois uni pour la circonstance,  fréquente assidument le cabinet du ministre Johan Vanden Lanotte  pour négocier un … enième plan de départs ! Il est notamment prévu de mettre en « disponibilité structurelle » des agents statutaires, alors en difficulté , et de licencier purement et simplement leurs collègues contractuels également en « réaffectation de longue durée ». Seule la CSC  finira par s’y opposer, suite au veto massif de ses militants. Après plusieurs journées de grève, elle introduira une série de recours devant le Conseil d’Etat et obtiendra finalement gain de cause. Belgacom devra donc réintégrer le personnel statutaire banni, mais pas les contractuels qui auront bel et bien perdu leur emploi !

• 2006-2010 : Des conventions collectives, qui ne rencontrent pourtant pas les exigences  syndicales énumérées dans les différents cahiers revendicatifs, entre autre en matière d’augmentations salariales structurelles, sont néanmoins signées. Par ailleurs, la politique la « destruction de l’emploi » se poursuit avec l’adoption de nouveaux « projets » :  le « tutorat »,  qui a pour ambition  « d’encourager »  3000 salariés à mettre prématurément un point final à leur carrière (dès  l’âge de 58 ans) ; et la promotion tapageuse de la « mobilité fédérale » (départ définitif vers la fonction publique) destinée à séduire quelques centaines d’autres agents fatigués d’être en permanence malmenés. Toutes celles et tous ceux qui partent  ne sont  plus remplacés. Un principe admis sans difficultés par les trois syndicats « représentatifs » qui, pour montrer leur bonne volonté, marquent par la suite leur accord sur un nouveau statut régressif pour l’activité syndicale !

Les enseignements de ce rapide bilan sont clairs. Les syndicats sont officiellement engagés dans le combat séculaire pour le progrès social et s’érigent volontiers en défenseurs du service public, de l’emploi, des conditions de travail, des garanties statutaires ou du bien-être du personnel. Mais, dans les faits, ils abandonnent leurs priorités et revendications, et s’inclinent dossier après dossier devant les exigences patronales.

Cet écart entre la théorie et la pratique, entre les objectifs et les réalisations, entre les discours et les actes,  relève fondamentalement  d’un choix politique : celui de la cogestion, de la concertation permanente, des accommodements perpétuels, des mauvais compromis qui tirent le social vers le bas. Au nom d’une orientation qui se veut « réaliste », mais qui est surtout le reflet d’une « culture de la résignation » et de l’absence de perspectives alternatives fortes, à même de contester les politiques de régression sociale d’inspiration (néo-) libérale.

A  l’évidence, depuis 20 ans, les syndicats ne pèsent plus sur les décisions stratégiques centrales des sommets de Belgacom, appuyées par les différentes coalitions gouvernementales. Ces reculs à répétition ont entrainé une lourde dégradation des rapports de force et, dans ce contexte défaitiste, les délégués syndicaux, qui défendent encore un syndicalisme de combat, ne pèsent guère sur les décisions de leurs propres organisations syndicales !

Sans un changement de cap radical, il sera bien difficile d’entraver la course folle d’un processus visant à détruire définitivement les derniers éléments qui confèrent encore un caractère « public » à Belgacom.

La réussite d’un tel « recentrage » passe par un retour aux « fondamentaux » qui ont permis au syndicalisme d’arracher de grandes conquêtes sociales.

Trois impulsions stratégiques sont, de ce point de vue, incontournables :

  1. Il est indispensable de réaffirmer l’indépendance des organisations syndicales. Celles-ci ont été créées par les travailleurs salariés pour défendre leurs intérêts collectifs, non pour relayer au sein du monde du travail les exigences patronales. Il est, par conséquent, vital de rompre avec la complaisance co-gestionnaire, de sortir d’un système de concertation ininterrompue, de changer les règles d’un jeu où les dés sont constamment pipés. En d’autres termes, la CGSP et la CSC-Transcom doivent cesser de négocier béatement tous les dossiers présentés par les dirigeants de Belgacom, jusqu’au moment où le point de non-retour est dépassé, et où il ne reste plus aux militants et affiliés qu’à prendre acte des faits accomplis !
  2. Il est essentiel de restaurer un véritable fonctionnement démocratique interne. La démocratie syndicale n’est pas un fétiche mais une arme permettant aux travailleurs de se réapproprier collectivement l’activité syndicale. Chez Belgacom règne l’opacité. Très peu d’informations circulent, laissant les affiliés le plus souvent dans l’ignorance concernant ce qui est quotidiennement discuté dans les « hautes sphères ». Dans ces conditions, il n’est pas fortuit que plus aucune assemblée générale n’est organisée pendant les heures de services sur les lieux de travail, et ce depuis très longtemps ! Ces mauvaises habitudes doivent être abandonnées. Il faut redonner de l’oxygène à la vie syndicale et cela passe par un retour de la transparence et du débat collectif : les membres du personnel doivent être régulièrement  informés afin qu’ils puissent évaluer les véritables enjeux, maitriser les dossiers qui ont des conséquences directes pour leur avenir, en discuter tous ensemble.  C’est le seul moyen efficace de sensibilisation et de mobilisation, et c’est surtout la seule voie permettant de passer d’une position défensive à une position offensive, de mettre la pression sur le camp patronal et sur celles et ceux qui sont de connivence avec celui-ci !
  3. Il est décisif d’opter pour un syndicalisme de combat décomplexé, car rien ne peut se substituer efficacement à l’intervention directe des travailleurs dans les domaines qui les concernent directement. Et parce que sans actions, le syndicalisme se condamne à la passivité et à la gestion impuissante d’échecs devenus alors inévitables. Toute notre histoire sociale indique que les plus grands succès du mouvement ouvrier ont été acquis par les luttes. Celui qui se bat n’est pas sûr de gagner, mais celui qui ne se bat pas est certain de perdre !

Quelques pistes pour traduire, sans tarder, une telle réorientation générale :

• L’emploi est en perdition à Belgacom ; le mouvement syndical doit retrouver de la pugnacité revendicative pour inverser la vapeur. Il doit se souvenir que la « loi du 21/03/1991 sur les entreprises publiques autonomes » ne signifiait pas l’arrêt du recrutement de personnel statutaire, mais stipulait au contraire que le recours à du personnel contractuel ( = précaire !) n’était autorisé qu’à titre exceptionnel. Il est donc urgent d’engager une épreuve de force pour imposer la nomination de tous les agents à contrat à durée déterminée/indéterminée et en revenir à l’engagement de travailleurs disposant des garanties statutaires. Un succès sur ce terrain représenterait un premier pas dans la voie de la reconstruction d’un meilleur rapport de forces. En outre, beaucoup de services ont été vidés de leurs effectifs, ce qui permet au  management de justifier le recours à « l’externalisation » (utilisation de sous-traitants censés être moins couteux, et qui emploient en général un personnel devant travailler dans de moins bonnes conditions sociales que celui de l’entreprise). Dès lors, le niveau de l’emploi doit également être revu à la hausse et les besoins réels en effectifs comblés.

• Couplée à ces exigences, il est temps de ressortir des cartons une revendication clé en matière de lutte pour l’emploi et contre le chômage, mais aussi pour une meilleure qualité de la vie : la réduction généralisée du temps de travail, sans pertes de salaire et avec des embauches compensatoires. S’il existe bien une entreprise en Belgique où il est envisageable de passer à un régime de 32 heures en 4 jours, c’est bien Belgacom, qui a connu d’énormes gains de productivité au cours de toutes ces années et où le taux de profit s’est envolé ! Pour mémoire, le bénéfice net réalisé en 2010 s’est élevé à 1266 millions € (soit plus de 51 milliards d’anciens FB !), une augmentation de 40 % par rapport à 2009, où ce bénéfice était « seulement » de … 904 millions € (plus de 36 milliards d’anciens FB !). En ce qui concerne l’année en cours, en pleine période de grave crise financière, le bénéfice est annoncé en recul par la direction. Néanmoins, près de 400 millions € ont déjà été engrangés pour les six premiers mois de 2011, ce qui annonce un intéressant résultat final, se situant aux environs du chiffre « bas » réalisé il y a trois ans (800 millions  € en 2008 contre… 959 millions  € en 2005 ; 973 millions € en 2006 ; 958 millions € en 2007 !).

• Toute cette richesse produite collectivement par les travailleurs bénéficie prioritairement aux détenteurs du capital. Ainsi, chaque année, les actionnaires perçoivent des dividendes de l’ordre de 700 à 800 millions €, alors que les membres du personnel ne parviennent pas à obtenir la moindre augmentation salariale dans le cadre des conventions collectives négociées par leurs organisations syndicales. Sans l’indexation, ils n’obtiendraient d’ailleurs jamais la moindre revalorisation structurelle de leurs traitements et devraient se contenter « d’avantages en nature», qui pénalisent le financement de la sécurité sociale (pas de paiement de cotisations patronales !), et qui ne seront pas pris en considération dans le calcul de leurs pensions de retraite ! Il est urgent de remettre les pendules à l’heure. Dans le cadre de la négociation de la prochaine CCT,  la priorité doit être d’obtenir  -enfin-  une répartition de la « valeur ajoutée » nettement plus favorable aux véritables créateurs/producteurs de celle-ci, les salariés.

• Le rejet conséquent d’une modification de la structure de propriété de Belgacom. Les déclarations épisodiques, lors des congrès syndicaux par exemple, réaffirmant virilement la volonté syndicale de défendre les services publics sont certes sympathiques mais, pratiquement,  elles ne répondent pas aux menaces qui pèsent sur le devenir de l’entreprise. Il faut maintenant enclencher la vitesse supérieure et lancer une véritable « opération-vérité » concernant cette problématique, une campagne portée par le personnel de l’entreprise, à destination des usagers, et qui met la pression sur le monde politique. Celle-ci doit notamment être l’occasion d’expliquer clairement, chiffres à l’appui, que les processus de libéralisation et de privatisation ont surtout profité au capital, pas aux travailleurs des entreprises concernées (qui ont vu leurs conditions de travail se détériorer et le niveau de l’emploi s’effondrer) ou à la population (qui, comme Sœur Anne, n’a rien vu venir… en matière de réduction significative des tarifs ou d’accroissement qualitatif du service au public).

• L’offensive contre les services publics s’inscrit dans un cadre plus général du déploiement de politiques d’austérité contre le niveau de vie des travailleurs, leurs emplois, leurs retraites, leur sécurité sociale, leurs libertés et droits démocratiques. C’est dire s’il est essentiel de s’inscrire aussi dans une démarche intersectorielle et interprofessionnelle. La lutte contre les privatisations ou pour la défense du système de péréquation des pensions doit être menée en bonne intelligence avec les collègues de l’ensemble des entreprises publiques, mais aussi confluer immédiatement vers le niveau interprofessionnel, où une confrontation s’annonce inévitable pour se prémunir d’une austérité globale destinée à présenter la facture de la crise du capitalisme à tous les travailleurs, secteur public et secteur privé confondus !

Trop ambitieuses ces perspectives ? Trop irréalistes ces objectifs ? Il est en tout cas trop tard pour se permettre d’encore tergiverser et de refuser à répondre au défi lancé par nos adversaires, qui veulent s’appuyer sur la déroute de leur système pour nous mettre à genoux... Un comble !

Celui qui ne revendique rien n’obtient rien, et celui qui refuse la confrontation s’expose à de sérieuses déconvenues. L’heure n’est donc plus à l’inertie mais aux actions pour un programme qui sauvegarde les intérêts fondamentaux des salariés. A tous les niveaux, de l’entreprise –Belgacom-  à la société, dans sa globalité.

Il n’y a pas d’alternative : ce qui va se jouer dans les prochains mois, ici et ailleurs, conditionnera le paysage social de la prochaine décennie : ou progrès, ou régression !

Il vaudrait mieux que le mouvement syndical ne se trompe plus dans ses choix !




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