Alterglobalisme et politique: les liaisons dangereuses?
Par David Dessers le Jeudi, 29 Septembre 2005 PDF Imprimer Envoyer

Après la victoire du " non " à la Constitution en France et aux Pays-Bas, le mouvement alterglobaliste européen est entré dans une nouvelle phase. Tandis qu'avant une sorte de mur se dressait apparemment entre les mouvements sociaux d'une part et les partis politiques de la gauche radicale de l'autre, cette victoire du "non" a été justement le fruit d'une campagne commune des forces politiques et sociales de gauche. Dans d'autres pays aussi, en Angleterre ou en Allemagne par exemple, des militants alterglobalistes participent à des alternatives politiques.

La charte du Forum social mondial spécifie que les partis politiques ne sont pas les bienvenus en tant que tels dans les forums sociaux -ce qui n'est pas le cas des militants politique à titre individuel. Cette disposition n'était pas inutile. Une différence réelle existe tout d'abord entre les partis politiques et les mouvements sociaux. La lutte sociale et les mouvements sociaux surgissent autour d'une question concrète et souvent spécifique (racisme, exclusion sociale, inégalité des rapports Nord-Sud, destruction de l'environnement, sans papiers, droits des minorités sexuelles, etc.). Les mouvements sociaux rassemblent largement des secteurs forts divers ayant des backgrounds politiques et sociaux souvent distincts et cela sur base d'un certain nombre d'exigences élémentaires à court ou moyen terme. Ces mouvements n'aspirent généralement pas "au pouvoir", ni encore moins "à prendre le pouvoir". Ils exercent plutôt une pression sociale sur le politique. Un parti politique, en revanche, regroupe des gens autour d'un programme politique plus ou moins précis et cohérent, ayant un projet pour la société dans son ensemble. Un parti projette -via les élections ou via d'autres formes- la participation ou l'exercice du pouvoir politique. Il développe pour ce faire une stratégie politique d'ensemble (le réformisme, la révolution, le centrisme, etc.).

L'autonomie des mouvements sociaux

Au sein des mouvements sociaux, des militants politiques peuvent jouer -et y jouent souvent- un rôle important. Un mouvement social n'est jamais "purement" social; il touche directement ou indirectement à des questions politiques. Bien souvent, ce sont ces mouvements qui mettent à l'agenda les questions politiques omises ou considérées comme secondaires par les partis. Ca a été le cas du féminisme par exemple. Plus récemment, il est bon de rappeler que de nombreuses organisations de la gauche radicale avaient qualifié le mouvement alterglobaliste de " petit-bourgeois " à ses débuts . Elles ont ensuite essayé, face au développement et à l'ampleur de ce mouvement, de le récupérer ou d'en "prendre la direction"…Bien entendu, pour les organisations qui conçoivent le "parti révolutionnaire" comme un démiurge omniscient auquel tout doit être subordonné, le parti doit tout contrôler, même le mouvement social réel. Dans le meilleur des cas, ces organisations n'agissent en réalité que comme des parasites du mouvement réel existant.

Par contre, pour les organisations politiques qui ont une conception plus dialectique des relations entre partis et mouvements sociaux, leurs militants peuvent, par leur expérience, fournir une contribution réelle et importante à la construction des mouvements sociaux, tout comme ils peuvent apprendre de ces derniers. De cette façon, une dialectique intéressante peut surgir entre les mouvements sociaux et les forces politiques.

En d'autres mots, le parti ne peut prétendre représenter toutes les couches sociales opprimées ou exploitées; le mouvement antiraciste par exemple est avant tout l'expression et le résultat d'une lutte contre une oppression spécifique menée par les personnes directement concernées. Un parti peut aider à la construction de ce mouvement en lui fournir des militants chevronnés et en lui soumettant démocratiquement ses perspectives et propositions. Un parti anticapitaliste peut apporter "un plus" à la campagne en faisant le lien entre racisme, exclusion et capitalisme. Mais un parti, même le meilleur et le plus anticapitaliste, ne pourra jamais prétendre incarner le mouvement antiraciste dans son ensemble ou y imposer son programme anticapitaliste. En d'autres termes, les mouvements sociaux connaissent des rythmes et une dynamique autonome et propre qu'il faut respecter.

Le mouvement des mouvements

Le mouvement alterglobaliste a des caractéristiques particulières par rapport aux mouvements sociaux "classiques". C'est le "mouvement des mouvements" qui rassemble autour d'une critique de la mondialisation néolibérale de nombreuses forces sociales, parfois fort diverses, voire hétéroclite. Pour la première fois, il offre un cadre d'analyse, de réflexion et d'action communes pour des forces sociales différentes. A Seattle, des écologistes radicaux ont lutté coude à coude avec des métallurgistes au nom d'une même critique du néolibéralisme. Non seulement une étape particulière dans la construction d'un large front antinéolibéral a été posée, mais l'alterglobalisme s'est aussi révélé être un mouvement social "politique" car ses diverses composantes étaient réunies autour d'une critique générale du néolibéralisme dans son ensemble et non plus seulement autour de l'une ou l'autre de ses conséquences.

Le mouvement alterglobaliste n'est pas pour autant un mouvement politique dans le sens strict du mot. Bien qu'il ait une capacité de mobilisation et de réflexion importante, il ne dispose pas d'une véritable stratégie face au pouvoir politique. Il est actif autour d'un certain nombre de questions politiques très concrètes mais il ne dispose pas d'un programme politique en tant que tel. Il se compose aussi de militants ayant des conceptions politiques parfois très divergentes (marxistes révolutionnaires, anarchistes, réformistes de gauche, de nombreux jeunes et activistes sociaux envers lesquels ces références parlent peu ou qui refusent de les reconnaître comme les seules capables de structurer leur engagement).

En tant que militant politique, la construction et la réussite du mouvement alterglobaliste est une tâche importante; c'est le mouvement de résistance le plus important face à la mondialisation néolibérale. Mais tout militant doit prendre conscience que son programme politique ne peut pas être le programme exclusif de ce mouvement. En tant que partis politiques, ceux qui tentent de l'imposer brisent le dynamisme plutôt que de construire le mouvement.

Lorsque le Forum Social Mondial a été initié, il s'est concentré exclusivement sur des forces sociales. Mais cela ne signifiait pas pour autant un rejet ou une négation de la nécessité des partis politiques ou de la lutte politique en soi. Il s'agissait de placer en premier lieu la coordination et la coopération des forces sociales contre la mondialisation néolibérale. Sans cette distinction clairement établie, les forums sociaux auraient été des champs de bataille entre chapelles politiques. Ils auraient été en permanence une arène de shows utilisée par des politiciens pour légitimer -ou masquer- leur propre politique… D'une manière ou d'une autre, cela n'a malheureusement pas pu être totalement évité. Ce dernier danger s'est surtout réalisé du côté de la social-démocratie. Les Di Rupo, Lizin et Cie ont ainsi inauguré un nouveau genre de tourisme politique à Porto Alegre pour de toute façon continuer à appliquer les habituelles politiques néolibérales.

Auto-organisation

Depuis de nombreuses années, les militants du POS consacrent beaucoup d'énergie à contribuer loyalement à la construction des mouvements sociaux. Loyalement parce que nous considérons la construction et l'auto-organisation démocratique de ces mouvements comme décisives par rapport à toute considération strictement partidaire. Cette pratique découle d'une conception théorique et d'une perspective historique à long terme qui nous semble correspondre à celle que Marx résumait dans sa célèbre formule " L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ". Toute transformation sociale d'ampleur, toute révolution réelle nécessite la participation de l'immense majorité des travailleurs et des travailleuses. Cette participation se concrétise par l'apparition d'organes d'autogestion économique et politique qui rassemblent les masses bien au-delà des seuls partis politiques révolutionnaires.

Dans cette perspective, les mouvements sociaux représentent autant d'écoles, non seulement de lutte, mais aussi d'apprentissage de l'auto-organisation, de l'auto-activité, de l'auto-prise en charge démocratique. Mais cette conception ne relègue pas le rôle d'une organisation politique révolutionnaire aux coulisses ou aux oubliettes de l'histoire. Ici aussi il existe une relation dialectique entre les organisations politiques révolutionnaires et l'auto-organisation des luttes sociales. Un parti révolutionnaire ne peut pas réaliser grand chose sans l'intervention et l'auto-activité consciente et organisée de la majorité sociale. Il doit donc stimuler et encourager cette intervention plutôt que de chercher à la contrôler.

A mesure que le combat des mouvements sociaux prend de l'ampleur et revêt des formes concrètes, il se trouve de plus en plus confronté à des choix politiques. Bon nombre d'activistes qui se battent pour un monde où les besoins humains et environnementaux sont au premier plan entrent tôt ou tard en opposition avec l'ordre capitaliste en tant que tel. A travers tout un cycle de conflits sociaux, les différentes positions politiques s'exacerberont à l'intérieur du mouvement entre radicaux, anti-néo-libéraux ou anticapitalistes d'une part et les forces sociales-libérales plus modérées, d'autre part.

Dans cette optique, chaque vague de conflits sociaux fait naître une nouvelle génération de militants conscients qui s'interrogent sur la nécessité d'une organisation politique pour changer la société. Un parti révolutionnaire tente alors, au-delà des hauts et des bas du combat social, de leur offrir un cadre organisationnel permanent. Mais il ne peut y arriver qu'en démontrant dans la pratique sa capacité à construire les mouvements sociaux, à proposer des alternatives concrètes et des perspectives politiques.

Le POS part de la logique que les mouvements sociaux sont incontournables mais insuffisants. Si le mouvement altermondialiste mène un réel combat pour un "autre monde", un monde qui n'est plus régi par la logique marchande, à terme, les activistes altermondialistes ne pourront pas passer à côté de la construction d'organisations politiques qui mènent ce combat sur le terrain politique. Dans le cas contraire, les altermondialistes resteront prisonniers des forces politiques existantes et aujourd'hui hégémoniques. C'est pour cela qu'il leur revient de construire une force politique en collaboration avec les forces politiques radicales qui ont démontré qu'elles défendent de manière conséquente les revendications altermondialistes.

Nouvelle constellation

Un tel processus semble aujourd'hui à l'œuvre en France avec la campagne contre le traité constitutionnel européen. Plutôt que de voir l'un ou l'autre parti de gauche s'accaparer une grande partie de la base altermondialiste, un large front des mouvements sociaux (Attac principalement), des syndicats (Sud, Solidaires, CGT) et des organisations politiques (le PCF et la LCR surtout, des dissidents du PS et des Verts) s'est au contraire constitué sur une base politique concrète. Ce front a réussi à mettre K.O. la constitution européenne, déstabilisant ainsi de manière mémorable l'Europe néo-libérale. Il n'est pas encore certain que cette nouvelle constellation de forces formera la base pour la construction d'une nouvelle force politique. Mais de nombreux militants de la campagne pour un non de gauche y sont favorables, comme nos camarades de la LCR. Il est clair de toute façon qu'aujourd'hui, en France, la distinction rigide entre forces sociales et forces politiques de gauche ne peut plus être vue de la même façon qu'auparavant.

En Angleterre aussi on a pu voir comment des altermondialistes, des activistes anti-guerre, des syndicalistes de combat, des organisations d'immigrants, la gauche anti-capitaliste et des dissidents de gauche du Labor on construit ensemble la coalition politique RESPECT (qui a obtenu, pour la première fois, un siège parlementaire à la gauche du Labor et des Libéraux lors des dernières élections). En Allemagne, une dynamique similaire s'est enclenchée: des forces sociales, syndicales et politiques de gauche ont, ensemble, construit une alternative à la gauche de la social-démocratie et des Verts, la "Whalalternative".

La nuance entre partis politiques et mouvements sociaux est réelle et pleine de sens. Un mouvement social ne se transforme jamais en une alternative politique en un claquement de doigts. Mais il est également naturel qu'à travers un cycle de combats et de conflits sociaux, de nombreux activistes réalisent la nécessité d'une action politique. Cette conscientisation peut former la base de la construction de nouveaux mouvements politiques. La tâche de la gauche radicale n'est pas alors de tirer la couverture à soi mais bien de tendre la main à ces activistes afin de construire ensemble cette nouvelle force politique. Et ceux qui, à ce moment-là, deviennent subitement d'ardents défenseurs de la séparation entre le politique et social se situent bien souvent dans le camp de la politique institutionnelle établie, dans le statut quo.

Voir ci-dessus