Engels et l’émancipation des femmes
Par Josette Trat le Vendredi, 21 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Quels sont les apports et les limites de la pensée d’Engels ? Sa réflexion sur l’émancipation des femmes garde-t-elle une certaine actualité ?

L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884, 1974) de Friedrich Engels fut considéré par les socialistes de la Deuxième internationale, puis les bolcheviks et enfin par les PC stalinisés des années cinquante comme une oeuvre de référence incontournable. Cet ouvrage a donné lieu, depuis le début des années soixante-dix, avec le renouveau du féminisme, à un bilan beaucoup plus nuancé et plus critique : chercheuses et militantes féministes lui reconnaissent un mérite essentiel, celui d’avoir cherché à démontrer, sur la base des données historiques et anthropologiques de son époque, que l’asservissement des femmes n’est pas une donnée "naturelle" mais le produit de rapports sociaux susceptibles d’être modifiés au cours de l’histoire. Certaines [1] lui ont reproché néanmoins d’avoir introduit au cœur même de son analyse historique de la famille, une approche "naturaliste" de la division sexuelle du travail entre femmes et hommes et de nombreux présupposés sexistes dans sa vision du monde. C’est cette double logique (matérialiste et historique d’un côté, "naturaliste" de l’autre) et ses contradictions, que je souhaite réexaminer.

C’est pourquoi, après avoir tiré un premier bilan critique de la thèse centrale d’Engels, concernant l’origine de l’oppression des femmes, j’aborde plus précisément la question de la division du travail entre hommes et femmes, et celle des conditions de l’émancipation des femmes et de l’épanouissement de "l’amour sexuel individuel". Ma conclusion porte sur l’actualité d’Engels.

De l’origine de l’oppression des femmes

La première édition de l’origine de la famille date de 1884, soit un an après la mort de Marx. Bien que l’on fasse systématiquement référence à cet ouvrage pour débattre de "l’émancipation des femmes", la préoccupation d’Engels dans ce livre ne porte pas directement sur cette question ; pour lui, il s’agit plutôt d’expliquer, selon la méthode matérialiste, les facteurs d’évolution des sociétés, le passage d’ une société "basée sur les liens du sang" (nous parlerions aujourd’hui de rapports de parenté [2]) à une nouvelle société dominée par la propriété privée, les conflits de classe et l’Etat. Il résume ainsi son propos :

"Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production : par le stade de développement où se trouvent d’une part le travail, et d’autre part la famille. Moins le travail est développé, moins est grande la masse de ses produits et, par conséquent, la richesse de la société, plus aussi l’influence prédominante des liens du sang semble dominer l’ordre social. Mais dans le cadre de cette structure sociale basée sur les liens du sang, la productivité du travail se développe de plus en plus et, avec elle, la propriété privée et l’échange, l’inégalité des richesses, la possibilité d’utiliser la force de travail d’autrui et, du même coup, la base des oppositions de classes" [3] (Préface à la 1ère édition, 1974, p. 17-18).

Toute la première partie de son livre est consacrée à l’étude de l’évolution des conditions d’existence des sociétés qui ont permis l’émergence de la "famille monogamique", forme tardive de l’évolution historique. Ses sources sont notamment le livre du juriste suisse Bachofen Das Mutterrecht paru en 1861, et plus particulièrement celui de l’américain Lewis Morgan Ancient Society publié en 1877 que Marx avait lui-même abondamment annoté. Engels a dit de L. Morgan que sa découverte de "la gens primitive organisée selon le droit maternel [...] a pour l’histoire primitive la même importance que la théorie darwinienne de l’évolution pour la biologie, et la théorie marxiste de la plus-value pour l’économie politique" (préface à la quatrième édition 1891, 1974 p. 28).

Reprenant à son compte les différents stades de développement distingués par Morgan. Engels synthétise ainsi l’évolution conjointe des moyens d’existence et de la famille :

"Il y a (donc) trois formes principales du mariage qui correspondent en gros aux trois stades principaux du développement de l’humanité. A l’état sauvage [4], le mariage par groupe ; à la barbarie, le mariage apparié ; à la civilisation, la monogamie complétée par l’adultère et la prostitution (...)" p. 82. Jusqu’au stade moyen de la "barbarie" (voire au-delà), persiste "l’économie domestique communiste", et la "prédominance des femmes dans la maison", "étant donné qu’il est impossible de déterminer avec certitude le véritable père" (p. 56. 57. 58). Le passage du mariage par groupe au mariage apparié s’explique, selon Engels, par deux facteurs d’ordre "naturels" :

·le premier, c’est la "sélection naturelle", thème repris de Morgan et bien sûr de Darwin lui-même : les groupes de parenté les plus vigoureux seraient ceux où aurait prévalu l’interdiction de plus en plus large des mariages entre parents consanguins.

·le deuxième facteur, inspiré par les analyses de Bachofen, serait l’aspiration spécifique des femmes à des relations privilégiées avec un seul homme ; nous reviendrons plus loin sur cette question.

Le passage à la monogamie nécessite selon Engels, de nouvelles conditions sociales : l’apparition de nouvelles richesses, en premier lieu le bétail et plus tard les esclaves (p. 62.63). Ces nouvelles richesses entraînent en effet d’après lui une double conséquence :

- d’une part elles donnent une place prépondérante à l’homme dans la famille :

"Les troupeaux constituaient les nouveaux moyens de gain ; ç’avait été l’ouvrage de l’homme que de les apprivoiser d’abord, de les garder ensuite. Aussi le bétail lui appartenait-il, tout comme les marchandises et les esclaves troqués contre du bétail. (...) La division du travail dans la famille avait réglé le partage de la propriété entre l’homme et la femme ; il était resté le même et, pourtant, il renversait maintenant les rapports domestiques antérieurs uniquement parce qu’en dehors de la famille la division du travail s’était modifiée." p. 169-170.

- d’autre part ces nouvelles richesses poussent les hommes à renverser l’ordre de succession en ligne maternelle, au profit de leurs propres enfants (p. 63-64). On peut se demander à cette occasion, quel est ce curieux "instinct" qui anime les hommes ? Ne présuppose-t-il pas déjà des rapports de domination qu’ Engels prétend pourtant expliquer ?

Ce changement majeur, Engels l’appelle la "grande défaite historique du sexe féminin". En considérant la propriété privée des moyens de production, comme la racine commune de l’assujettissement des femmes et de l’exploitation de classe, Engels liait d’emblée le sort des femmes à celui de tous les opprimés.

Tout en reconnaissant l’importance des découvertes réalisées par L. Morgan et popularisées par Engels, les anthropologues (Godelier 1971) ont fait plusieurs critiques aux travaux d’Engels. Sans les développer, rappelons en quelques-unes :

- le tabou de l’inceste ne s’explique pas par des raisons biologiques mais par des raisons sociales

- la matrilinéarité (c’est à dire la filiation maternelle) ne peut-être confondue avec une société matriarcale où les femmes auraient une situation dominante en termes de pouvoirs par rapport aux hommes ;

- enfin et surtout, la domination masculine, parfois violente, existe également dans des sociétés préclassistes qui ne connaissent pas la propriété privée, que ce soit dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs ou d’horticulteurs (Godelier 1982, Héritier 1996). Peut-on simplement expliquer le développement de la domination masculine dans ce type de sociétés par la corruption de leurs mœurs par la domination coloniale ou l’influence de sociétés plus "en avance" dans le développement des inégalités de classe comme le laissait entendre l’anthropologue américaine Eleanor Leacock en 1972?

Cette thèse semble peu convaincante aux yeux d’un certain nombre d’anthropologues (Héritier, 1996) pour qui le caractère universel de la domination masculine (dans les sociétés connues) ne fait pas de doute, bien que les formes elles-mêmes et le degré en soient très diversifiées. Pour les structuralistes en effet, comme pour F. Héritier, la vie en société implique non seulement le tabou de l’inceste et l’exogamie mais l’échange des femmes et donc leur domination. Cet amalgame opéré par Lévi-Strauss entre les rapports de parenté et l’échange des femmes a été critiqué par plusieurs anthropologues, parmi lesquels Nicole-Claude Mathieu (1991, p. 90-91) et Maurice Godelier (1989, p. 1150). Pour ce dernier, notamment :

"La parenté, en tant que telle, n’implique nullement pour fonctionner la domination des hommes sur les femmes. Lorsque celle-ci existe dans la société, elle pénètre le fonctionnement des rapports de parenté et les met au service de sa propre reproduction" (1989, p.1150) [5] ;

C’est donc ailleurs qu’il convient, selon lui, de rechercher les raisons de la domination d’un sexe sur l’autre.

Pour les anthropologues "néo-engelsiens" [6], il existe ou il a existé des sociétés égalitaires (Leacock, Lee, 1982). Comment expliquer dès lors le passage à des sociétés hiérarchisées et plus particulièrement la domination masculine ? Certaines théoriciennes font l’hypothèse que l’oppression des femmes par les hommes est en relation avec "l’émergence graduelle, à partir de sociétés communautaires, d’une sorte de propriété collective du groupe de parenté, accessible à tous ses membres mais individuellement inaliénable et inaccessible aux non-membres" (Coontz, Henderson, 1986, p. 55). Parmi les sociétés structurées en lignages, les sociétés patrilinéaires et patrilocales seraient mieux adaptées que des sociétés matrilinéaires et surtout matrilocales pour mobiliser de nouvelles forces de travail nécessaires à l’accumulation de nouvelles richesses indispensables dans la compétition entre lignages. Ces auteures apportent ainsi plusieurs corrections à la thèse d’Engels. D’abord elles constatent comme l’ensemble des anthropologues qu’il existe des rapports inégalitaires entre hommes et femmes dans des sociétés sans classes et sans Etat. Selon elles, ce ne sont plus l’appropriation privée des moyens de production et le souci des hommes de transmettre à leurs propres enfants leurs nouvelles richesses qui expliqueraient la domination masculine mais la compétition entre lignages. Dans ce cadre, la division du travail et la résidence patrilocale auraient favorisé la concentration du pouvoir entre les mains des hommes.

Sans vouloir trancher le débat entre anthropologues [7], il faut bien admettre que le cœur des thèses d’Engels concernant l’origine de la domination masculine nécessite, pour le moins, un sérieux réexamen.

Si les contradictions de sexe (mieux vaudrait dire de genre) ont précédé l’émergence des sociétés de classe, il n’y a plus d’automaticité entre la suppression de la propriété privée et la suppression de l’oppression des femmes, comme l’a cru longtemps une large partie du mouvement ouvrier. Une telle conclusion impose une nouvelle réflexion sur les conditions de "l’émancipation" des femmes.

La division sexuelle du travail

Revenons maintenant sur la question de la division du travail. Pour comprendre pourquoi, en effet, selon Engels, l’apparition de nouvelles richesses comme le bétail, les esclaves etc. se traduit par la subordination des femmes, il faut faire un détour par la division du travail telle qu’elle était supposée exister au stade inférieur de la "barbarie", chez les "Peaux-Rouges d’Amérique" par exemple. :

"La division du travail est toute spontanée ; elle n’existe qu’entre les deux sexes. L’homme fait la guerre, va à la chasse et à la pêche, procure la matière première de l’alimentation et les instruments que cela nécessite. La femme s’occupe de la maison, prépare la nourriture et les vêtements ; elle fait la cuisine, elle tisse, elle coud. Chacun des deux est maître dans son domaine : l’homme dans la forêt, la femme dans la maison. Chacun d’eux est propriétaire des instruments qu’il fabrique et utilise : l’homme des armes, des engins de chasse et de pêche ; la femme des objets de ménage. L’économie domestique est commune à plusieurs familles, souvent à un grand nombre de familles. Ce qui se fait et s’utilise en commun est propriété commune : la maison, le jardin, la pirogue" (p.167). Il s’agit là non pas d’une analyse de la division du travail telle qu’elle a pu être fidèlement décrite par les premiers anthropologues mais plutôt d’un véritable "mythe" (Moira Maconachie 1987, p. 109), celui de l’homme-chasseur qui s’est d’ailleurs perpétué au fil des générations jusqu’à tout récemment. Les anthropologues reconnaissent aujourd’hui le rôle majeur joué par les femmes dans l’alimentation des sociétés de chasseurs-cueilleurs, grâce à la cueillette ou à la collecte de petits animaux et leur rôle tout aussi décisif dans les premières formes d’agriculture. Pour l’anthropologue Alain Testart, si l’on peut constater dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs, une division du travail très nette entre hommes et femmes, et très différente d’une société à l’autre, "dans aucune de ces sociétés, la femme n’est coupée de la production sociale" (1985, p. 44). Ainsi, contrairement à l’idée développée par Engels, les "femmes ne se sont jamais exclusivement consacré aux tâches domestiques" (1974, p. 170), excepté celles qui faisaient partie des classes dominantes, c’est à dire précisément dans des sociétés où existaient déjà la propriété privée et les classes sociales. Ainsi contrairement à ce que pense Engels, les femmes ont de tout temps participé aux tâches productives, que ce soit comme cueilleuses, agricultrices, artisanes, ouvrières à domicile ou dans la grande industrie.

En fait pour Engels, la division du travail entre hommes et femmes n’a rien à voir avec les autres grandes divisions du travail qui vont émerger avec la domestication des animaux et le développement de la production : division du travail entre tribus de pasteurs et "tribus retardataires" ; division entre agriculteurs et artisans ; division entre producteurs et marchands etc. (p. 173-174). Ces dernières jouent un rôle actif dans l’émergence des contradictions sociales, tandis que la division entre hommes et femmes s’enracine dans le biologique ; elle est le prolongement immédiat de la première division du travail entre hommes et femmes dans la procréation et ne fait pas question [8]. Quand bien même, on admettrait qu’il est plus "rationnel" que les femmes cueillent et prennent soin des enfants tandis que les hommes chassent, dans les petites sociétés de chasseurs-cueilleurs, encore faut-il l’expliquer [9]. Ce que ne fait pas Engels. Il reproduit ainsi un stéréotype toujours vivace aujourd’hui suivant lequel mettre au monde des enfants implique tout naturellement pour les femmes, et elles seules, d’en prendre soin quotidiennement, même si pour Engels cette prise en charge des enfants doit se faire dans un cadre collectif.

Au bout du compte, la description de la division du travail par Engels loin de nous expliquer plus clairement les mécanismes qui ont favorisé l’instauration de la domination masculine, laisse la question entière.

L’asservissement des femmes dans la famille monogamique

Si Engels n’a pas élucidé les mystères de l’origine de la domination masculine, il a par contre mis en cause de manière frontale le caractère oppressif de la "monogamie", du moins dans les classes dirigeantes, reprenant ainsi la tradition des socialistes utopiques, tel Fourier. Il écrit :

"Le mariage conjugal n’entre donc point dans l’histoire comme la réconciliation de l’homme et de la femme, et bien moins encore comme la forme suprême du mariage. Au contraire : il apparaît comme l’assujettissement d’un sexe par l’autre, comme la proclamation d’un conflit des deux sexes, inconnu jusque là dans toute la préhistoire. Dans un vieux manuscrit inédit composé par Marx et moi-même en 1846 [10], je trouve ces lignes : "la première division du travail est celle de l’homme et de la femme pour la procréation" et je puis ajouter maintenant : la première opposition de classe qui se manifeste dans l’histoire coïncide avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme dans le mariage conjugal, la première oppression de classe, avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin" (p.74). Il a en outre éclairé l’analyse d’une des fonctions essentielles de la famille monogamique "à droit paternel", pour les classes dirigeantes à travers les siècles : la transmission d’un patrimoine à des héritiers "d’une paternité incontestée" (p. 70).

On ne trouve pas dans son livre, une analyse achevée des "fonctions" de la famille en système capitaliste mais plutôt des formules-chocs. Engels y dénonce de manière virulente l’asservissement des femmes : "Même à la maison, ce fut l’homme qui prit en main le gouvernail ; la femme fut dégradée, asservie, elle devint esclave du plaisir de l’homme et simple instrument de reproduction" (p.65). "Dans la famille, déclare encore Engels, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat" (p. 82). Cette phrase mérite un commentaire. Elle a donné lieu en effet à de vrais malentendus. Quand Engels parle de l’homme comme d’un bourgeois, ce n’est pas une figure de style. Il fait référence ici aux hommes qui ont concentré entre leurs mains les richesses et veulent les transmettre, les femmes, elles, étant complètement dépendantes économiquement d’eux pour survivre :

"De nos jours l’homme, dans la grande majorité des cas, doit être le soutien de la famille et doit la nourrir, au moins dans les classes possédantes ; et ceci lui donne une autorité souveraine qu’aucun privilège juridique n’a besoin d’appuyer" (p. 82).

Donne-t-il une valeur plus générale à cette formule ? Pense-t-il que l’ensemble des femmes constituent, comme l’ont soutenu certaines féministes (Delphy, alias Dupont, 1998 [1970]), une classe homogène face à la "classe des hommes" ? Ceci serait totalement incohérent avec sa propre analyse de la famille ouvrière comme nous allons le voir.

Il stigmatise également l’hypocrisie de ces mariages "d’arrangement", typiques de la bourgeoisie, fondés officiellement sur la fidélité réciproque des époux et le caractère indissoluble des liens du mariage alors même que la liberté des hommes est garantie par la coutume et la loi ; ceux-ci peuvent ainsi pratiquer l’adultère ou recourir à la prostitution, alors que le moindre écart des femmes est lourdement sanctionné.

Cette double morale, ce mariage de"convenance (qui) se convertit assez souvent en la plus sordide prostitution", il n’est pas le premier à les dénoncer ; Fourier en particulier l’avait déjà fait avant lui ; il le cite d’ailleurs explicitement (p. 79) :

"De même qu’en grammaire deux négations valent une affirmation, en morale conjugale, deux prostitutions valent une vertu". La dénonciation de la fonction économique du mariage bourgeois conduit Engels à idéaliser totalement "l’amour sexuel" dans le prolétariat, dont les hommes n’ont aucune propriété à transmettre, dont les femmes travaillent de plus en plus :

"Depuis que la grande industrie, arrachant la femme à la maison, l’a envoyée sur le marché du travail et dans la fabrique, et qu’elle en a fait assez souvent le soutien de la famille, toute base a été enlevée dans la maison du prolétaire, à l’ultime vestige de la suprématie masculine - sauf peut-être encore, un reste de la brutalité envers les femmes qui est entrée dans les moeurs avec l’introduction de la monogamie" (p. 80).

Un socialiste comme August Bebel était lui nettement plus lucide qu’Engels ; il n’hésitait pas dans son livre La femme, dans le passé, le présent, l’avenir [11] à dénoncer les socialistes hostiles à la libération des femmes :

"Il est des socialistes qui ne se montrent pas moins antipathiques à l’émancipation de la femme que ne le sont les capitalistes au socialisme (...). Mais il arrive dans bien des cas qu’il (le socialiste) ne sent pas à quel point la femme est dépendante de l’homme, parce que son propre et cher moi en viendrait à être mis en question. C’est la tendance à sauvegarder des intérêts, réels ou supposés, qui alors sont toujours primordiaux et sacrés, qui rend les hommes aveugles de la sorte" (1979, p. 160).

C’est pourquoi, d’après lui, les femmes doivent compter sur leurs propres forces et non sur l’aide des hommes :

"En jouant le rôle de maître et seigneur, ils flattent leur vanité, ils nourrissent leur orgueil, ils servent leurs intérêts, ils sont comme tous les maîtres peu accessibles à la raison. (...] Les femmes ont aussi peu à attendre des hommes, que les travailleurs des classes moyennes" (cité par S. Robowtham, 1973, p.93). L’oppression des femmes par les hommes prolétaires peut-elle être analysée comme un simple "vestige" lié à l’existence de la propriété privée dans le reste de la société ? Non, ont répondu collectivement les féministes des années soixante-dix, quelles que soient par ailleurs leurs divergences éventuelles sur les liens entre oppression de sexe et exploitation de classe, luttes féministes et luttes de classe (cf. F. Vinteuil 1975-1976). Ce refus de mettre entre parenthèses l’oppression des femmes dans les classes opprimées, les a d’ailleurs opposées, comme nous l’avons vu, aux représentants du PCF qui, au nom de la défense de l’unité du prolétariat, dénonçaient le mouvement féministe comme une entreprise de division.

Les conditions de l’émancipation des femmes

Quelles sont les conditions de l’émancipation des femmes ? Engels se prononce d’abord en faveur de l’égalité juridique entre femmes et hommes. C’est le moyen, selon lui, de révéler quelles sont les vraies solutions à l’asservissement des femmes, là encore il poursuit sa comparaison entre conflits de sexe et conflits de classes :

"La République démocratique ne supprime pas l’antagonisme entre les deux classes au contraire [...]. (Et) de même le caractère particulier de la prédominance de l’homme sur la femme dans la famille moderne, ainsi que la nécessité et la manière d’établir une véritable égalité sociale des deux sexes, ne se montreront en pleine lumière qu’une fois que l’homme et la femme auront juridiquement des droits absolument égaux. On verra alors que l’affranchissement de la femme a pour condition première la rentrée de tout le sexe féminin dans l’industrie publique et que cette condition exige à son tour la suppression de la famille conjugale en tant qu’unité économique de la société" (p. 82).

L’histoire lui a donné totalement raison sur la dynamique créée par l’obtention de droits juridiques et constitutionnels égaux entre hommes et femmes ; dans la plupart des sociétés occidentales, les femmes bénéficient depuis assez récemment de l’ensemble des droits dont disposent les hommes mais sur le plan social et politique, elles continuent le plus souvent d’être des citoyennes de second plan. La question se pose alors de mettre en cause les mécanismes fondamentaux de la domination masculine...

Engels se prononce également, comme on vient de le voir, en faveur du travail des femmes et de la socialisation des tâches domestiques.

Ce n’est pas la première fois qu’Engels (ou Marx) se déclare en faveur du travail des femmes ; ce fut le cas au sein de la Première Internationale, en 1866 contre les Proudhoniens pour qui il fallait condamner le travail des femmes considéré comme "une des causes les plus actives de la dégénérescence de l’espèce humaine" (La Première Internationale 1966, p.119). On peut néanmoins mesurer le chemin parcouru par Engels en se reportant à ce qu’il écrivait dans son premier ouvrage La classe laborieuses en Angleterre publié en 1845, à Leipzig. Pour démonter les conséquences désastreuses entraînées par l’introduction des machines, la concurrence du travail des femmes et des enfants qui réduisent l’ouvrier adulte au chômage, il s’indignait :

"Dans bien des cas, la famille n’est pas tout à fait désagrégée par le travail de la femme mais tout y est mis sens dessus-dessous. C’est la femme qui nourrit sa famille, et l’homme qui reste à la maison garde les enfants, balaye les pièces et fait la cuisine. (...). On peut aisément imaginer quelle légitime indignation cette castration de fait suscite chez les ouvriers (p. 92). Il nuançait néanmoins son propos en précisant un peu plus loin : un bouleversement si complet de la situation sociale des deux sexes ne peut que provenir du fait que leurs rapports ont été faussés dès le début. Si la domination de la femme sur l’homme, que le système industriel a fatalement engendrée est inhumaine, la domination de l’homme sur la femme telle qu’elle existait auparavant est nécessairement inhumaine aussi" (1975, p. 194-195).

Il ne se prononce pas alors en faveur du travail des femmes ; il décrit ces dernières, plutôt comme un "problème". Ceci est courant à l’époque comme le rappelle Joan W. Scott dans L’histoire des femmes (1991). Au lieu de revendiquer de meilleures conditions de travail pour les femmes comme pour les hommes, une grande partie des ouvriers, et des réformateurs sociaux dénonçaient le travail des femmes dans l’industrie qui les obligeait à sortir de leur foyer etc. Les employeurs, quant à eux, en profitaient pour les payer moins cher ... Pourtant, nous explique encore J. Scott, partir pour travailler n’était pas complètement nouveau pour les femmes : en effet bien avant le développement du travail en usine, les travailleuses, souvent jeunes et célibataires, quittaient leur foyer pour aller travailler comme domestiques, employées de ferme de toutes sortes, apprenties et commises. Tous ces discours nostalgiques sur une femme idéale au service du foyer qui n’avaient pas grand chose à voir avec la réalité, avaient l’avantage de légitimer la subordination des travailleuses qui avaient pris le risque de sortir de leur rôle "naturel". Engels, quant à lui, est pour le moins ambigu dans ses jeunes années.

Quarante ans plus tard, il se prononce clairement en faveur du travail des femmes et la socialisation des tâches domestiques pour dépasser cette contradiction inhérente à la société capitaliste, la contradiction pour les femmes entre le travail productif et le travail reproductif :

"C’est seulement la grande industrie de nos jours qui a rouvert et seulement à la femme prolétaire - la voie de la production sociale ; mais dans des conditions telles que la femme, si elle remplit ses (c’est moi qui souligne) devoirs au service privé de la famille, reste exclue de la production sociale et ne peut rien gagner ; et que par ailleurs, si elle veut participer à l’industrie publique et gagner pour son propre compte, elle est hors d’état d’accomplir ses devoirs familiaux. Il en va de même pour la femme dans toutes les branches de l’activité, dans la médecine et au barreau tout comme à l’usine" (p. 82).

La socialisation des tâches domestiques et éducatives avait déjà été proposée par les socialistes utopiques du dix-neuvième siècle, notamment William Thomson en Grande Bretagne. Pour ce dernier, le droit de vote des femmes était un premier pas indispensable dans la marche vers l’égalité avec les hommes. Mais toute égalité réelle avec les hommes impliquait la suppression de la propriété privée, la coopération et la prise en charge collective des enfants [12] (cf. Appeal..., 1825). En France, Charles Fourier [13] en avait fait un axe central de sa réflexion utopiste. Ce dernier allait même jusqu’à préconiser une certaine mixité dans l’éducation des enfants et les activités adultes :

"Quoique chaque branche d’industrie soit spécialement convenable à l’un des sexes, comme la couture pour les femmes, la charrue pour les hommes, cependant la nature veut des mélanges, quelquefois par moitié et quelques emplois pour un quart ; elle veut au moins un huitième de l’autre sexe dans chaque fonction..." (cité par Dominique Desanti, 1970, p. 170).

Pour Engels, la socialisation des tâches domestiques et éducatives, c’est la prise en charge collective ... par les femmes.

L’amour sexuel individuel

La fin de la propriété privée, l’entrée des femmes dans la production et la socialisation des tâches domestiques devaient, selon Engels, bouleverser radicalement les rapports entre les sexes et introduire de nouvelles libertés :

"Les moyens de production passant à la propriété commune, la famille conjugale cesse d’être l’unité économique de la société. L’économie domestique privée se transforme en une industrie sociale. L’entretien et l’éducation des enfants deviennent une affaire publique ; la société prend également soin de tous les enfants qu’ils soient légitimes ou naturels. Du même coup, disparaît l’inquiétude des "suites", cause sociale essentielle - tant morale qu’économique - qui empêche une jeune fille de se donner sans réserve à celui qu’elle aime. Et n’est-ce pas une raison suffisante pour que s’établisse peu à peu une plus grande liberté dans les relations sexuelles, et que se forme en même temps une opinion publique moins intransigeante quant à l’honneur des vierges et au déshonneur des femmes ?" (p. 83-84). Ces nouvelles conditions devaient permettre la généralisation de "l’amour sexuel individuel", la monogamie étant alors débarrassée de deux contraintes liées à la propriété privée : "la prépondérance de l’homme, et, en second lieu l’indissolubilité du mariage".

Engels prend même des accents libertaires pour parler des relations amoureuses dans cette nouvelle société, conception qui est bien éloignée et de la morale victorienne de son temps ou de la "morale socialiste" qui s’est imposée après l’effervescence des premières années de la révolution russe :

"Donc ce que nous pouvons conjecturer aujourd’hui de la manière dont s’ordonneront les rapports sexuels après l’imminent coup de balai à la production capitaliste est surtout de caractère négatif, et se borne principalement à ce qui disparaîtra. Mais quels éléments nouveaux viendront s’y agréger ? Cela se décidera quand aura grandi une génération nouvelle : génération d’hommes qui, jamais de leur vie, n’auront été à même d’acheter pour de l’argent ou par d’autres moyens de puissance sociale l’abandon d’une femme ; génération de femmes qui jamais n’auront été à même de se donner à un homme pour quelque autre motif que l’amour véritable, ou à se refuser à celui qu’elles aiment par crainte des suites économiques de cet abandon. Quand ces gens-là existeront, du diable s’ils se soucieront de ce qu’on pense aujourd’hui qu’ils devraient faire ; ils se forgeront à eux mêmes leur propre pratique et créeront l’opinion adéquate selon laquelle ils jugeront le comportement de chacun - point c’est tout" (p. 90). Malgré ces déclarations qui sont en avance sur la morale de son temps, Engels trace au fil des pages les contours d’un modèle sexuel normatif fondé sur la condamnation de l’homosexualité (parlant de la famille monogame à Athènes au temps de son apogée, il dénonce l’oppression exercée par les hommes et leur "avilissement" "dans la pratique répugnante de la pédérastie" p. 73) et les stéréotypes traditionnels (et toujours actuels) concernant la sexualité féminine et masculine. Pour Engels, les femmes seraient spontanément monogames et les hommes polygames :

"A mesure que les conditions de vie économique se développaient, sapant du même coup l’antique communisme, et que la densité de la population allait croissant, les relations sexuelles traditionnelles perdaient leur naïveté primitive et devaient sembler de plus en plus humiliantes et oppressives aux femmes qui en venaient à souhaiter, toujours plus ardemment, comme une délivrance, le droit à la chasteté, le droit au mariage temporaire ou durable avec un seul homme. Ce progrès ne pouvait pas émaner des hommes, ne serait-ce que par ce que jamais les hommes n’ont eu jusqu’à nos jours l’idée de renoncer aux agréments du mariage par groupe de fait" (p. 61-62).

De même lorsqu’il se prononce pour la liberté du divorce, il écrit : "Si le mariage fondé sur l’amour est seul moral, seul l’est aussi le mariage où l’amour persiste. Mais la durée de l’accès d’amour est fort variable selon les individus, surtout chez les hommes , (souligné par moi) et l’épuisement total de l’inclination, ou son éviction par un nouvel amour passionnel font du divorce un bienfait pour les deux parties comme pour la société. On épargnera seulement aux gens de patauger dans l’inutile boue d’un procès en divorce" (p. 90).

Il n’est pas question pour moi de nier qu’hommes et femmes, surtout à son époque, avaient des comportements divergents en matière amoureuse mais pour éviter de sombrer dans les dérives de la sociobiologie [14], il est toujours indispensable de rappeler, comme le fait Engels par ailleurs, les conditions sociopolitiques dans lesquelles les femmes étaient contraintes d’exercer leur sexualité. Cette remarque de méthode me semble toujours d’actualité pour éviter les élucubrations douteuses sur la "nature" des hommes et des femmes, alors que les unes et les autres ne sont toujours pas sorti-e-s de rapports de pouvoirs.

Il faut constater enfin qu’Engels n’aborde à aucun moment la question de la contraception. Pourtant William Thompson et Robert Dale Owen (fils de Robert Owen) s’étaient déjà prononcés dès la première moitié du XIXe siècle en faveur du "birth control" pour permettre de séparer plaisir et reproduction. En 1882 (deux ans avant L’origine de la famille... ), Annie Besant, militante active du Planning familial en Grande Bretagne, réprimée durement pour son action et ses écrits publiait, quant à elle, un livre intitulé Marriage as it was, as it is and as it should be dans lequel elle préconisait le contrôle des naissances pour éviter aux femmes le poids des naissances trop nombreuses (cf. Barbara Taylor, 1983). Comment expliquer le silence d’Engels ? La lutte avec Marx contre les théories économiques de Malthus l’aurait-elle conduit à négliger cette dimension de "l’émancipation" des femmes ? La question mériterait d’être approfondie.

Engels toujours actuel ?

Trois axes de réflexion et d’action proposés Engels dans L’origine de la Famille... et La Classes laborieuse en Angleterre, me semblent toujours d’une très grande pertinence même s’ils méritent d’être éclairés à la lumière des expériences historiques et des analyses produites par les mouvements féministes des années soixante-dix :

Le premier concerne la question de l’égalité des droits entre hommes et femmes. Comme Engels le prévoyait, "l’antagonisme entre les sexes" n’a pas disparu avec la reconnaissance du principe d’égalité entre les sexes dans la plupart des pays occidentaux. Cette reconnaissance, bien qu’indispensable, n’a pas suffi à "l’affranchissement" des femmes. Et, une fois acquise, elle a stimulé de nouvelles luttes, suscité de nouvelles questions. Ce n’est pas un hasard, si après avoir obtenu le droit de vote et le droit au travail, suite aux nombreux combats des générations précédentes, les féministes des années soixante-dix ont exigé de nouveaux droits comme la liberté de l’avortement et de la contraception [15] et la libre disposition de leur corps, tout en dénonçant conjointement l’oppression des femmes dans la famille (y compris dans la famille ouvrière), et la "double journée de travail" etc. (Picq, 1993).

Le deuxième axe concerne le lien établi par Engels entre l’oppression de sexe et l’exploitation de classe. La logique de l’exploitation en système capitaliste, en période de crise tout particulièrement, entraîne quasi-automatiquement une aggravation de l’oppression des femmes. Malgré les bouleversements considérables intervenus dans le monde occidental, dans le sillage de l’expansion économique de l’après-guerre et des luttes féministes des années soixante-dix, on a pu constater une "féminisation" croissante de la pauvreté à l’échelle de la planète, une mise en cause du droit au travail des femmes par le chômage et la précarisation des contrats de travail. La restrictions des dépenses publiques s’est traduite aussi par la volonté de supprimer les aides aux mères seules comme aux USA ou en Grande Bretagne, l’insuffisance des équipements sociaux, voire la fermeture de crèches comme dans la partie orientale de l’Allemagne. Cela s’est accompagné également de tentatives multiples de remettre en cause des droits fondamentaux conquis par les femmes dans les années soixante-dix comme le droit à l’avortement et à son remboursement, sous l’impulsion de tous les courants intégristes religieux.

Le troisième axe a trait à la méthode utilisée par Engels pour étudier la société. Il s’agissait pour lui de mettre en relation la sphère de la production et celle de la reproduction. Ce principe d’analyse a donné lieu à plusieurs interprétations. L’une d’entre elles peut être caractérisée de mécaniste et d’économiste : elle consiste à croire qu’il suffit de collectiviser les moyens de production, de faire "rentrer tout le sexe féminin dans la production", de prendre en charge collectivement les enfants pour automatiquement réaliser "l’affranchissement" des femmes. Cela s’est traduit, en URSS et en Chine notamment, par des régimes dictatoriaux qui ont combiné la pire répression politique avec la persécution des familles, l’embrigadement des enfants, le contrôle policier de toute vie privée censée empiéter sur les intérêts supérieurs du parti, de la révolution [16]. Ces exemples ne peuvent que servir de repoussoir à juste titre. Ils ont l’intérêt (s’il faut en trouver un) de démontrer qu’il n’y a pas d’émancipation des femmes et des hommes sans de nouvelles libertés, sans pluralisme et auto-émancipation des opprimé-e-s. Il faut d’ailleurs préciser qu’Engels n’a jamais proposé la "destruction" de la famille comme unité affective. Il s’agissait pour lui de réorganiser la société de telle manière que la famille n’ait plus cette fonction économique liée à la propriété privée, la transmission de l’héritage, que les femmes ne soient plus réduites à leur rôle de procréatrices [17] et qu’enfin tous les enfants, quel que soit leur statut, soient pris en charge par la collectivité. Pour Engels, on l’a vu, ces transformations économiques et sociales devaient déboucher non pas sur une nouvelle "prison des peuples" mais sur une plus grande liberté dans les relations amoureuses.

Il y a aujourd’hui un consensus assez large chez les femmes salariées sur les moyens préconisés par Engels (et d’autres avant lui) pour assurer l’émancipation des femmes : un travail qui leur garantisse une indépendance économique et des équipements sociaux qui allègent les tâches ménagères et éducatives. Mais les militantes et les sociologues féministes [18] ont eu le mérite de pousser la réflexion plus loin et d’insister sur l’importance de dépasser la spécialisation des rôles, tant dans la famille que dans le reste de la société, telle qu’elle a été formalisée par des millénaires d’oppression. Le bouleversement de la hiérarchie entre les sexes implique également une mixité réelle dans la famille, sur le marché du travail, en politique etc. donc un bouleversement de la division "socio-sexuée" (Mathieu 1994) du travail entre hommes et femmes. Tant que les femmes (et elles seules) seront assignées prioritairement à la sphère de la "reproduction," elles seront en situation d’infériorité sur le marché du travail et dans le reste de la société. De ce point de vue, Engels avait raison : "l’émancipation" des femmes implique bien une réorganisation complète de la société, tant du point de vue de la "reproduction" que de la "production". Ce qui pose aussi bien la question du développement d’équipements sociaux mais également celle d’une baisse radicale du temps de travail pour les femmes ... et les hommes, non seulement pour lutter contre le chômage mais également pour répartir entre les deux sexes les charges de la reproduction (cf. Cahiers du féminisme, n° 71-72, 1995). Dimension qu’avait largement négligée Engels.

Cet article est extrait du livre "Friedrich Engels, savant et révolutionnaire", publié en 1997 sous la direction de G. Labica et M. Delbraccio, p. 175-192, PUF (Paris).

Notes

1. Ce point de vue a été très largement développé par Moira Maconachie dans "Engels, sexual divisions, and the family", Engels revisited, new feminist essays, par Janet Sayers, Mary Evans, Nanneke Redclift, Tavistock Publications Ltd, London 1987.

2. Dans toutes les sociétés, il existe des rapports de parenté mais dans les sociétés précapitalistes, les rapports de parenté ne jouent pas seulement un rôle dans la désignation à chacun-e d’une place dans la généalogie ou les alliances mais également, sa place dans les rapports de production. Les rapports de parenté sont en même temps des rapports de production (Godelier 1982).

3. Toutes les citations d’Engels sont extraites, sauf autre précision, de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Editions sociales 1974.

4. Voici comment Engels résume la "classification établie par Morgan : ETAT SAUVAGE : période où prédomine, l’appropriation de produits naturels tout faits [...]. BARBARIE : période d’élevage du bétail, de l’agriculture [...]. CIVILISATION : période où l’homme apprend l’élaboration supplémentaire de produits naturels, période de l’industrie proprement dite, et de l’art" (p.36).

5. La polémique a rebondi récemment sur la question de l’échange des femmes, dans la revue L’Homme, n° 154-155, avril-septembre 2000. Pour une critique de la théorie de l’échange de Lévi-Strauss, cf. Chantal Collard, "Femmes échangées, femmes échangistes, à propos de la théorie de l’alliance de Claude Lévi-Strauss", dans ce n°, p. 101-115. Pour une défense de cette théorie cf. Françoise Héritier, "A propos de la théorie de l’échange", pp. 117-121, de ce même numéro. Dans L’Homme, n° 157, paru en 2001, Chantal Collard clôt provisoirement ce débat : "La théorie de l’échange, la biologie et la valence différentielle des sexes, réponse à Françoise Héritier", p. 231-238.

6. Nous empruntons cette expression à N. Cl. Mathieu (1994).

7. Un certain nombre d’anthropologues ’admettent franchement qu’ils ne peuvent pas répondre à la questiuon des origines. C’est le cas par exemple de N. C. Mathieu (1994).

8. Je ne prétends pas ainsi que, selon Engels, les rapports entre hommes et femmes n’auraient aucun caractère social. Comme le montre bien l’analyse de Jacques Texier (1991), dans L’idéologie allemande, Marx et Engels utilisent le terme de "naturwüchsig" et non celui de "natürlich" pour qualifier cette première "division du travail" dans la procréation, indiquant par là qu’elle relève à la fois de données biologiques qui conditionnent l’existence des êtres humains et de l’ordre social inscrit dans l’histoire Pour eux, le rapport entre l’homme et la femme est bien le premier rapport social.

9. Il ne va pas de soi pour tous les anthropologues en effet que seuls les hommes chassent ou s’occupent du bétail ; Paola Tabet en 1979, puis Alain Testart, en 1986, ont montré que la ligne de partage des activités entre hommes et femmes, n’est pas liée à la moindre mobilité des femmes en raison des enfants mais avant tout à l’usage ou non des armes.

10. Il s’agit de l’Idéologie allemande.

11. La première édition date de 1879. Ce livre connut de nombreuses rééditions ; celle que nous citons date de 1891 et a été reproduite en 1979.

12. Je remercie Martine Spensky pour avoir attiré mon attention sur ce théoricien socialiste du dix-neuvième siècle bien moins connu, en France aujourd’hui, que Robert Owen mais tout aussi important semble-t-il (cf.1996).

13. Fourier ne fut pas le seul à aborder cette question ; citons pour mémoire la Saint-Simonienne Claire Démar (L’affranchissement des femmes, 1832-1833, réédité en 1976).

14. Pour les sociobiologistes, les hommes seraient naturellement polygames, ayant intérêt, dans un souci de reproduction génétique, à semer à tous vents, tandis que les femmes, elles, seraient naturellement monogames, ayant besoin d’un seul spermatozoïde pour être fécondées.

15. Cette question avait déjà fait l’objet de luttes courageuses de la part des féministes des générations précédentes ; pour la France cf. Mouvement français pour le Planning familial 1982.

16. Le témoignage de Jung Chang (1992) sur la vie de sa famille sous le régime de Mao est fort édifiant à cet égard.

17. Sur ce plan, on l’a vu plus haut, Engels se trompait : les femmes ont le plus souvent combiné une double activité !

18. Le Groupe d’étude sur la division sexuelle et sociale du travail (GEDISST) s’est constitué précisément sur le sujet au début des années quatre-vingt, dans le cadre du CNRS. Transformé en équipe mixte en lien avec l’université de Paris 8, il s’appelle aujourd’hui "Genre et rapports sociaux" (GERS).

Voir ci-dessus