Dossier: La guerre impérialiste et contre-révolutionnaire en Libye et l'internationalisme perdu
Par Ataulfo Riera, Paolo Gilardi, John Brown, Santiago Alba Rico, Serge Halimi le Jeudi, 07 Avril 2011 PDF Imprimer Envoyer

altLes développements politiques et militaires actuels en Libye confirment le caractère impérialiste et contre-révolutionnaire de l'intervention occidentale, désormais menée sous commandement de l'OTAN. Pour les marxistes, l'attitude à adopter face à toute guerre découle de l'analyse et de la nature de cette dernière. Or, en Libye, il y a actuellement deux guerres en cours: l'offensive aérienne lancée par les impérialistes d'une part et la guerre menée par le régime de Kadhafi contre l'insurrection populaire. La seconde, qui s'est imposée par la répression sanglante du régime et le passage dans le camp des insurgés d'une partie de l'armée, est une guerre de libération contre un dictateur.

Quant à la première, s'il s'agit d'une guerre impérialiste menée par les principales puissances afin de garantir leurs intérêts en Libye (qui ne se limitent pas aux hydrocarbures), c'est également une guerre de nature contre-révolutionnaire. Différence fondamentale avec l'Irak, le Kosovo ou l'Afghanistan, l'intervention actuelle se déroule (et découle dans une grande mesure) dans le contexte d'une montée révolutionnaire dans l'ensemble du monde arabe. Ce processus déstabilise les régimes « amis » et l'ordre établi par l'impérialisme depuis plus de 30 ans dans une région vitale pour lui. L'intervention est donc destinée à reprendre l'initiative afin de stopper cette vague révolutionnaire; de tenter de soumettre le processus populaire en Libye à sa volonté en « chevauchant le tigre », plutôt qu'en s'y opposant frontalement.

Chantage

Le motif invoqué pour l'intervention en Libye — « la  protection des civils » — se révèle clairement aujourd'hui comme le pur prétexte hypocrite qu'il a toujours été. Menés pour « éviter les massacres », les bombardements de l'OTAN n'empêchent nullement les victimes de s'accumuler dans les villes de Misratah, Zintan ou Nalut, assiégées par Kadhafi, ni même leur reconquête et la répression consécutive. Les « frappes » de l'OTAN ajoutent en outre d'autres victimes sous les bombes « humanitaires », y compris dans les rangs des anti-Kadhafi. (1)

L'affrontement armé entre l'opposition et les forces du régime libyen est en train de s'enliser. Après avoir à nouveau progressé vers l'ouest, les milices de l' « Armée populaire libyenne », toujours aussi pauvrement équipées et entraînées, ont reflué sous le coup d'une contre-offensive des troupes fidèles à Kadhafi (2), preuve que les bombardements aériens à eux seuls ne peuvent fondamentalement pas changer la donne. D'autant plus que les frappes aériennes de l'OTAN en faveur des insurgés se font au compte goutte et très sélectivement, afin d'exercer un chantage sur leurs dirigeants pour qu'ils garantissent les intérêts impérialistes assurés jusqu'ici par Kadhafi: respect des concessions et contrats pétroliers accordés aux multinationales; contrôle et répression féroce de l'immigration « illégale » vers l'Europe; lutte contre le « terrorisme islamiste »; remboursement de la dette extérieure et bonnes relations avec l'État sioniste d'Israël.(3)

Parallèlement, on refuse toujours aux insurgés de se fournir en munitions et en armes lourdes en quantités suffisantes, sans quoi ils n'ont que peu de chances de résister ou de vaincre militairement les troupes bien entraînées et équipées du tyran. Pire, l'OTAN leur interdit y compris d'utiliser les quelques rares avions et hélicoptères récupérés à Benghazi et remis en état par leurs soins (4). Le gel des avoirs du régime du dictateur se révèle être une farce tandis qu'on l'autorise tranquilement à vendre le pétrole qui lui permet d'acheter ses partisans et ses mercenaires. L'impérialisme ne soutiendra pleinement l'opposition à Kadhafi que lorsqu'il aura la certitude de pouvoir installer à la place de ce dernier une nouvelle marionette docile à sa solde et jouissant d'une certaine autorité. Or, ce n'est pas (encore?) tout à fait le cas aujourd'hui, comme le démontre la valse-hésitation sur l'armement des insurgés ou les « informations » sensationnalistes filtrées à dessein sur la « présence d'Al Quaïda ».

Pour l'instant, les impérialistes ont plusieurs fers au feu. S'ils sont divisés quant au but politique précis de l'intervention, ils veulent en tous les cas que le conflit s'éternise (certains évoquent six mois d'opérations militaires!) afin que les deux camps s'affaiblissent mutuellement pour mieux imposer au vainqueur (ou aux deux parties en cas de « match nul ») les diktats précités.

Issue politique

S'il faut soutenir le droit des révolutionnaires libyens à se procurer toutes les armes qui leur font défaut (en leur permettant de les acheter, entre autres, par la rétrocession des avoirs du régime dûments saisis à l'étranger), la solution ne peut être que politique. Plusieurs voix s'élèvent aujourd'hui pour imposer un cesser-le-feu et l'ouverture de négociations. Mais un cessez le feu risque de figer la situation sur le terrain, de permettre aux impérialistes d'envoyer des troupes au sol « pour veiller à son respect », ou d'avancer le scénario d'une partition du pays  — toutes choses que l'opposition libyenne rejette avec force. Quant aux négociations, elles ne peuvent avoir comme préalable que l'exigence démocratique et légitime première du peuple libyen: le départ de Kadhafi et de son entourage du pouvoir.

D'autres voies sont possibles pour parvenir à cet objectif et mettre rapidement fin au conflit, à condition d'isoler réellemement le régime de Kadhafi. Par le blocus total de son pétrole — tout en permettant le ravitaillement de la population — et par la pression sur ses alliés (l'Algérie du dictateur Boutéflika ou la Syrie d'Al Assad) afin, entre autres, d'appliquer une réel embargo sur toutes ses fournitures militaires et sur les renforts de mercenaires venant du Tchad ou du Mali. La fin immédiate des bombardements de l'OTAN est également une condition politique essentielle car leur poursuite, outre la conséquence de prolonger les affrontements armés et son cortège de victimes au lieu de les écourter, risque à la longue d'aider Kadhafi à se présenter en victime « héroïque » d'une agression impérialiste et à élargir sa faible base sociale.

Paralysie du mouvement anti-guerre

Le doute n'est plus permis aujourd'hui quant au caractère nuisible de l'intervention militaire occidentale en Libye. Malheureusement, en Belgique (et en Europe), l'essentiel du mouvement anti-guerre, des ONG et des organisations syndicales sont aux abonnés absents ou, pire, affichent toujours un soutien direct ou plus discret à l'intervention impérialiste, même sous la houlette de l'OTAN. Seule la gauche radicale et quelques organisations pacifistes s'y opposent clairement. Et cela, face au scandale d'un gouvernement en « affaire courantes » qui participe directement à une intervention militaire qui ne jouit même pas de l'unanimité au sein de la « communauté internationale » des puissances capitalistes, y compris en Europe.

Au niveau international, en Amérique latine surtout, les forces progressistes et anti-impérialistes sont quant à elles toujours aussi divisées quant à la nature des événements en Libye. Une partie tombe dans le piège du « campisme » le plus simpliste qui soit, en soutenant le dictateur « anti-impérialiste » contre l'OTAN ou en se taisant sur ses crimes tout en déniant toute légitimité à la révolution libyenne, du fait des contradictions ou de la composition hétéroclite de sa direction actuelle (5). L'impact actuel de la révolution arabe en Syrie et le soutien affiché, à nouveau, par Hugo Chavez au profit du dictateur Al Assad — dénonçant, comme lui, un « complot impérialiste » (6) derrière les protestations populaires — ravivent d'autant plus ces divisions.

Face à toute cette confusion, il faut réaffirmer notre opposition résolue à la guerre impérialiste; exiger le retrait immédiat des troupes belges et soutenir le peuple libyen afin qu'il puisse enfin se débarrasser — seul et sans contrepartie — du tyran et de son régime. C'est la seule voie permettant au processus révolutionnaire libyen de se poursuivre en évitant qu'il ne soit récupéré, maîtrisé et inversé par l'impérialisme, et de contribuer ainsi au développement, sans ingérences, des autres processus qui secouent le reste du monde arabe.

Ataulfo Riera

(1) Ces « tirs amis » éclairent un peu les relations entre l'OTAN et les insurgés et ne sont peut être pas si accidentels que cela, histoire de montrer qui est réellement le « maître ». Le premier a eu lieu à 50 km de la ligne de front et le second a visé les rares chars possédés par les insurgés. Ces derniers affirment avoir clairement informé l'OTAN du déplacement de leurs tanks et respecté la consigne de reconnaissance aérienne donnée — peinture jaune sur le toit des véhicules. La réaction de l'OTAN à cette seconde « bavure » est significative: non seulement elle a refusé de présenter des excuses aux rebelles, mais l'Amiral Harding, en charge des opérations, a affirmé que « L'OTAN ignorait que les troupes rebelles avaient commencé à positionner leurs propres blindés (...) Le mandat des Nations Unies sous lequel l'OTAN opère est de « protéger les civils », que ce soit de la part des forces du Colonel Kadhafi ou des troupes rebelles elles-mêmes. Laissez moi être clair là dessus: cela ne veut donc pas dire que nous devons gagner la confiance des deux camps en faisant cela ». Malgré les déclarations officielles du Conseil national de transition qui tentent de dédouaner l'Alliance atlantique, les critiques virulentes à l'égard de l'OTAN se multiplient dans les rangs des miliciens.

(2) Le gros de ces forces se déplace la nuit pour éviter les bombardements et utilise en première ligne des unités équipées des mêmes picks-up civils que les milices populaires afin de semer la confusion, tout en gardant en « second échelon » l'armement lourd.

(3) Nous reviendrons prochainement plus en détail sur la composition et la nature sociale de l'opposition libyenne à Kadhafi, ainsi que sur les formes d'auto-organisation qui sont apparues dans le cours de la révolution et leurs rapports avec la direction politique incarnée par le Conseil National de Transition de Benghazi.

(4) http://www.libyafeb17.com/2011/04/translated-the-complete-press-conference-that-major-general-abdulfatah-younis-gave-today/

(5) La thèse d'un « leader nationaliste arabe » légitime qui lutte contre l'impérialisme ne résiste pas aux faits: il n'y a pas une seule mobilisation populaire dans tout le monde arabe en faveur de Kadhafi, contrairement à ce qui s'était vu lors de la première guerre du Golfe de 1991 en faveur du dictateur Saddam Hussein.

(6) http://www.aporrea.org/tiburon/n177717.html


Libye: l’humanitaire pour reprendre pied !

Par Paolo Gilardi

Le but était-il l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne ? Si c’est le cas, les bombardiers qui depuis plus de dix jours frappent la Libye devraient au plus vite rentrer dans leurs hangars. Car, détruite au sol, l’aviation de Kadhafi ne peut plus attaquer depuis le ciel.

Pourtant, c’est l’OTAN qui reprend le commandement des opérations dans celle qu’Obama se refuse toujours à appeler « guerre », un pas que Sarkozy n’a pas hésité à franchir. A preuve que l’humanitaire n’est que prétexte pour une tentative armée des impérialistes de reprendre pied dans une Afrique du Nord qui leur échappe.

De la Somalie au Kosovo, le recours à une phraséologie humanitaire au service des guerres n’est pas une nouveauté. Et il est probablement vrai que, dans certains cas, ces interventions ont permis de sauver des vies. Mais, surtout, elles ont permis l’installation durable de bases militaires, voire de forces d’occupation, dans les pays « sauvés ».

Kadhafi fait mieux que Ben Ali !

Les atrocités commises par le kleptocrate de Tripoli, l’ancien ennemi public numéro un devenu l’allié indispensable des gouvernements européens et étasunien, viennent à point nommé. A plusieurs titres.

D’abord, alors que Ben Ali et Moubarak, les fidèles vassaux des Occidentaux avaient dû capituler devant l’impétueux mouvement de masse, c’est Kadhafi le premier qui a su, dès le 17 février, imposer un coup d’arrêt brutal à la révolution dans le monde arabe.

En bombardant les manifestants depuis le ciel, en lâchant ses mercenaires dans la nuit pour terroriser la population, il a réussi à arrêter l’insurrection sans que cela émeuve outre mesure les Chancelleries occidentales.

Prises de court par les révolutions en Tunisie et en Egypte, ces dernières ont été, à des degrés divers, d’une extrême prudence durant au moins trois semaines. Trois semaines de gagnées pendant lesquelles ce sont les hommes de Kadhafi qui ont assuré la sale besogne pour laquelle Alliot-Marie avait proposé ses services à Ben Ali !

C’est durant ces jours que les mercenaires du colonel ont infligé des coups terribles à l’insurrection, une insurrection qui aurait pu prendre des allures de révolution dans la continuité de celles qui venaient de remporter des premières victoires aux frontières occidentales et orientales de la Libye.

Au secours d’une population meurtrie ?

Rien n’a pourtant été fait pour empêcher que la jeunesse libyenne soit prise pour cible par les mercenaires, que ce peuple soit meurtri. Aucune livraison d’armes aux insurgés n’a été ne serait-ce qu’envisagée tandis que le « gel des avoirs du clan Kadhafi » n’était qu’effet d’annonce.

Comme le dit le magazine économique Bilanz, faute de moyens mis à disposition des enquêteurs, il n’y a juste qu’un « paar Milliönchen » -quelques petits millions- qui ont pu être saisis en Suisse. C’est pourtant avec des devises fortes, pas avec des dinars libyens, que Kadhafi paie ses mercenaires dont certains seraient recrutés en Afrique par une société israélienne !

Car, en fait, c’était la possibilité de rétablir une tête de pont en Afrique du Nord sous prétexte de venir au secours d’une population victime qui s’est concrétisée au bout des trois semaines.

Remettre les pieds en Libye, tout en divergeant sur l’ampleur des opérations et aussi sur leurs objectifs -on n’exclut même pas une partition du pays avec maintien de Kadhafi-, comporte pour la coalition et les anciennes puissances coloniales plusieurs avantages.

Contrôler la transition et le… pétrole des concurrents

En premier lieu, alors qu’une population abasourdie ne semble pas en mesure de reprendre victorieusement le flambeau de l’insurrection, les occidentaux rendent indispensable leur présence. Déjà, en France comme aux USA, des voix se lèvent pour porter assistance au sol aux insurgés.

C’est le scénario rêvé pour pouvoir remettre pied dans une région où les révolutions égyptienne et tunisienne ont pris de surprise les gouvernements impérialistes. A l’heure où des radicalisations de ces processus sont possibles, la supériorité militaire écrasante des Occidentaux est un instrument de cette « transition ordonnée et modérée » que Barak Obama a encore souhaitée ce lundi.

En Tunisie la rue exige la réalisation des revendications surgies durant les journées de janvier. Le mouvement révolutionnaire ne s’est pas contenté du départ de Ben Ali et il ne veut pas être dépossédé de sa révolution par un personnel politique qui est en partie celui de l’Ancien régime. Et en Egypte, la mobilisation de rue pourrait vite être confrontée à l’armée sur laquelle misent Obama et Clinton.

Ainsi, s’implanter militairement entre Tunisie et Egypte pourrait être un atout de taille. D’autant que, sur un autre plan, contrôler la Libye, avec ou sans Kadhafi, revient aussi à contrôler l’approvisionnement en pétrole de la Russie et de la Chine. Deux concurrents sur le plan économique global fortement implantés en Libye.

Autant de raisons d’exiger la fin immédiate de l’intervention impérialiste en Libye.

Paru en Suisse dans « l’Anticapitaliste » n° 44 du 31 mars 2011.


La révolution arabe et l'internationalisme perdu. « Il faut créer deux, trois, de nombreux Tahrir »!

Par John Brown

« Grand est le désordre sous ciel, la situation est excellente »,  Mao Tsé-Toung.

« Créer deux, trois, de nombreux Vietnam »,  Ernesto “Che” Guevara.

Une vague de révolutions populaires démocratiques balaye l'Afrique du nord et l'ensemble du monde arabe. Elle a déjà emporté deux vieux tyrans, Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte. Ce processus n'est pas terminé, il se poursuit dans une multitude d'autres pays de la région et menace l'ensemble des apparails de domination néo-coloniale qui ont corseté pendant des décennies le monde arabo-musulman.

En Égypte et en Tunisie, la conjoncture révolutionnaire est loin d'être fermée. En Libye, la population s'est également soulevée contre le despote local, bien que la réponse brutale et sanguinaire de ce dernier aux manifestations, avec utilisation de balles réelles et de moyens militaires, a transformé l'insurrection populaire en guerre civile. Attirés par l'odeur du sang, les vautours « humanitaires » n'ont pas tardé à se mettre à l'affût, voyant dans la Libye une occasion unique de freiner l'ensemble du processus révolutionnaire dans le monde arabe en établissant une tête de pont dans ce pays. En Libye, avec la répression de Kadhafi contre les manifestants d'abord, avec l'intervention de l'OTAN contre Kadhafi ensuite, c'est la contre-révolution qui a commencé. Faut-il s'en étonner? Un événement politique d'une telle dimension et transcendance n'allait pas rester sans réponse de la part du pouvoir impérial.

Face à une telle situation révolutionnaire dans le monde arabe, quiconque adopte une position anticapitaliste ne peut y voir qu'une conjoncture favorable. Une conjoncture qui pourrait élargir la brèche ouverte dans le système de domination capitaliste mondial par les processus révolutionnaires et de résistance populaires en Amérique latine. Puisque le symbole de la révolte arabe est la place Tahrir (Place de la Libération du Caire), les forces internationalistes devraient faire revivre la vieille consigne du Che en l'actualisant pour affirmer: « Il faut créer deux, trois, de nombreux Tahrir ».

Les révolutions arabes sont des révolutions démocratiques, ce ne sont pas des révolutions socialistes ni anticapitalistes… du moins pour l'instant. Personne ne peut croire, cependant, que les choses peuvent rester comme elles sont au niveau social là où les révoltions arabes sont parvenues, dans leur première phase, à provoquer la chute de dictateurs. Dans une économie capitaliste qui ne peut reposer que sur la division inégale du travail et la répartition inégale des richesses produites, une véritable démocratie exige de tenir compte des revendications des majorités sociales appauvries par la spoliation interne et externe. N'importe quel gouvernement égyptien ou tunisien devra désormais s'écarter sensiblement du programme néolibéral et du fonctionnement « normal » du capitalisme mondial s'il veut gouverner. Dans le cas contraire, tôt ou tard – et probablement tôt – il se produira de nouveaux processus populaires, comme ceux que l'Amérique latine a connu au cours de la dernière décennie. La démocratie et le capitalisme néolibéral sont incompatibles et il n'est déjà plus possible de rétablir dans ces pays des dictatures comme avant. Les jeux sont donc ouverts.

Il n'est pas surprenant qu'un authentique champion mondial du conservatisme tel que le régime chinois voit dans toutes les révoltes arabes un danger imminent pour la « société harmonieuse » et le maintient de la stabilité (« wei wen »), à tel point qu'il a augmenté le budget consacré à l'ordre pubic à un niveau qui dépasse déjà celui de la défense nationale (respectivement 624 milliards de Yuans contre 601 milliards). Ren Siwen, l'éditorialiste du journal pékinois « Beijing Ribao » décrit ainsi les révolutions dans le monde arabe; « Depuis la fin de l'année dernière, certains pays du Moyen-Orient et d'Afrique du nord sont la proie de désordres constants. L'ordre public est chaotique, la sécurité des personnes n'est pas garantie et leur vie se trouve plongée dans une situation difficile. Toutes ces convulsions ont provoqué de grandes calamités pour les habitants de ces pays. Ce qui mérite notre attention, c'est le petit nombre d'individus aux objectifs inavouables qui, de l'intérieur et de l'extérieur de nos frontières, veulent propager ces désordres en Chine ». (« La stabilité est la clé de la félicité », article traduit dans le Courrier International n°1064).

Ce qui surprend, par contre, c'est la tiédeur avec laquelle la gauche transformatrice latino-américaine a accueilli ces processus. Dès les premières manifestations en Tunisie, la réaction a été timorée et quand la population égyptienne s'est jetée dans la rue et est parvenue à chasser Moubarak, on a commencé à ressentir une certaine crainte. On avait l'impression que ces mouvements populaires, sans direction visible et avec des revendications telles que la dignité (« karama ») et la démocratie pouvaient représenter un danger pour les gouvernements progressistes d'Amérique latine. D'après la logique de la théorie du complot, qui se substitue trop souvent à l'information et à l'analyse dans la gauche, de tels mouvements ne pouvaient être que le résultat d'une manipulation impérialiste. Il reste à répondre à la question: quel obscur intérêt peut bien poursuivre l'impérialisme en organisant la défenestration de ses plus fidèles serviteurs dans le monde arabe? Mais la logique et les faits n'ont aucune importante quand on pense qu'on a toujours la clé de tout.

Les événements en Libye, les enchaînements classiques d'un soulèvement populaire-répression militaire; guerre civile-intervention étrangère, ont semblé confirmer les pires craintes des dirigeants latino-américains de gauche qui, au lieu de prendre le parti de l'insurrection ont au contraire pris la défense de Kadhafi, motivés par une logique de blocs digne de la guerre froide. Comme si cet ami intime de Berlusconi, geôlier des migrants et complice de mille crimes des oligarchies capitalistes européennes et nord-américaines était un dirigeant anti-impérialiste! Comme si Kadhafi était un Fidel Castro, un Evo Morales ou un Hugo Chavez arabe!

Cette solidarité avec Kadhafi a comme contre-partie un éloignement sans cesse plus profond avec le processus populaire en cours dans le monde arabe. En conséquence, il est plus qu'improbable que la gauche gouvernementale latino-américaine puisse exercer désormais une quelconque influence positive sur ces processus révolutionnaires. Et il est plus que probable que cet abandon ouvre à nouveau la porte aux puissances occidentales « démocratiques » ou à la droite islamiste.

Il y a, cependant, pire encore. La fixation souverainiste des dirigeants de la gauche latino-américaine leur a fait perdre toute perspective internationaliste quant au monde arabo-musulman. Le souverainisme, la défense à outrance de l'inviolabilité de l'État-nation, placé au dessus des intérêts des processus révoltionnaires effectifs, met ces dirigeants dans une position défensive, les rendant incapables d'agir réellement dans la conjoncture, de faire de la politique. Alors que la meilleure défense d'un processus révoltionnaire est précisément son extension, l'élargissement des fronts de résistance au capital et à l'impérialisme à l'échelle mondiale. Bref, l'internationalisme. Il semble bien aujourd'hui que cet internationalisme n'existe que du côté du capital alors que certains communistes se sont fait les gardiens jaloux de l'intégrité nationale. C'est le monde à l'envers! Si nous comparons la situation actuelle avec celle de 1917, ce sont les communistes qui, au contraire, effrayaient à l'époque la bourgeoisie car ils étaient les agents conscients d'une révolution mondiale, tandis que les classes dominantes se protégaient derrière leurs frontières nationales.

Et, si cette paralysie actuelle de l'action internationaliste est déjà quelque chose de très négatif en soi, il y a peut être encore bien pire que cela: le fait que l'identification de dirigeants de la gauche latino-américaine avec des tyrans comme Kadhafi fonctionne également dans l'autre sens. Cette sinistre identification finira alors par s'imposer, non plus seulement dans la propagande impérialiste – qui ne s'en prive pas – mais également dans les mouvements populaires arabes qui avaient pourtant, dès le début, sur l'Avenue Bourguiba à Tunis ou sur la Place Tahrir au Caire, dressés comme emblèmes de leur révolte les figures de Che Guevara et d'Hugo Chavez.

Traduction française: Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be

http://iohannesmaurus.blogspot.com/2011/03/crear-dos-tres-muchos-tahrir-la.html


Les révolutions arabes et la politique des blocs

Par Santiago Alba Rico

Qu'il s'agisse de fausses républiques, de théocraties pétrolières ou de monarchies pseudo-parlementaires et indépendament de leur profil social et économique, tous les pays du monde arabe partagent – ou partagaient avant le 14 janvier – un trait commun: ils sont tous soumis à des dictatures féroces gérées par de petites oligarchies qui se maintiennent au pouvoir par des pratiques mafieuses et par la répression policière, générant dans la majorité des cas des niveaux élevés et scandaleux de misère pour la majorité de leur population.

Tous ces gouvernements étaient et sont de fidèles alliés de l'Occident et de ses intérêts dans la région: gaz, pétrole, politique migratoire, soutien à Israël. Aucun d'eux ne constitue un obstacle pour le contrôle impérialiste de la région, comme le démontrent les hésitations des États-Unis et de l'UE avant d'abandonner Ben Ali en Tunisie et Hosni Moubarak en Égypte. Ou comme le prouve également le soutien inconditionnel à la famille Khalifa au Bahreïn, au président Saleh du Yémen, au roi Abdallah de Jordanie ou à Mohamed VI et Boutéflika au Maroc et en Algérie, pays où les manifestations ont été réprimées dans le silence généralisé des médias et des gouvernements occidentaux. Pour ne pas parler, bien entendu, de l'Arabie Saoudite, propriété de la famille Saoud et dont les soldats sont présents au Barheïn pour réprimer les légitimes revendications populaires qui mettent en péril les pétro-monarchies du Golfes, alliés fondamentaux des États-Unis.

Le cas de la Libye n'est pas une exception dans ce tableau, bien que, sans aucun doute, il complique beaucoup les choses et brouille les analyses, surtout dans le camp de la gauche anti-impérialiste. Kadhafi est un dictateur non moins sinistre que ses collègues et son peuple n'a pas moins de raisons de contester son pouvoir. Le 17 février, quand se déroule le massacre de Benghazi, le régime libyen ne constitue aucune menace pour l'impérialisme. Bien au contraire, il s'agissait d'un allié complaisant dans la « guerre contre le terrorisme »; dans le « génocide structurel » – comme l'appelle Hinkelammert – des politiques migratoires européennes et dans l'approvisionnement en pétrole et en gaz pour l'Europe et les États-Unis au travers de contrats juteux avec ENI, Shell, BP ou Repsol. Cela fait des années que les Occidentaux lui ont pardonné toutes ses extravagances et ses crimes. Il avait été reçu par Sarkozy, embrassé par Berlusconi ou Zapatero et complimenté par Condoleeza Rice. Livingstone et Monitors, deux entreprises de relations publiques états-uniennes, se chargaient de soigner son image aux États-Unis. En janvier 2011, d'autre part, à peine un mois avant la révolte populaire, le Fonds monétaire international, par la voix de son président Dominique Strauss-Kahn, avait félicité Kadhafi et son gouvernement pour les réformes économiques entreprises au cours des dernières années dans ce pays.

Pourquoi, alors, intervenir contre un tel ami? Pourquoi les attaques de l'OTAN? N'y a-t-il aucune différence entre la Tunisie et la Libye? Oui, il y en a, mais cela n'a rien à voir avec la composition « tribale », avec la « présence d'Al Quaïda » ou d'un PIB par habitant plus élevé qu'ailleurs. La différence, c'est le pétrole. La Libye possède du pétrole, la Tunisie, pas. Et avec une crise énergétique internationale, agravée par le désastre nucléaire japonais, il est absolument nécessaire de garantir l'accès au combustible libyen.

Mais ce pétrole n'était-il pas déjà « à nous »? N'était-il pas dans les mains des multinationales? Oui, effectivement, et c'est pour cela qu'il faut comprendre que la révolution commencée le 14 février en Tunisie puis en Égypte n'a pas précisément fait plaisir ni à Kadhafi, ni à la France, l'Angleterre, aux États-Unis ou à l'Italie et à l'Espagne. Jusqu'au 25 février, les gouvernements occidentaux ont été tellement timorés dans leurs condamnations de la répression que plusieurs médias de gauche soulignaient l'hypocrisie « d'alimenter les protestations en Iran alors qu'on déligitime celles en Libye et au Bahreïn ». Berlusconi, pour sa part, a initialement défendu sans aucune ambiguité son ami Kadhafi, auquel il est étroitement lié. Mais comme il était difficile de continuer à soutenir publiquement un dictateur après les révolutions en Tunisie et en Égypte et comme, d'autre part, les révolutionnaires libyens avançaient victorieusement à l'époque vers Tripoli – tout semblait indiquer une chute imminente du régime – les puissances occidentales ont commencé à pencher en faveur des vainqueurs virtuels.

Lorsque les livraisons d'armes venant d'Algérie et de Syrie, ainsi que le recrutement intensif de mercenaires, ont bouleversé, de manière inattendue, le rapport de force militaire sur le terrain, il était trop tard pour changer de fusil d'épaule. Il fallait combattre Kadhafi par tous les moyens et de manière urgente puisqu'il était sur le point d'assiéger Benghazi, dernier bastion des rebelles. La campagne de l'OTAN fut, naturellement, préparée et accompagnée par une diabolisation médiatique de l'ex-ami libyen, diabolisation qui, si elle repose sur la réalité, n'en est pas moins ignoble et malhonnête si l'on tient compte de qui la mène et dans quel but.

Le problème, c'est qu'une partie de la gauche anti-impérialiste, et y compris quelques gouvernements latino-américains de qui on aurait pu attendre plus de solidarité envers une révolte populaire, ont interprété l'intervention et la diabolisation médiatique comme un critère infaillible pour en déduire, par un pur effet de miroir inversé, des conclusions erronées. Au lieu de dénoncer l'intervention militaire comme une improvisation criminelle, source de nombreux conflits au sein des agresseurs eux-mêmes, on a adopté des conclusions mécaniques, propres au cadre de la guerre froide, impliquant de reproduire les mêmes doubles discours et les mêmes manipulations qui sont justement reprochées à l'ennemi impérialiste.

S'il y a intervention, disent-ils, c'est que la révolte n'était ni légitime, ni juste, ni spontannée, ni populaire. Contre toutes les évidences et au mépris du sacrifice de centaines de jeunes, on décide de manière arbitraire et sans beaucoup de connaissance de la région, que les peuples tunisien et égyptien (et sans doute ceux du Yémen, du Bahreïn ou du Maroc) ont le droit de se révolter, mais pas le peuple libyen. Conséquence logique de ce raisonnement mécanique, face à la diabolisation médiatique du dictateur libyen, on arrive à la conclusion absurde que Kadhafi est en réalité un socialiste, un anti-impérialiste et un démocrate, un leader tiers-mondiste exemplaire qui a sauvé son peuple de la pauvreté et de la superstition, représentant ainsi un obstacle aux puissances coloniales. Mais cette contre-diabolisation exige de mentir autant, sinon plus, et de manipuler de la même manière que les médias ont préparé l'agression. Afin de s'opposer, avec raison, à l'intervention de l'OTAN, certains ont commis la double injustice de mépriser un peuple et d'encenser un dictateur. Exactement comme l'ont toujours fait et le font toujours les impérialistes et leurs médias.

La Grande révolte arabe met surtout en difficulté les impérialistes, dont les gouvernements amis dans la région sont menacés par les révoltes populaires. Tous les dictateurs, ai-je dit, sont leurs alliés. Mais ce n'est pas tout à fait exact. Il y a une exception: Bachar Al-Assad en Syrie, qui constitue effectivement une épine pour l'UE, les États-Unis et Israël. Si le régime syrien constitue bien un obstacle pour leurs plans au Moyen-Orient, il n'en reste pas moins qu'on peut dire de lui la même chose que pour tous les autres: il a asphyxié la vie politique, sociale et économique de sa population, surtout des plus jeunes. Les révoltes, qui ont commencé le 15 mars et qui ont provoqué la mort d'au moins 56 personnes, sont légitimes, comme dans n'importe quel autre pays de la région. Mais, contrairement au cas de la Libye avec Kadhafi, elles peuvent effectivement menacer l'équilibre instable au Proche-Orient. Allié de l'Iran et du Hezbollah au Liban et donc ennemi d'Israël, le régime syrien compte pas mal d'adversaires intéressés à le déstabiliser ou à le renverser. Mais faut-il pour autant transformer Al-Assad en « socialiste », en « humaniste » et en « leader révolutionnaire »?

La vieille politique des blocs ne fonctionne plus. L'impulsion démocratique inespérée dans le monde arabe change la donne et met tout le monde sous pression. Au début, c'était seulement les impérialistes qui avaient le plus à perdre. Curieusement, une partie de la gauche, la plus influente et puissante, lui a laissé le chemin libre: au lieu de soutenir avec toute son autorité et prestige les révoltes populaires arabes, elle s'est consacré à défendre deux tyrans, Kadhafi et Al-Assad, tandis que l'UE et les États-Unis abandonnaient sagement les leurs pour tenter d'infiltrer et de contrôler les processus post-révolutionnaires en Égypte et en Tunisie, de maîtriser militairement la rébellion libyenne et de manoeuvrer de manière sélective en Algérie, Maroc, Jordanie, Yémen et Bahreïn afin de limiter autant que possible les dégâts.

Publié sur le site www.rebelion.org Traduction française: Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be


Révoltes arabes, chaos libyen. Les pièges d’une guerre

Par Serge Halimi

Depuis plusieurs mois, les révoltes arabes rebattent les cartes politiques, diplomatiques et idéologiques de la région (lire notre dossier « Une région en ébullition »). La répression libyenne menaçait cette dynamique. Et la guerre occidentale autorisée par les Nations unies vient d’introduire dans ce paysage une donnée aux conséquences imprévisibles.

Même une montre cassée donne l’heure exacte deux fois par jour. Le fait que les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni aient pris l’initiative d’une résolution du Conseil de sécurité autorisant le recours à la force contre le régime libyen ne suffit pas pour la récuser d’emblée. Un mouvement de rébellion désarmé et confronté à un régime de terreur en est parfois réduit à s’adresser à une police internationale peu recommandable. Concentré sur son malheur, il ne refusera pas ses secours au seul motif qu’elle dédaigne les appels des autres victimes, palestiniennes par exemple. Il oubliera même qu’elle est davantage connue comme une force de répression que comme une association d’entraide.

Mais ce qui, logiquement, a servi de boussole aux insurgés libyens en péril extrême ne suffit pas à légitimer cette nouvelle guerre des puissances occidentales en terre arabe. L’intervention de pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) constitue un moyen irrecevable d’essayer de parvenir à une fin souhaitable (la chute de M. Mouammar Kadhafi). Si ce moyen a acquis l’apparence de l’évidence, chacun étant sommé de « choisir » entre les bombardements occidentaux et l’écrasement des Libyens en révolte, c’est uniquement parce que d’autres voies de recours — l’intervention à leurs côtés d’une force onusienne, égyptienne ou panarabe — ont été écartées.

Or le bilan passé des armées occidentales interdit d’accorder quelque crédit aux motifs généreux dont elles se prévalent aujourd’hui. Qui croit d’ailleurs que des Etats, quels qu’ils soient, consacrent leurs ressources et leurs armées à l’accomplissement d’objectifs démocratiques ? L’histoire récente rappelle assez, au demeurant, que si les guerres prétextant ce motif remportent des premiers succès fulgurants autant que largement médiatisés, les étapes qui suivent sont plus chaotiques et plus discrètes. En Somalie, en Afghanistan et en Irak, les combats n’ont pas cessé, alors que Mogadiscio, Kaboul, Bagdad sont « tombés » depuis des années.

Les insurgés libyens auraient aimé comme leurs voisins tunisiens et égyptiens renverser seuls un pouvoir despotique. L’intervention militaire franco-anglo-américaine menace de faire d’eux les obligés de puissances qui ne se sont jamais souciées de leur liberté. Mais la responsabilité de cette exception régionale incombe au premier chef à M. Kadhafi. Sans la furie répressive de son régime, passé en quarante ans de la dictature anti-impérialiste au despotisme pro-occidental, sans ses philippiques assimilant tous ses opposants à des « agents d’Al-Qaida », des « rats qui reçoivent de l’argent et servent les services de renseignement étrangers », le destin du soulèvement libyen n’aurait dépendu que de son peuple.

La résolution 1973 du Conseil de sécurité autorisant le bombardement de la Libye empêchera peut-être l’écrasement d’une révolte condamnée par la pauvreté de ses moyens militaires. Elle s’apparente néanmoins à un bal des hypocrites. Car ce n’est pas parce que M. Kadhafi est le pire des dictateurs, ou le plus meurtrier, que ses troupes ont été bombardées, mais parce qu’il était à la fois plus faible que d’autres, sans armes nucléaires et sans amis puissants susceptibles de le protéger d’une attaque militaire ou de le défendre au Conseil de sécurité. L’intervention décidée contre lui confirme que le droit international ne pose pas de principes clairs dont la violation entraînerait partout sanction.

Il en va du blanchiment diplomatique comme du blanchiment financier : la minute de vertu permet de gommer des décennies de turpitude. Le président français fait ainsi bombarder son ancien partenaire d’affaires, qu’il recevait en 2007 alors que chacun connaissait la nature de son régime — on saura gré toutefois à M. Nicolas Sarkozy de ne pas avoir proposé à M. Kadhafi le « savoir-faire de nos forces de sécurité » offert en janvier dernier au président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali... Quant à M. Silvio Berlusconi, « ami intime » du Guide libyen qui s’est rendu à onze reprises à Rome, il rallie en traînant des pieds la coalition vertueuse.

Une majorité de gérontes contestés par la poussée démocratique siègent au sein de la Ligue arabe ; celle-ci se joint au mouvement onusien avant de feindre la consternation sitôt tirés les premiers missiles américains. La Russie et la Chine avaient le pouvoir de s’opposer à la résolution du Conseil de sécurité, de l’amender pour en réduire la portée ou les risques d’escalade. L’eussent-elles fait, elles n’auraient pas eu ensuite à « regretter » l’usage de la force. Enfin, pour prendre la pleine mesure de la droiture de la « communauté internationale » dans cette affaire, on doit relever que la résolution 1973 reproche à la Libye « détentions arbitraires, disparitions forcées, tortures et exécutions sommaires », toutes choses qui n’existent naturellement ni à Guantánamo, ni en Tchétchénie, ni en Chine...

La « protection des civils » n’est pas simplement une exigence irrécusable. Elle impose aussi, en période de conflit armé, le bombardement d’objectifs militaires, c’est-à-dire de soldats (souvent des civils qu’on a requis de porter l’uniforme...), eux-mêmes mêlés à des populations désarmées. De son côté, le contrôle d’une « zone d’exclusion aérienne » signifie que les avions qui la patrouillent risquent d’être abattus et leurs pilotes capturés, ce qui ensuite justifiera que des commandos au sol s’emploient à les libérer (1). On peut récurer à son gré le vocabulaire, on n’euphémise pas indéfiniment la guerre.

Or, en dernière analyse, celle-ci appartient à ceux qui la décident et la conduisent, pas à ceux qui la recommandent en rêvant qu’elle sera courte et joyeuse. Dresser chez soi les plans impeccables d’une guerre sans haine et sans « bavures » comporte bien des charmes, mais la force militaire à qui on confie la tâche de les exécuter le fera en fonction de ses inclinations, de ses méthodes et de ses exigences. Autant dire que les cadavres de soldats libyens mitraillés pendant leur retraite sont, au même titre que les foules joyeuses de Benghazi, la conséquence de la résolution 1973 des Nations unies.

Les forces progressistes du monde entier se sont divisées à propos de l’affaire libyenne, selon qu’elles ont mis l’accent sur leur solidarité avec un peuple opprimé ou sur leur opposition à une guerre occidentale. Les deux critères de jugement sont nécessaires, mais on ne peut pas toujours réclamer leur satisfaction simultanée. Reste, quand on doit choisir, à déterminer ce qu’un label d’« anti-impérialiste » obtenu dans l’arène internationale autorise à faire subir chaque jour à son peuple.

Dans le cas de M. Kadhafi, le silence de plusieurs gouvernements de gauche latino-américains (Venezuela, Cuba, Nicaragua, Bolivie) sur la répression qu’il a ordonnée déconcerte d’autant plus que l’opposition du Guide libyen à « l’Occident » est de pure façade. M. Kadhafi dénonce le « complot colonialiste » dont il serait victime, mais il le fait après avoir assuré aux anciennes puissances coloniales que « nous sommes tous dans le même combat contre le terrorisme. Nos services de renseignement coopèrent. Nous vous avons beaucoup aidé ces dernières années (2) ».

Relayé par MM. Hugo Chávez, Daniel Ortega et Fidel Castro, le dictateur libyen prétend que l’attaque dont il fait l’objet s’expliquerait par le désir de « contrôler le pétrole ». Or celui-ci est déjà exploité par les compagnies américaine Occidental Petroleum (Oxy), britannique BP et italienne ENI (lire, à ce propos, l’article de Jean-Pierre Séréni, « Le pétrole libyen de main en main ». Il y a quelques semaines, le Fonds monétaire international (FMI) saluait d’ailleurs « la forte performance macroéconomique de la Libye et ses progrès dans le renforcement du rôle du secteur privé (3) ». Ami de M. Kadhafi, M. Ben Ali avait reçu des compliments comparables en novembre 2008, mais servis personnellement par le directeur-général du FMI, M. Dominique Strauss-Kahn, qui arrivait tout droit... de Tripoli (4).

L’antique patine révolutionnaire et anti-impérialiste de M. Kadhafi, restaurée à Caracas et à La Havane, avait sans doute également échappé à M. Anthony Giddens, théoricien de la « troisième voie » blairiste. Lequel annonçait en 2007 que la Libye deviendrait sous peu une « Norvège d’Afrique du Nord : prospère, égalitaire, et tournée vers l’avenir (5) ». Au regard de la liste très éclectique de ses dupes, comment croire encore que le Guide libyen est aussi fou qu’on le prétend ?

Plusieurs raisons expliquent que des gouvernements de gauche latino-américains se soient mépris sur son compte. Ils ont voulu voir en lui l’ennemi de leur ennemi (les Etats-Unis), mais cela n’aurait pas dû suffire à en faire leur ami. Une médiocre connaissance de l’Afrique du Nord — M. Chávez dit s’être informé de la situation en Tunisie en appelant M. Kadhafi... — les a ensuite conduits à prendre le contre-pied de « la colossale campagne de mensonges orchestrée par les médias » (dixit M. Castro). D’autant que celle-ci les renvoyait à des souvenirs personnels dont la pertinence était discutable dans le cas d’espèce. « Je ne sais pas pourquoi ce qui se passe et s’est passé là-bas, a ainsi déclaré le président vénézuélien à propos de la Libye, me rappelle Hugo Chávez le 11 avril. » Le 11 avril 2002, un coup d’Etat soutenu par les médias au moyen d’informations manipulées avait tenté de le renverser.

L’ancienne patine révolutionnaire de M.Kadhafi a abusé la gauche latino-américaine

Et d’autres facteurs inclinaient vers une erreur d’analyse de la situation libyenne : une grille de lecture forgée par des décennies d’intervention armée et de domination violente des Etats-Unis en Amérique latine, le fait que la Libye a aidé le Venezuela à s’implanter en Afrique, le rôle des deux Etats au sein de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et des sommets Amérique du Sud - Afrique (ASA), la démarche géopolitique de Caracas visant à rééquilibrer sa diplomatie dans le sens de rapports Sud-Sud plus étroits.

A cela on doit encore ajouter la tendance du président Chávez à estimer que les liens diplomatiques de son pays impliquent pour lui une relation de proximité personnelle avec les chefs d’Etat : « J’ai été un ami du roi Fahd d’Arabie saoudite, je suis ami du roi Abdallah, qui était ici à Caracas (...). Ami de l’émir du Qatar, du président de Syrie, un ami, il est venu ici aussi. Ami de Bouteflika (6). » Quand le régime de M. Kadhafi (« mon ami depuis si longtemps ») s’est engagé dans la répression de son peuple, cette amitié a pesé dans le mauvais sens. En définitive, M. Chávez a raté l’occasion de présenter les révoltes du continent africain comme les petits frères des mouvements de gauche latino-américains qu’il connaît bien.

Au-delà de ce fourvoiement, la diplomatie représente sans doute le domaine où, dans tous les pays, se dévoilent le mieux les travers d’un exercice solitaire du pouvoir fait de décisions opaques, libres de tout contrôle parlementaire et de toute délibération populaire. Quand, de plus, celle-ci se pique, comme au Conseil de sécurité, de défendre la démocratie par la guerre, le contraste est forcément saisissant.

Après avoir usé, non sans succès, du ressort géopolitique anti-occidental, de l’argument progressiste de la défense des ressources naturelles, le dirigeant libyen n’a pas résisté longtemps à la tentation d’abattre la carte ultime de l’affrontement entre religions. « Les grandes puissances chrétiennes, a-t-il donc expliqué le 20 mars dernier, se sont engagées dans une deuxième guerre croisée contre les peuples musulmans, à leur tête le peuple libyen, et dont l’objectif est de rayer l’islam [de la carte]. » Treize jours plus tôt, M. Kadhafi avait néanmoins comparé son œuvre de répression à celle dont mille quatre cents Palestiniens furent victimes : « Même les Israéliens à Gaza ont dû recourir à des chars pour combattre de tels extrémistes. Nous, c’est pareil (7). » Voilà qui n’a pas dû accroître la popularité du Guide dans le monde arabe.

Mais ce dernier tête-à-queue comporte au moins une vertu. Il rappelle la nocivité politique de l’approche qui reproduit, en l’inversant, la thématique néoconservatrice des croisades et des empires. Les soulèvements arabes, parce qu’ils ont mêlé des laïcs et des religieux — et que s’y sont opposés des laïcs et des religieux —, vont peut-être sonner le glas d’un discours qui se proclame anti-impérialiste alors qu’il n’est qu’anti-occidental. Et qu’il confond dans sa détestation de « l’Occident » ce qui s’y est trouvé de pire — la politique de la canonnière, le mépris des peuples « indigènes », les guerres de religion — avec ce qu’il a comporté de meilleur, de la philosophie des Lumières à la sécurité sociale.

Deux ans à peine après la révolution iranienne de 1979, le penseur radical syrien Sadik Jalal Al-Azm détaillait pour les réfuter les caractéristiques d’un « orientalisme à rebours » qui, refusant la voie du nationalisme laïque et du communisme révolutionnaire, appelait à combattre l’Occident par un retour à l’authenticité religieuse. Les principaux postulats de cette analyse « culturaliste », résumés puis soumis à la critique par Gilbert Achcar, stipulaient que « le degré d’émancipation de l’Orient ne doit pas et ne peut pas être mesuré à l’aune de valeurs et de critères “occidentaux”, comme la démocratie, la laïcité et la libération des femmes ; que l’Orient musulman ne peut pas être appréhendé avec les instruments épistémologiques des sciences occidentales ; qu’aucune analogie avec des phénomènes occidentaux n’est pertinente ; que le facteur qui meut les masses musulmanes est culturel, c’est-à-dire religieux, et que son importance dépasse celle des facteurs économiques et sociaux qui conditionnent les dynamiques politiques occidentales ; que la seule voie des pays musulmans vers la renaissance passe par l’islam ; enfin, que les mouvements qui brandissent l’étendard du “retour à l’islam” ne sont pas réactionnaires ou régressifs comme il est perçu par le regard occidental, mais au contraire progressistes en ce qu’ils résistent à la domination culturelle occidentale (8). »

Une telle approche, fondamentaliste, de la politique n’a peut-être pas dit son dernier mot. Mais, depuis l’onde de choc née en Tunisie, on sent que sa pertinence a été entamée par des peuples arabes qui ne veulent plus se situer « ni contre l’Occident ni à son service (9) » et qui le prouvent en ciblant tantôt un allié des Etats-Unis (Egypte), tantôt un de leurs adversaires (Syrie). Loin de redouter que la défense des libertés individuelles, la liberté de conscience, la démocratie politique, le syndicalisme, le féminisme constituent autant de priorités « occidentales » maquillées en universalisme émancipateur, des peuples arabes s’en emparent pour marquer leur refus de l’autoritarisme, des injustices sociales, de régimes policiers qui infantilisent leurs peuples d’autant plus spontanément qu’ils sont dirigés par des vieillards. Et tout cela, qui rappelle d’autres grandes poussées révolutionnaires, qui arrache jour après jour des conquêtes sociales et démocratiques dont on a perdu l’habitude ailleurs, ils l’entreprennent avec entrain, au moment précis où « l’Occident » semble partagé entre sa peur du déclin et sa lassitude devant un système politique nécrosé dans lequel le pareil succède à l’identique, au service des mêmes.

Une résolution des Nations unies qui vaut également pour les luttes des populations occidentales...

Rien ne dit que cet entrain et ce courage arabes vont continuer à marquer des points. Mais déjà ils nous révèlent des possibilités inexplorées. L’article 20 de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, par exemple, stipule que celui-ci « se déclare résolu à veiller à ce que les avoirs [libyens] gelés [en application d’une résolution précédente] soient à une étape ultérieure, dès que possible, mis à la disposition du peuple de la Jamahiriya arabe libyenne et utilisés à son profit ». Ainsi, il serait possible de geler des avoirs financiers et de les remettre aux citoyens d’un pays ! Gageons que cette leçon sera retenue : les Etats ont le pouvoir de satisfaire les peuples. Depuis quelques mois, le monde arabe nous en rappelle une autre, tout aussi universelle : les peuples ont le pouvoir de contraindre les Etats.

(1) Lire à ce propos « Libye : les enjeux d’une zone d’exclusion aérienne », par Philippe Leymarie, Défense en ligne, 7 mars 2011.

(2) Entretien au Journal du dimanche, Paris, 6 mars 2011.

(3) Cf. « Le FMI tresse des lauriers à Kadhafi », Le Canard enchaîné, Paris, 9 mars 2011.

(4) « Strauss-Kahn — ou le génie du FMI — soutient Ben Ali ! », Dailymotion.

(5) Anthony Giddens, « My chat with the colonel », The Guardian, Londres, 9 mars 2007.

(6) « Chávez : “Nos oponemos rotundamente a las pretensiones intervencionistas en Libia” », Aporrea, 25 février 2011.

(7) « Interview de Kadhafi 07/03/2011 pour france24 part 2/2 », Dailymotion.

(8) Gilbert Achcar, « L’orientalisme à rebours : de certaines tendances de l’orientalisme français après 1979 », Mouvements, n° 54, 2008/2, La Découverte, Paris.

(9) Cf. Alain Gresh, « Ce que change le réveil arabe » (aperçu), Le Monde diplomatique, mars 2011. Dans un discours prononcé le 19 mars dernier, le secrétaire général du Hezbollah libanais, M. Hassan Nasrallah, a estimé que « toute imputation que l’Amérique fabrique, dirige, provoque ou lance ces révolutions [arabes] est injuste pour ces peuples, et fausse ».

http://www.monde-diplomatique.fr/2011/04/HALIMI/20379 - avril 2011

Voir ci-dessus