Les ressorts subjectifs de la domination
Par Bernard Chardonnay le Vendredi, 20 Juillet 2001 PDF Imprimer Envoyer

La souffrance au travail est banalisée. Charrettes de licenciements, cadences infernales, harcèlement, pénibilité physique et psychologique... ne suscitent souvent que honte et passivité des témoins comme des victimes. Pire, l'organisation du travail elle-même suscite la collaboration du plus grand nombre à la reproduction de cette souffrance. Mais comment l'adhésion de milliers d'individus est-elle rendue possible, pourquoi la soumission et la collaboration plutôt que la révolte sociale?

A la base de la souffrance au travail, il y a le déni du réel du travail. Ce dernier est masqué au nom d'impératifs commerciaux. Il faut taire aux clients, aux actionnaires, aux collègues d'une autre unité devenue concurrente le contenu des tâches, les difficultés rencontrées et les capacités mises en œuvre par les travailleurs pour en venir à bout.

Seul subsiste un discours mensonger sur l'organisation prescrite du travail et les résultats. Ce discours sert également des objectifs internes. Il est à la base de l'édification d'une culture d'entreprise censée attester du bonheur et du plaisir des salariés dans leur entreprise. Une propagande (journaux d'entreprise,...) leurs sont adressés, fréquemment en lieu et place d'un discours syndical qui paraît fort éloigné du quotidien des travailleurs.

Mais pourquoi cette propagande est-elle acceptée ? Pourquoi ces journaux d'entreprise ne volent-ils pas à la poubelle ? Ils sont d'abord une source d'information sur les succès des autres. Ensuite, ils constituent une information sur les mensonges eux-mêmes, la manière dont ils se disent. Enfin, ils enseignent sur ce qu'il convient de dire aux réunions entre cadres (à qui adresser des félicitations, quels termes employer,...). Ces documents indiquent les grandes lignes du conformisme. Beaucoup de travailleurs participent ainsi à la conception et à la diffusion de ces mensonges qui dénient la souffrance et l'injustice.

L'implication de leur responsabilité, ne serait-ce que par le silence et la passivité, mais aussi par leur collaboration au mensonge est source d'une autre souffrance: celle de perdre sa propre dignité et de trahir son idéal et ses valeurs.

C'est pour y faire face qu'intervient le recours à la rationalisation. La personne va donner à ses actes, qu'ordinairement elle considérerait répréhensible, une justification. Celle-ci est donnée au nom d'un principe extérieur au mensonge lui-même. Il s'agit de démontrer que mentir est un mal nécessaire, parce que la concurrence, le marché, etc. l'imposent !

La valorisation du mal

Comment des milliers de gens peuvent-ils être enrôlés dans l'accomplissement du mal et de l'injustice? L'explication fournie par la théorie dite de la " rationalisation stratégique" n'est pas satisfaisante. Dans cette conception, la participation consciente de l'individu relèverait d'un calcul. Pour maintenir sa place, son salaire, il faut accepter de collaborer. Pourtant, une telle attitude ne prémunit pas d'un licenciement, du management à la menace, du harcèlement, de la dégradation généralisée des conditions de travail. Au contraire, elle peut s'en faire la complice.

Une autre explication peut être fournie par la psychopathologie: les collaborateurs et dirigeants seraient essentiellement des pervers et des paranoïaques. Même si de telles personnalités jouent effectivement un rôle dans la construction de la doctrine et de l'action, cela n'explique toujours pas la collaboration de milliers de « braves gens ».

Selon Christophe Dejours, nous avons besoin d'une analyse de la banalité du mal, pas seulement dans le système nazi, mais aussi dans la société néo-libérale contemporaine. "Aux promesses de privilège et de bonheur qu'on leur fait miroiter actuellement dans les entreprises, beaucoup de braves gens ne croient plus vraiment. Le processus serait plutôt le suivant: le travail que l'on vous demande - faire la sélection pour les charrettes de licenciements, intensifier le travail pour ceux qui restent en place, violer le droit du travail, participer au mensonge... -, ce n'est pas une tâche agréable. (...) Au contraire, il faut du courage pour faire le "sale boulot". Et c'est donc au courage des braves gens que l'on va faire appel pour les mobiliser.

"Pourtant, il y a ici un paradoxe : comment peut-on associer dans une même entité l'exercice du mal (dans le dos d'autrui, puisque généralement celui qui l'ordonne est séparé par toute une série de chaînons hiérarchiques intermédiaires) et le courage?"

Vice et vertu

Il y a donc une sorte d'alchimie sociale grâce à laquelle le vice est transformé en vertu. Son principal ingrédient porte le nom de « virilité » ; "La virilité se mesure précisément à l'aune de la violence que l'on est capable de commettre contre autrui, notamment contre ceux qui sont dominés, à commencer par les femmes. (...) Est un homme véritablement viril, celui qui peut, sans broncher, infliger la souffrance ou la douleur à autrui, au nom de l'exercice, de la démonstration ou du rétablissement de la domination et du pouvoir sur l'autre, y compris par la force."

Faire le sale boulot en entreprise est donc associé à la virilité. Celui qui refuse est un "pédé", un gars "qui n'a rien entre les cuisses"... Ainsi, pour ne pas courir le risque de ne plus apparaître comme un homme aux yeux des autres hommes, beaucoup acceptent de faire le sale boulot et de collaborer à la souffrance et à l'injustice infligés à autrui.

Cynisme et virilité

Pour continuer à participer au sale boulot tout en conservant son sens moral, beaucoup d'individus élaborent collectivement des "idéologies défensives" qui aident à la rationalisation du mal. "La stratégie collective de défense consiste à opposer à la souffrance d'avoir à faire les "basses besognes" un déni collectif. Non seulement les hommes ne craignent pas la honte, mais ils tournent cette dernière en dérision. (...) Mais comme le déni seul ne suffit pas toujours, ils en rajoutent en introduisant la provocation." Ainsi, des cadres organisent entre eux des concours qui mettent en scène le cynisme et la capacité de faire encore plus fort que ce qui est demandé. C'est à qui "dégraissera" le plus comme s'il s'agissait d'enchères dans une salle de vente. Certains font ces déclarations tapageuses devant leurs subordonnés et allient la parole aux actes. De ces défis, ils sortent grandi par l'admiration et l'estime que leur témoignent leurs pairs.

La virilité fait donc l'objet d'épreuves qui jouent un rôle essentiel dans le zèle des travailleurs à faire le "sale boulot". Ensuite, ils arrosent ces victoires dans des restaurants luxueux qui leur sont gracieusement offerts par la direction. La boisson aidant, les plaisanteries fusent, elles mettent en exergue le cynisme, cultive le mépris à l'égard des victimes et réaffirment les conceptions néo-libérales classiques sur la nécessité de réduire les avantages sociaux,... Ces repas jouent le rôle de véritables rituels, ils peuvent être rapprochés des épreuves d’intronisation, des baptêmes d'étudiants,...

Ces rituels donnent une proximité à la transformation de la stratégie collective de défense en idéologie de défense du réalisme économique. Car, si le mal est exercé, c'est au nom du réalisme de la science économique et/ou du bien de la nation. Le mal peut prendre la forme d'une sélection. Au moyen de procédé dit scientifique (bilan de compétences, entretien annuel, évaluation,...) une charrette de licenciements débarrassera bien vite l'entreprise.

Sale boulot et précarisation

D'autre part, ceux qui subissent ces rapports de domination adoptent parfois des comportements de soumission qui viennent justifier le mépris des dirigeants. "Mais le "sale boulot" a aussi bien d'autres conséquences: les licenciements massifs conduisent essentiellement à précariser l'emploi mais pas toujours à le supprimer. On n'embauche plus, mais on a recours à des entreprises sous-traitantes qui emploient des intérimaires, des travailleurs étrangers sans permis de séjour ou de travail, des travailleurs en mauvaise santé (...) La sous-traitance en cascade conduit parfois à la constitution d'une "réserve" de travailleurs voués à la précarité constante, à la sous-rémunération, et à une flexibilité hallucinante de l'emploi, les obligeant de se précipiter d'une entreprise à l'autre, d'un chantier à l'autre,... ".

Ces travailleurs que rencontre le personnel statutaire provoque à leur tour méfiance, dégoût, voire condamnation morale. Leur travail est souvent dévalorisé, du fait des erreurs dû à une absence de qualification, des pressions et abus des dirigeants de l'entreprise. Malgré eux, ces travailleurs peuvent occasionner des défauts dans la production ou encore mettre à mal la sécurité sur le lieu de travail. Ils se retrouvent ainsi tout désignés, eux qui subissent la discrimination sociale, pour alimenter un discours élitiste et raciste des dirigeants et autres managers.

L'économie comme rationalisation

Le choix des « braves gens » de collaborer est guidé par la compréhension qu'ils ont de la logique économique toute infestée de pensée unique. L'ordre néo-libéral serait l'ordre naturel et immuable des choses. Point d'au-delà au capitalisme. Le choix n'est plus posé en terme d'obéissance ou de désobéissance mais entre réalisme et illusion. Il n'y a désormais plus qu'un seul salut possible, il passe par la guerre des entreprises, réputées si saines.

Domination et résistance

L'analyse des ressorts subjectifs de la domination conduit à s'interroger sur les possibilités et les capacités à dépasser l'ère de la banalisation de l'injustice sociale. Elle modifie en tout cas le sens d'une dénonciation de conditions de travail intolérable par exemple. Désormais, un fait scandaleux ou la souffrance n'entraîne pas systématiquement une révolte ou une action collective. Ils peuvent au contraire renforcer le sentiment d'impuissance.

On peut donc être tenté de dessiner d'autres balises: les possibilités mêmes de l'action collective passent par une reconnaissance de la souffrance, autrement dit par une prise en compte de la dimension subjective du travail.

Le contexte de l'action se modifie. Dans un monde du travail dominé par la peur, l'acte de résistance peut s'avérer plus périlleux encore. Il semble pouvoir se forcer un chemin seulement parfois dans la clandestinité. Le travail de reconstruction d'un sens commun et des solidarités élémentaires apparaît essentiel.

D'autre part, même si "les armes de la critique ne sauraient remplacer la critique des armes", un travail de déconstruction des mensonges du monde du travail, de critique de la culture de la « virilité », de la science économique, permettent également la reconstruction de résistances au système capitaliste.

Bernard Chardonnay, La Gauche n°2, 26 janvier 2001

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