Questions sur la crise égyptienne
Par Pierre Rousset le Lundi, 19 Août 2013 PDF Imprimer Envoyer

Sans être « spécialiste » de ce pays, je me suis trouvé engagé dans des échanges avec des amis d’outre-Atlantique ou d’Asie sur les événements égyptiens. Plutôt que de multiplier les courriels, je mets aujourd’hui en ligne l’état de mes réflexions pour les soumettre à la critique de plus savant que moi. Je ne connais ni l’Egypte ni le monde arabe et je me méfie des apparences. Je me nourris de l’information militante et des analyses de fort bonne qualité reproduites, notamment, sur le site d’ESSF – merci à leurs auteurs. Je les confronte à des expériences asiatiques qui me sont plus familières, tout en sachant que les analogies aident à se poser des questions, à émettre des hypothèses, plus qu’à offrir des réponses.

D’où les questions et les hypothèses suivantes.

1. Les mobilisations sociales qui ont abouti en 2011 au renversement de Moubarak étaient très profondes. Elles exprimaient des exigences démocratiques et sociales à caractère révolutionnaire, sans pourtant que le niveau d’organisation du mouvement ouvrier et populaire indépendant et de la gauche radicale permettent l’émergence d’un double pouvoir politico-social – et tant s’en faut. C’est le point de départ.

Nous restons donc dans un schéma qui caractérise la période, bien au-delà du cas égyptien : les mobilisations populaires peuvent ouvrir des crises de régime, renverser des gouvernements, mais ce sont divers secteurs des classes dominantes et des élites qui en tirent dans l’immédiat profit. En règle général, l’appareil d’Etat n’est pas fracturé et la domination de classe n’est pas directement menacée.

En Egypte cependant, vu la profondeur des radicalisations en cours dans le pays et dans la région, ni les classes dominantes ni l’impérialisme n’ont pu stabiliser la transition post-Moubarak. L’armée, puis les Frères musulmans avaient pour « mandat » d’assurer une telle transition, mais ils ont échoué. Ainsi, le renversement de la dictature à ouvert une situation de crise générale durable libérant toutes les contradictions à l’œuvre dans la société.

2. La profondeur de la radicalisation sociale « d’en bas » n’explique pas seule l’avortement d’une « transition ordonnée » post-Moubarak. Il tient aussi pour une bonne part à l’acuité des contradictions au sein des classes et élites dominantes. Le renversement de la dictature en 2011 et l’élection des Frères musulmans ont notamment posé la question : quels secteurs des classes dominantes allaient s’approprier les bénéfices du pouvoir ? Comme la situation actuelle l’illustre, la violence des conflits « en haut » prend des allures de guerre civile au sein même de la bourgeoisie.

La notion de « bonapartisme » peut correspondre à la capacité de l’armée de se présenter comme garante de l’unité du pays en temps de crise aiguë. Mais elle peut aussi occulter le fait que le corps des officiers supérieurs et l’institution militaire représentent un secteur de la bourgeoisie égyptienne, possédant entreprises et terres (comme au Pakistan, par exemple), du moins si je ne me trompe pas. L’armée est ainsi directement partie prenante des luttes de pouvoir au sein de la bourgeoisie.

Les Frères musulmans hier, l’armée aujourd’hui cherchent à mettre au pas le mouvement social ; mais ils cherchent aussi à s’assurer leurs propres positions au sein de l’ordre dominant et se retrouvent en conflit direct sur ce terrain.

3. La montée en puissance des Frères musulmans a bouleversé les équilibres au sein des classes et élites dominantes. Les représentants de l’ancien régime et l’armée ont dû temporiser, compte tenu leur discrédit en 2011-2012 et de l’influence sociale de la Confrérie, ainsi que sa capacité à apparaître comme un recours en temps de crise. Les Frères musulmans ont rapidement dilapidé une grande partie de cette influence du fait de leurs choix politiques : continuités maintenues avec l’ancien régime, répression, néolibéralisme économique, volonté de contrôles sociaux et encadrement du mouvement ouvrier, montée des conservatismes (à l’encontre des femmes…), confessionnalisation et autoritarisme annoncés de l’Etat, implication croissante dans les conflits sectaires (sunnites-chiites) et anti-coptes, interactions avec les salafistes…

Le cours suivi par les Frères musulmans a provoqué l’immense rebond de manifestations démocratiques et sociales en 2013, témoignant notamment de la permanence de la mobilisation populaire et des aspirations de 2011. Ces manifestations d’une ampleur proprement exceptionnelles ont à nouveau radicalement modifié la situation politique. Mais comme en 2011, ce sont des secteurs de l’élite qui étaient en mesure de se saisir de l’occasion : des secteurs « civils » de l’ancien régime et, surtout, l’armée (étant entendu qu’elle est elle-même issue de l’ancien régime : son versant militaire).

A la différence d’en 2011, l’armée semble effectivement bénéficier dans cette conjoncture d’un soutien très large dans la population. Elle en profite pour établir son propre régime dictatorial et pour régler, à coup de massacres, ses comptes avec les Frères musulmans (quitte à tenter ultérieurement de négocier un « cessez-le-feu » à son avantage ?).

La situation pourrait pourrir au point de déboucher sur une guerre civile – de plus ou moins haute intensité – entre secteurs des élites et de la bourgeoisie (chacun avec sa propre base de masse, ses milices…), dont la population serait otage. Un désastre.

4. Toute l’attention se porte aujourd’hui sur l’affrontement régime militaire/Frères musulmans. Cependant, bien que marginalisé dans la conjoncture présente, le mouvement populaire n’a pas été brisé. Il n’est pas défait. Vu l’ampleur de la l’impulsion démocratique et sociale de 2011, réaffirmée dans la rue en juin 2013, la partie est heureusement loin d’être conclue. Mais le combat progressiste se poursuit aujourd’hui dans des conditions à nouveau très difficiles.

L’une des difficultés clés est que les secteurs progressistes politiques et sociaux qui défendent une position d’indépendance de classe (ou indépendance populaire dans un sens plus large) sont très minoritaires : aujourd’hui semble-t-il les Socialistes révolutionnaires, une aile du syndicalisme militant (Fatma Ramadan…). Cela tient à beaucoup de raisons parmi lesquelles les traditions dominantes dans la gauche ou les appareils syndicaux qui les conduit à basculer d’une alliance avec des secteurs bourgeois à une autre en fonction de la conjoncture.

Les vagues de mobilisations sociales ne surmonteront pas par elle-même cette difficulté : l’indépendance politique et sociale se construit dans la durée et exige des formes organisées. Comment avancer dans cette direction en temps de tumultes ? Impossible de le dire de loin : la proclamation de l’objectif ne suffit évidemment pas ; progressistes et révolutionnaires doivent agir alors que des forces gigantesques sont en conflits. Dans de telles conditions, il me semble qu’il faut soutenir tous les mouvements qui tendent à construire une position d’indépendance populaire, en restant extrêmement prudent sur les jugements (surtout critiques).

5. Quels que soient les cheminements concrets de l’action politique, la « ligne de marche » (l’indépendance populaire) implique de ne se laisser instrumentaliser par aucune des composantes de la contre-révolution. Mentionnons en quatre : les « restes » de l’ancien régime (ce sont de gros restes), l’armée, les Frères musulmans et les salafistes.

Il n’y a pas qu’en Egypte qu’une partie de la gauche espère que l’armée (ou une fraction de l’armée) puisse jouer un rôle progressiste en favorisant un changement de régime et en compensant la faiblesse (ou la division) des forces populaires. L’expérience vénézuélienne a donné de la vigueur à de telles espérances. C’est le cas par exemple aux Philippines, alors que l’on a à faire à une armée de contre-insurrection (avec certes une tradition de rébellions, mais pas de gauche) ou en Egypte, alors que l’on a à faire à une armée « possédante ». Le régime militaire égyptien doit être condamné – et condamné sans réserve.

De même, une partie de la gauche même radicale a longtemps fait l’économie d’une analyse de classe des Frères musulmans ou, plus généralement, de l’Islam politique d’aujourd’hui, sous prétexte de leur identité religieuse. Pourtant, ladite gauche ne s’est jamais arrêtée aux seules références religieuses de partis européens (chrétiens démocrates…) ou de la droite radicale chrétienne aux Etats-Unis. Les Frères musulmans sont un courant politique devenu parti de gouvernement : un parti bourgeois de droite, appliquant des politiques néolibérales, négociant avec l’impérialisme, voulant encadrer les syndicats et museler le mouvement social. Rien de très original. En sus, instrumentalisant le sentiment religieux, il s’inscrit dans les conflits « sectaires » qui déchirent le monde arabe (sunnisme, chiisme…) : une fois enclenchée, il s’agit d’une dynamique infernale sans fin de surenchère idéologique entre courants politico-religieux, avec des conséquences dévastatrices dans la société.

Il ne s’agit ici ni de « religion » ni d’Islam, mais de l’Islam politique réellement existant. Rappelons quand même qu’il n’y a pas si longtemps, le courant lié au SWP britannique (par exemple) espérait que l’islamisme exprimait l’anti-impérialisme montant dans le monde musulman – et qu’il devenait notre allié objectif si ce n’est subjectif. Bien entendu, chaque cas doit être analysé dans son contexte propre (voir la Palestine), mais l’expérience égyptienne montre ce qu’est l’Islam politique réellement existant au pouvoir (ou l’AKP en Turquie).

Quant aux courants salafistes (et autres fondamentalismes) disons que, dans un contexte différent, ils occupent une niche politique similaire à celle des fascismes européens – sans prétendre à une définition scientifique, ils sont pour moi « clérico-fascistes » et provoquent aujourd’hui de violents conflits de la Tunisie à la Syrie ou au Kurdistan, sans parler du terrible précédent du Pakistan.

6. L’expérience égyptienne confirme une nouvelle fois que, de notre point de vue, il ne faut pas opposer revendications sociales et démocratiques, mais les lier. Le débat sur la Constitution n’est pas secondaire et ne concerne pas seulement des « élites » – les femmes de milieux populaires sont tout particulièrement concernées. Le projet de Constitution préparé par les Frères musulmans et les salafistes faisait du sunnisme la religion d’Etat, introduisait une conception réactionnaire de la charia (comme corpus législatif et non comme guide spirituel) et lui donnait un domaine d’application sans rivage. Pas de démocratie réelle dans ce cas (c’est un comité religieux et non pas le peuple qui décide de la « conformité » des lois) ni d’égalité citoyenne : les Coptes en savent quelque chose !, mais aussi les chiites et adeptes d’autres dénominations musulmanes, sans parler des athées, apostats et libres penseurs…

La laïcité (secular) dans sa définition « fondamentale »– la séparation des églises et de l’Etat, l’absence de religion d’Etat – et indépendamment de ses formes multiples, est une garantie d’égalité citoyenne et l’une des conditions d’une « démocratie réelle ». C’est aussi, soit dit en passant, une protection réciproque : contre l’ingérence des églises dans l’Etat et pour la liberté de croyance vis-à-vis de l’Etat.

Il y a bien entendu des conceptions de la « laïcité » qui sont liberticides et des courants laïcs qui sont politiquement bourgeois, anti-populaire. L’exemple égyptien l’illustre une nouvelle fois : au nom de la laïcité, des forces néolibérales demandent son soutien au « peuple » et soutiennent elles-mêmes le nouveau régime militaire.

Il en va de même des droits démocratiques en général. Ils incluent pour nous les droits d’organisation sociale et syndicale, les droits des paysans et des ouvriers… ce que d’autres « oublieront » de mentionner, s’en tenant à un éventail beaucoup plus limité de libertés citoyennes.

Les thèmes de la « laïcité » et de la « démocratie » ne justifient donc pas en eux-mêmes la constitution d’alliances plus ou moins stratégiques avec des forces bourgeoises. Mais l’indépendance de classe et populaire se construit en tous domaines – y compris celui de la Constitution – et pas seulement sur le terrain social (au sens restreint).

7. Et la géopolitique dans tout cela ? L’une des caractéristiques les plus frappantes des mouvements populaires qui ont marqué le monde arabe à la suite de la Tunisie est qu’ils surgissent des conditions de crise propre à chaque pays : contre les conditions sociales qu’ils subissent, contre les régimes dictatoriaux qui les répriment. Ils ne sont le produit d’aucun « plan » impérialiste, l’instrument d’aucune monarchie pétrolière. Ils bousculent l’ordre régional comme ils bouleversent l’ordre national.

Les puissances mondiales ou régionales réagissent à l’événement beaucoup plus qu’elles ne l’initient. Bien entendu, une fois la crise ouverte, chaque impérialisme et chaque bourgeoisie pétrolière va jouer ses propres cartes et tenter de tirer les marrons du feu à son profit. L’Arabie saoudite se satisfait par exemple de l’éviction des Frères musulmans égyptiens, mais la monarchie n’apprécie pas pour autant l’exemple répété de vastes mobilisations de rue renversant des gouvernements…

Les puissances occidentales se sont révélées incapables d’instaurer des transitions ordonnées sous leur contrôle ; le chaos l’emporte. Dans ce contexte, plus que par le passé, le schisme sunnite/chiite s’affirme dans l’espace régional ; mais lui aussi se heurte aux fondements sociaux des révoltes en cours et à la peur (oh combien fondée !) des dynamiques sectaires – des violences interreligieuses, intercommunautaires. La mémoire collective des dévoiements de la révolution iranienne ou de l’hyper-violence dans l’Algérie des années 1990s (pour ne donner que deux références) semble prévenir une partie de la population de la région contre les fondamentalismes et la manipulation de l’identité religieuse – à commencer par un secteur important de la population féminine.

Construire l’indépendance de classe, c’est évidemment refuser de se laisser instrumentaliser par un impérialisme, par une monarchie ou par la théocratie iranienne. C’est aussi définir sa politique en en commençant par la dynamique des luttes propres à chaque pays. La géopolitique vient après. Les contradictions internes sont premières, les manœuvres des puissances mondiales ou régionales sont secondes (ce qui ne veut pas dire sans importance).

Cet article a été publié sur http://www.europe-solidaire.org

Voir ci-dessus