Egypte: Qui est El Baradeï?
Par Mostafa Omar, Yassin Temlali le Mardi, 01 Février 2011 PDF Imprimer Envoyer

Plusieurs millions d'Egyptiens ont manifesté ce mardi 1er février et le pays a été paralysé par une grève générale pour exiger le départ - immédiat - du dictateur Moubarak. Après de nombreuses scènes de fraternisation entre les soldats et les manifestants ces derniers jours, l'armée a reconnu la légitimité des protestations et s'est engagée à ne pas les réprimer. Pendant ce temps, les pillages provoquent la création de comité d'autodéfense auto-organisés dans les quartiers. Tandis  que Moubarak tente désespérement de s'accrocher au pouvoir par des manoeuvres de la dernière heure, en complicité avec l'impérialisme qui cherche fébrilement une issue permettant de garantir ses intérets et limiter les dégâts, dans le camp de l'opposition, la figure d'El Baradeï semble dominante. Dans ce dossier, nous publions un article de Mostafa Omar, rédigé en juin 2010, expliquant qui est exactement El Baradeï et quel est son projet. Nous publions également un témoignage direct du Caire sur les comités d'autodéfense, et la déclaration d'une coalition des forces progressistes égyptiennes. (LCR-Web)

Qui est El Baradeï?

Après 30 ans de lois d'exception oppressantes et des conditions de vies se détériorant pour la majorité des gens, des millions d'Égyptiens s'enthousiasment devant la décision de Mohamed El Baradeï de défier le régime.

El Baradeï a vécu 40 ans en dehors du pays. Il a d'abord travaillé comme diplomate au service des Affaires étrangères égyptiennes puis à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) des Nations unies. Il est rentré en Égypte cette année pour lancer un mouvement revendiquant des réformes constitutionnelles et la fin des lois d'exception. Le 12 mars, 2.000 personnes ont désobéi aux avertissements des forces de sécurité en allant l'accueillir.

Quatre partis d'opposition, de la gauche à la droite du spectre politique, y compris les influents Frères musulmans, ont rejoint El Baradeï pour former l'Association nationale pour le changement (ANC). L'ANC a pour but d'obtenir des changements démocratiques dans la constitution qui garantiraient des élections libres sous la supervision d'un pouvoir judiciaire indépendant.

Pour l'instant, El Baradeï a refusé de rejoindre un parti politique - une condition pour pouvoir être candidat à la présidentielle selon la constitution actuelle. Il a d'ailleurs déclaré qu'il ne participerait pas aux présidentielles et a appelé au boycott des élections législatives si la constitution n'est pas préalablement amendée afin de permettre aux candidats indépendants de se présenter.

Des dizaines de milliers de sympathisants ont déjà signé des pétitions pour demander qu'il lui soit permis de se présenter comme indépendant. Des milliers de personnes ont aussi rejoint des groupes Facebook le pressant à se déclarer candidat ou bien se sont inscrites pour suivre ses commentaires sur les événements quotidiens sur Twitter.

Beaucoup de gens partout dans le pays ont affirmé leur soutien à l'ANC, dont des juges renommés, des syndicalistes indépendants, des avocats, des acteurs, artistes, chanteurs et écrivains. Des sections de l'ANC naissent dans de nombreuses villes. El Baradeï a aussi commencé à se présenter à ses sympathisants dans des meetings publics massifs.

D'où vient El Baradeï ?

El Baradeï est né dans une famille de la classe moyenne du Caire en 1942. Son père était un avocat renommé qui s'est souvent affronté aux derniers présidents, Gamel Abdel Nasser et Anwar El Sadat.

Il a rapidement quitté l'Égypte pour obtenir une licence en droit en Suisse puis à l'Université de New-York aux États-Unis. Il a travaillé comme diplomate égyptien de 1964 à 1984 pour ensuite rejoindre l'AIEA. Il est devenu directeur de l'AIEA en 1997 et l'est resté jusqu'en 2009.

Tandis qu'il était en fonction à l'AIEA, il a eu généralement une attitude amicale envers les intérêts internationaux des puissances nucléaires, dont les États-Unis. Il a aidé les États-Unis à empêcher plusieurs pays qu'ils considéraient comme « voyous », comme l'Iran, à acquérir des capacités nucléaires militaires mais aussi civiles.

Cependant, en 2002 et 2003, il a changé de ton en étant critique envers les allégations des États-Unis comme quoi l'Irak de Sadam Hussein détiendrait des « armes de destruction massive ». Lors d'auditions des Nations unies, il a essayé de montrer que les « preuves » que présentaient les États-Unis et leurs alliés démontrant les capacités nucléaires et chimiques de l'Irak étaient fausses.

Ce rôle qu'il a joué contre le dessein de Bush de déclarer la guerre à l'Irak lui a valu la colère de l'administration états-unienne mais également l'admiration de dizaines de millions de personnes dans le monde, y compris dans son pays d'origine, l'Égypte.

En 2005, il a reçu avec l'AIEA le prix Nobel de la paix, en grande partie grâce à son opposition à la guerre en Irak. Ce qui a aussi amélioré son statut personnel international et en Égypte où Moubarak est généralement vu comme un pantin du gouvernement états-unien.

En 2009, il a refusé un quatrième mandat à l'AIEA et a annoncé qu'il rentrerait en Égypte pour devenir un « catalyseur de changement démocratique et constitutionnel ».

Une situation sociale explosive

L'enthousiasme ressenti par de nombreux Égyptiens pour le retour de El Baradeï et son défi face au régime de Moubarak est le résultat d'années de déceptions et de souffrances. La société égyptienne bout de colère depuis plus de 10 ans. Il y a 2 ans le pays a subi un des cas les plus graves de la crise alimentaire mondiale. Les gens devaient se battre entre eux ainsi que contre le gouvernement pour s'assurer un peu de pain.

30 ans de politique néolibérale ont laissé plus de 40% des 80 millions d'habitants de l'Égypte en dessous du seuil de pauvreté. Beaucoup de travailleurs survivent avec 60 dollars par mois — dans un pays ou la plupart des économistes indépendants estiment que le minimum vital est d'au moins 220 dollars. Le chômage augmente — il est estimé à 20 à 25% chez les jeunes travailleurs. Les emplois dans les pays du Golfe — qui étaient autrefois une source de revenu pour les familles — ont presque disparus ces dernières années.

Le quotidien libéral Al-Masry Al-Youm fait régulièrement état d'histoires désolantes : des gens pauvres qui n'arrivent pas à se payer de la nourriture ; des fonctionnaires qui gagnent 30 dollars par mois mais dont le loyer seul est déjà de 20 dollars ; des veuves avec 2 ou 3 enfants qui reçoivent des pensions de 15 dollars par mois alors qu'un kilo de viande coûte 12 dollars ; des propriétaires d'usines et d'entreprises qui ferment et quittent le pays en laissant des milliers de travailleurs sur le carreau.

Cette pauvreté n'est pas due au manque de ressources ni d'infrastructures économiques. L'Égypte a de nombreuses sources de revenu, dont des réserves de gaz naturel, des mines, l'agriculture, l'industrie et un tourisme en pleine expansion. La pauvreté en Égypte est une fabrication sociale à 100%. Les élites ont pillés les travailleurs et les pauvres en leur payant des bas salaires et en limitant strictement les pensions et les autres allocations sociales.

Pendant ce temps, les riches continuent à montrer sans complexe leurs richesses exorbitantes et leur style de vie dispendieux à l'occidentale. Ils envoient leurs enfants dans l'élitiste Université américaine du Caire où le minerval coûte 12 000 $ l'année — quand ce n'est pas dans des universités occidentales. Les fêtes de marriage de la classe moyenne supérieure — même pas les plus riches — coûtent des dizaines de milliers de dollars, si pas des centaines de milliers.

De plus en plus, les dirigeants égyptiens vivent dans des communautés isolées et grillagées, protégées de la colère des masses par les lois d'urgence et la répression de Moubarak. Le régime protège les riches en emprisonnant, en torturant et en intimidant les activistes de l'opposition et les syndicalistes, y compris les membres modérés des Frères musulmans, les nationalistes arabes et les révolutionnaires socialistes. Les forces de sécurité brutalisent régulièrement des manifestants pacifiques et sont connues pour isoler les manifestantes pour les agresser sexuellement. Même les membres de l'opposition au parlement qui osent s'opposer sont attaqués.

Quel est son projet politique?

Les caméras des télévisions internationales ont été témoins de se déchaînement policier lorsque ce qu'on appelle l'Équipe de police Karate a battu 200 manifestants pacifiques qui ont tenté de marcher dans le centre du Caire pour exiger la démocratie.

Néanmoins, Moubarak a été obligé d'ouvrir un peu d'espace politique pour l'opposition ces dernières années quand il a autorisé en 2005 la première élection avec plusieurs candidats. Mais il a quand même utilisé cette élection pour affaiblir ses opposants. Son parti, le Parti démocratique national (PDN) et les forces de sécurité du gouvernement sont parvenus à truquer l'élection pour donner à Moubarak un résultat final de 87%. Après quoi, ils ont puni Ayman Nour, l'homme qui avait osé s'affronter à lui, en l'envoyant en prison pendant 4 ans pour… fraude électorale !

Cette fois cependant, l'amertume est bien plus grande. D'une part, Moubarak a fâché beaucoup de monde en présentant ouvertement son fils Gamal, un capitaliste millionaire devenu politicien, comme son successeur. Combiné avec la crise économique aiguë et la répression politique, cela a donné à la population une soif pour obtenir au moins un semblant de justice économique et sociale et de libertés politiques.

El Baradeï semble saisir ces réalités politiques et économiques. Lors d'interviews télévisées données après son retour en Égypte, il a présenté un système politique social-démocrate similaire à ce qu'on retrouve dans les pays scandinaves comme le meilleur moyen de développer le pays et d'atteindre la justice sociale. Il affirme régulièrement qu'il ne se voit pas en sauveur et qu'il voit la participation de la base, des gens ordinaires, comme la clé pour amener les réformes.

Dans un meeting public dans la ville ouvrière de province Mansoura dans la région du Centre du Delta, El Baradeï a déclaré devant 2.000 partisans « Si 80 millions d'Égyptiens décident d'exiger le changement, aucun pouvoir sur terre ne peut les arrêter. Si c'est le peuple qui dirige, nous réparerons le système éducatif, nous boirons de l'eau propre et nous aurons un système de santé de qualité ! »

El Baradaeï a touché les paysans pauvres et les travailleurs. Il rencontre les syndicalistes indépendants pour entendre leur griefs. Il soutient publiquement le droit de grève. Il soutient une nouvelle campagne des travailleurs pour forcer le gouvernement à établir un minimum salarial de 220 dollars. Le premier mai, il a appelé les travailleurs égyptiens à rejoindre l'ANC.

El Baradeï a également fait preuve de courage sur des questions sociales controversées. Il est, par exemple, très en avant pour soutenir la cause des chrétiens coptes qui forment 15% de la population et souffrent de discriminations systématiques dans le travail et dans l'enseignement. Moubarak présente sa dictature et ses lois d'exception comme la dernière ligne de défense face aux fondamentalistes musulmans qui sont souvent haineux et violents envers les coptes, en particulier dans le sud du pays. Mais le gouvernement maintient pourtant lui-même une discrimination institutionnelle contre les coptes.

El Baradeï a fait vœu de se battre pour obtenir une pleine citoyenneté pour les coptes et rappelle régulièrement le slogan de la révolution populaire contre la Grande-Bretagne de 1919 : « la religion est pour Dieu, le pays est à tout le monde ». Il insiste pour que le premier article de la constitution — qui dit que la Charia est la base de toute législation — soit abrogé pour assurer l'égalité entre musulmans et chrétiens.

Limites d'une rupture partielle avec le régime

Bien que El Baradeï soit critique du régime sur bien des questions, beaucoup de ses supporters les plus ardents exagèrent les différences entre ses positions et celles de Moubarak sur un certain nombre de questions politiques et économiques importantes. Ils le présentent comme un radical alors qu'il s'en défend lui-même.

Sur la question de la Palestine par exemple — une question brûlante en Égypte étant donné que Moubarak fourni du gaz bon marché à Israël et que, jusqu'il y a peu, il soutenait le blocus de la bande de Gaza —, sa position n'est pas très éloignée de celle du régime. Comme Moubarak il soutient un accord de paix avec Israël, tout en étant critique envers ce qu'il considère comme des excès et de l'arrogance d'Israël. « Il n'est pas vraiment soutenable de voir Israël doté d'armes nucléaires alors que tous les autres se soumettent au traité de non-prolifération » a-t-il dit au Sydney Morning Herald.

Mais ce n'est pas très éloigné des positions officielles de Moubarak. Les similitudes entre El Baradeï et le régime imposé à la Palestine le mettent en défaut avec la grande majorité de ses sympathisants qui sont contre une normalisation avec Israël.

Sur la question plus large de la domination états-unienne sur l'Égypte et le Moyen-Orient ou sur la politique économique néolibérale des États-Unis, El Baradeï est en faveur d'une relation particulière avec Washington et est en bons termes avec beaucoup de politiciens états-uniens.

Fondamentalement, El Baradeï tente de réunir une coalition modérée, populiste et réformiste qui pourrait canaliser la colère populaire pour aller vers un régime plus démocratique, tout en évitant toute confrontation violente avec l'actuel. Par exemple, bien qu'il soutienne formellement le droit de se rassembler et de manifester, il n'a personnellement encore rejoint aucune manifestation. Et l'ANC qu'il dirige n'appelle pas à une levée immédiate des lois d'exception. Il propose plutôt une période transitoire de 2 ou 3 ans afin de former une assemblée constitutionnelle pour écrire une nouvelle constitution.

Néanmoins, bien que ses positions soient assez modérées, il est un fait que le retour d'El Baradeï en Égypte a ravivé le débat politique dans le pays et redonné confiance aux activistes pour la démocratie et à un mouvement des travailleurs rajeuni pour avancer leurs propres revendications de manière plus militante.

Mostafa Omar

Publié sur socialistworker.org le 7 juin 2010 sour le titre « Un défi pour Moubarak ». Traduction française de Martin Laurent pour www.lcr-lagauche.be  Intertitres de la rédaction.


Reportage: Une nuit vigilante dans Le Caire assiégé par l’armée et les pillards

A la tombée de la nuit, alors que le commissariat brûle et que l’hôpital est défendu par les familles des malades, dans une cité de cadres cernée par « les quartiers populaires » et les pilleurs, le reporter de Maghreb Emergent s’est joint au comité de vigilance…

« Ne vous exposez pas au danger, le couvre-feu est en vigueur à compter de 16 heures », matraquent les médias gouvernementaux, mais personne n’en a cure dans cette Egypte complètement émancipée de la police, où même le trafic automobile est autogéré. A Guizé, à l’heure précise où ils devraient être rentrés chez eux, il y en a qui commencent à peine à passer le pont Tharwat près de l’Université bloqué par les automobilistes observant l’incendie du commissariat de Boulaq Al Daqrour en contrebas.

Dans ce quartier près de l’université, il semble y avoir trois catégories de nocturnes : la première est celle des passants et automobilistes attardés dont certains tentent probablement de rejoindre les manifestants au centre-ville, la deuxième est celle des pillards qui emportent tout ce qui pourrait avoir de la valeur, même le petite kiosque à tabac en métal rouillé à côté de l’hôpital d’El Boulaq, emporté sur une charrette après avoir été méthodiquement pillé la veille, la troisième catégorie est constituée par la majorité de la population qui défend les quartiers d’habitations et les commerces après avoir probablement pris part aux manifestations de la journée.

Pour se défendre : des cocktails Molotov avec des bouteilles de Pepsi

A Madinat al Mabouthine où habitent principalement des professeurs de l’Université du Caire, l’autodéfense s’organise dès l’entrée en vigueur du couvre-feu. Elle est rendue nécessaire par des rumeurs amplifiées de bouche à oreille de la participation de policiers aux vols et pillages. Mais aussi par la situation spécifique de cette cité, une des ultimes frontières du Caire middle class, cernée de « quartiers populaires » comme on aime à dire dans l’Egypte des classes moyennes pour évoquer une menace aussi lourde qu’indéterminée. Les grilles sont fermées et les gardiens, d’habitude presque somnolant le soir tombé, font nerveusement les cent pas. L’allée centrale est occupée par une trentaine d’habitants armés de gourdins, de machettes et de longs couteaux. D’autres renforcent la garde habituelle par une ronde sous les murs d’enceinte derrière lesquels le populeux quartier Saft El Laban où des comités de vigilance se sont également constitués regroupant hommes, femmes ou enfants pour faire face aux bandes armées.

S’ils ne sont pas déjà armés, les nouveaux arrivants sont dirigés vers un tas d’armes blanches faisant office d’armurerie. Sur un banc, une quinzaine de cocktails Molotov sont prêts à l’usage. Jusqu’à dix heures du soir, les fréquents passages de motocycles (moyen de déplacement préféré des cambrioleurs selon les dernières rumeurs) ne suffisent pas à inquiéter les riverains. Les discussions sont animées sur l’avenir de l’Egypte, devenue en l’espace de quelques jours un pays boudé par les tours operators et déconseillés par les agences d’évaluation des risques économiques. Les opinions sont contrastées mais pas antagoniques. Personne ici ne défend le droit de Hosni Moubarak de rester à son poste pour la trentième année consécutive.

« Pensez-vous qu’il va démissionner ? »

« Non, c’est un aviateur et les aviateurs sont réputés pour avoir les nerfs solides. Mais là, franchement il exagère, quel bloc de glace ! C’est comme s’il n’était pas au courant de ce qui se passe.»

L’échange est parfois interrompu par les observations de vénérables enseignants sur les dangers des cocktails Molotov pour leurs propres véhicules ou leur préparation « parce qu’ils sont confectionnés avec des bouteilles de Pepsi qui ne se brisent pas facilement lorsqu’elles percutent le sol ».

Inhabituelle collaboration de classes

Les nouvelles de la ville sont recueillies grâce aux téléphones mobiles (rétablis suite à l’intervention personnelle d’Hilary Clinton, ironise-t-on). Ce qui se passe ailleurs est plutôt rassurant : les jeunes, les shabab, contrôlent la situation, entend-on dire. Ils surveillent les immeubles et arrêtent les véhicules suspects. Une voisine raconte que son amie est rentrée toute seule de la place Tahrir après avoir manifesté et que, de quartier en quartier, une file invisible de jeunes mobilisés l’a escortée presque jusque chez elle. Les pillages semblent impossibles dans cette situation d’extrême vigilance.

Ils le semblent seulement car dans les alentours ils ont déjà commencé. Des bandes circulant à pied ou à moto déferlent sur la rue principale. Elles tentent de s’introduire dans l’hôpital d’El Boulaq qui a déjà eu à souffrir pendant des heures de l’épaisse fumée du commissariat incendié dans l’après-midi. Elles sont repoussées par des hommes agglutinés devant le portail, des parents de malades, dont l’attroupement se transforme vite en comité de défense.

« Piller un hôpital !», s’indigne-t-on.

«Oui même le centre national anti cancer a été attaqué ».

« Qu’y a-t-il à voler dans les hôpitaux ? »

« Tout peut être volé, j’ai vu moi-même un gars s’en aller avec une poubelle de la municipalité, ça pourrait toujours servir, disaient-ils ».

Les assaillants qu’on peut voir tout en étant protégé des regards par les arbres de ce paradis de verdure fermé par le pont du périphérique ne ressemblent pas aux personnages inquiétants des rumeurs colportées. Ils ne sont pas armés de Kalachnikovs ou de fusils semi-automatiques volés dans les armureries des commissariats. Certains sont trop jeunes pour être des policiers reconvertis dans la terreur urbaine afin d’offrir à Moubarak un prétexte pour s’accrocher à son trône. L’échec de l’attaque contre l’hôpital ne décourage pas les attaquants, revigorés par leur infinité et par le sentiment de se faire justice contre l’Etat ou contre plus riches qu’eux-mêmes. Les bruits qui s’entendent maintenant proviennent du côté est de la cité. Une école primaire fréquentée par des élèves des quartiers pauvres des alentours est envahie, vidée de ses chaises, de ses tables et de tout ce qu’ils peuvent emporter. Les vigiles de Madinat al Mabouthine observent, inquiets, des mouvements frénétiques dans les étages des bâtiments presque écrasés par le pont du périphérique qui passe à quelques mètres de ses fenêtres. Les chefs du comité rappellent les consignes : chacun doit rester à son poste. Mais l’on s’attarde à regarder les pillages dont on a tellement entendu parler sans jamais les voir d’aussi près.

Une autre école qui fait face à l’entrée ouest de la cité est aussitôt attaquée, mais les habitants des bâtiments voisins, des enseignants universitaires et des cadres, réagissent de peur d’être les victimes suivantes de cette débauche de violences. Certains tirent avec des armes à feu. Il est difficile pour le comité d’autodefense d’Al Mabouthine d’intervenir car cela suppose de franchir le portail et de se mettre à découvert dans une rue vide et hostile. Paradoxalement les coups de feu ont l’air de rassurer les vigiles. On ose sortir devant la grille principale. On salue une bande de jeunes gens armés de gourdins et de sabres qui s’en vont renforcer le comité formé devant l’hôpital. La collaboration de classes, facilitée par la communauté de destins devant le danger, n’est pas pour autant spontanée ou naturelle. On n’hésite pas à dire que la cité d’Al Maboutine a toujours été menacée par les alentours et que « cette révolution qui a commencé avec des gens comme vous et moi est devenue une révolution des vas-nu-pieds ».

« Comment l’Egypte a-t-elle pu en arriver là ? » Des soupirs répondent à la question.

La nomination du chef des services Omar Suleiman au poste de vice-président mettra-t-elle fin à la crise. Personne ne semble y croire. Certains estiment qu’il n’y a pas de solution en vue, le président s’accrochant à son siège et les manifestants à la place Tahrir.

Une Egypte qui ne se reconnaît plus

« Pourquoi les gens qui manifestent ne rentrent pas chez eux pour laisser l’armée faire son travail ? Ils pourraient bien réoccuper la rue dans la journée ! »

Les uns acquiescent, les autres rappellent qu’avant le couvre-feu, il n’y avait ni pillages ni pillards. Les désaccords n’empêchent pas une réelle unanimité sur le droit de manifester et surtout sur la nécessaire démission du président « afin d’éviter le pire ».

Les nouvelles d’un déploiement plus important de l’armée sont rapportées par un automobiliste qui mêle à sa satisfaction de l’approche des chars son indignation devant la poursuite du sit-in au centre-ville. Certains l’écoutent avec intérêt car c’est un inspecteur de police « informé ». D’autres se demandent « pourquoi il ne se joint pas à nous au lieu de gloser ».

Les radios des voitures sont allumées, on écoute les chaînes publiques qui insistent sur la « mobilisation citoyenne contre les hors-la-loi » et paraissent inclure dans cette catégorie les manifestants de la place Tahrir. Un bruit assourdissant attire les vigiles dans la grande rue.

« L’armée est arrivée Allah Akbar ! »

On oublie les consignes et on court pour la saluer. Les militaires juchés sur leur char repartent car, disent ils, ils ont reçu l’ordre de patrouiller dans le quartier non d’y stationner.

« Pourquoi ne restent ils pas ? »

« Parce qu’ils sont supposés protéger le pays pas uniquement l’appartement de tes parents ».

Les vigiles rassurés regagnent l’allée centrale. Ils s’éparpillent en petites grappes autour des voitures stationnées. L’un d’eux s’écrie : « Vous allez rentrer chez vous on dirait ! Vous pensez peut-être que ce char vous a libérés ? »

La nuit s’étendra, égale en bruits, sinon celui d’autres patrouilles blindées.

Le jour qui se lève annonce une autre journée particulière dans une Egypte qui ne se reconnaît plus et qui, comme le souligne cet ingénieur trop bien habillé pour l’heure matinale qu’il est, a vécu en quatre jours ce que la Tunisie a vécu en quatre semaines entières.

Yassin Temlali

Le Caire, lundi 31 janvier 2011 (20h31)


Le peuple veut la chute du régime pour la justice, la liberté et la dignité humaine !

Déclaration de la coalition des forces politiques démocratique et de gauche égyptiennes

Concitoyens, dans ces temps critiques et dans le contexte des tentatives par Moubarak pour faire avorter la révolution du peuple égyptien, nous appelons d’urgence tous les forces démocratiques d’Egypte à appuyer leurs revendications.

Celles-ci comprennent :

1) La démission immédiate de Moubarak de la présidence de la République

2) l’action pour la formation d’un nouveau gouvernement de transition composé de personnes respectées disposant de la confiance du peuple égyptien, à l’exception des personnes du parti au pouvoir actuel, à savoir l’ensemble de ces leaders et de ces figures . Une des premières décisions doit être la libération de l’ensemble des prisonniers politiques en Egypte.

Il s’agit aussi de prendre les décisions suivantes :

a) des procès équitables pour tous les responsables de la pauvreté, la faim et la torture b) rétablissement de toutes les libertés avec la possibilité de former librement des associations démocratiques

Jusqu’à la réalisation de ces revendications, nous appelons le peuple égyptien à :

i) annoncer une grève générale qui débute demain le dimanche 30 janvier ii) créer des comités populaires dans tous les quartiers du pays pour protéger les propriétés du peuple égyptien et les biens publiques et pour empêcher les tentatives des hommes de main du parti au pouvoir de diffamer et de porter atteinte à la révolution égyptienne et à son image dans le monde

Longue vie à la révolution du peuple égyptien ! Liberté pour le peuple ! Dévouement pour la nation !

Coalition des forces politiques démocratique et de gauche égyptiennes 29 Janvier 2011

Adresse : 1 Souq al Tawfiqyia Street, Fifth floor, Down Town, PO Box 11111 Ezbekya Cairo République Arabe d’Egypte

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