Ombres et lumières des apports de Kollontaï sur la libération des femmes
Par Jacqueline Heinen le Vendredi, 14 Septembre 2007

Au-delà de quelques admirables mesures révolutionnaires, et de quelques fortes pensées de Trotsky, quelle fut l'approche réelle des bolcheviks de la question de l'oppression des femmes ? Etudier l'oeuvre d'Alexandra Kollontaï, dans ce qu'elle a de révolutionnaire à son époque, et aussi dans ses limites, représente un des meilleurs moyens de répondre à cette question.

Alexandra Kollontaï : un nom que le mouvement féministe a rendu familier. Au début des années soixante-dix, pourtant, la plupart de ses écrits étaient inconnus du public français et de nombreux autres pays, faute d'avoir été traduits. L'œuvre de celle dont les livres d'histoire, à l'Occident, n'ont jamais fait mention qu'en tant que "première femme ambassadrice" et dont les théories avaient été soigneusement déformées, tronquées (et plus souvent encore "oubliées") (1) par les historiographes staliniens, commençait seulement à apparaître dans sa richesse et dans sa complexité. Dans ses contradictions aussi.

La publication des Conférences sur la libération des femmes - exposés des quatorze leçons dispensées par Kollontaï à l'université Sverdlov en 1921 et qui s'adressaient à des travailleuses et à des paysannes, membres ou proches sympathisantes du Parti bolchevik - a contribué à mieux faire connaître sa pensée, en particulier les positions qu'elle développait à cette époque-là (2).

1921, c'est l'année du IIIe Congrès de l'Internationale communiste dont les thèses marquent un tournant décisif dans l'orientation des partis communistes. Devant l'échec des grandes grèves en France, en Grande-Bretagne et en Italie, devant la défaite de la révolution allemande en mars de cette même année (éléments auxquels s'ajoute l'échec de l'Armée rouge devant Varsovie), la conviction commence à s'imposer, parmi les délégués au Congrès de l'Internationale communiste (I.C.) et dans les rangs bolcheviques, que les analyses antérieures tablant sur une montée révolutionnaire rapide à l'échelle des pays capitalistes péchaient par excès d'optimisme. Les partis communistes prennent alors conscience de l'importance, pour eux, de s'allier aux autres courants du mouvement ouvrier, en mettant en avant une "tactique de front unique".

1921, c'est également une année particulièrement difficile pour le Parti bolchevique, confronté à une crise économique sans précédent, et contraint, avec le recours à la "nouvelle économie politique" ( N.E.P.), de réviser les mesures de collectivisation et de socialisation mises en oeuvre précédemment (3).

1921, enfin, c'est l'année du soulèvement de Cronstadt et du vote, lors du Xe Congrès du Parti bolchevique, de la résolution interdisant la formation de toute tendance ou fraction internes au parti. Cette mesure vise avant tout l'Opposition ouvrière. Les dirigeants bolcheviques craignent que celle-ci ne mette en question la discipline interne et n'affaiblisse le parti, alors qu'il est confronté à l'effondrement de l'économie et au développe-ment de courants politiques hostiles à la direction révolutionnaire. Or Kollontaï avait apporté son soutien le plus entier aux thèses de l'Opposition: elle était même devenue l'un de ses principaux porte-parole en rédigeant une brochure destinée à diffuser largement les idées de ses initiateurs.

Au nom de la démocratie et du rôle que les travailleurs devaient jouer dans le contrôle de l'économie, Kollontaï et son groupe mettaient non seulement en cause l'absence de pouvoir de décision des syndicats, le rôle tout-puissant du parti et les tendances à la bureaucratisation qui en découlaient, mais ils rejetaient totalement l'orientation proposée sur le plan économique avec l'introduction de la N.E.P. C'est ce contexte-là qu'il faut avoir à l'esprit lorsqu'on aborde la lecture des conférences effectuées à l'université Sverdlov.

D'une part, certains accents surprenants dans la bouche de Kollontaï qui évoquent irrésistiblement une tendance au productivisme ne sauraient s'expliquer sans faire référence aux efforts de la direction bolchevique pour obtenir une augmentation de la productivité. Certains non-dits, d'autre part, le peu de place accordé aux thèmes de la sexualité et de la famille, chers au cœur de l'auteur de la Nouvelle Morale et la classe ouvrière, sont là pour montrer que, bien qu'oppositionnelle, Kollontaï jugeait de son devoir d'exposer les positions majoritaires du parti. Que son approche de la période reste marquée par un optimisme sans limites sur les perspectives de la révolution mondiale, on ne saurait s'en étonner: ces conférences eurent lieu d'avril à juin 1921, à la veille du IIIe Congrès de l'I.C., et nombreux étaient ceux, parmi les dirigeants bolcheviques, qui n'avaient pas encore mesuré l'ampleur du reflux marquant la lutte de la classe ouvrière au niveau international.

Le contenu de ces cours apparaît comme très significatif dans la mesure où ils abordent la plupart des problèmes relatifs à l'oppression et à l'exploitation spécifique des femmes tels qu'ils étaient débattus par le parti bolchevique, et où ils rendent compte de la richesse de la pensée de Kollontaï, ainsi que de ses connaissances historiques et anthropologiques sans égales au tout début du siècle (quelles que soient, au demeurant, les erreurs factuelles sur le plan historique, les imprécisions ou les interprétations douteuses que l'on peut y relever).

Malgré ses limites, et en dépit des critiques qu'on peut lui adresser à la lumière des recherches qui se sont développées dans le sillage du mouvement féministe, la démarche de Kollontaï, dans ces exposés, se distingue de la plupart des textes de l'époque par sa volonté de faire une analyse globale de l'oppression des femmes en système capitaliste, avant d'en venir aux tâches qu'elle fixe aux révolutionnaires. Tout en adhérant aux fondements de la théorie marxiste, elle développe un point de vue critique sur certains points, notamment à propos des thèses d'Engels pour qui l'origine de l'oppression est concomitante à celle de la famille et de la division de la société en classes.

Quel que soit le type de société étudiée, affirme-t-elle, le statut social des femmes est déterminé d'abord par le rôle qu'elles jouent dans la production (dans l'agriculture avant toute chose). "Beaucoup sont d'avis que l'état de servitude et d'infériorité de la femme est parallèle à l'introduction de la propriété privée. C'est faux ! Il est vrai que la propriété privée a impliqué la mise en tutelle de la femme, mais unique-ment là où, du fait de la division du travail, elle avait perdu son rôle dans la production. [...] Formellement, cela a représenté un tournant dans un processus au cours duquel la femme a peu à peu été coupée du travail productif. Mais cette évolution avait commencé à partir du communisme primitif."

Contrairement à Engels qui décrit le matriarcat comme une époque d' "âge d'or" pour les femmes, laissant entendre qu'il s'agit là d'une étape plus ou moins universelle dans le développement des sociétés, Kollontaï met l'accent sur l'inégalité du processus qui entraîne la domination du groupe des hommes sur le groupe des femmes (selon qu'il s'agit de tribus nomades ou sédentaires, chasseresses ou agricoles, selon l'environnement écologique, etc.). "Certains chercheurs se trompent lorsqu'ils voient l'origine de la perte définitive des droits de la femme dans les formes de mariage ; ce n'est pas la forme du mariage, mais avant tout le rôle économique des femmes qui les a amenées à leur situation de dépendance dans les tribus nomades de bergers." Alors qu'en Egypte les femmes gardent un certain nombre de droits et de privilèges, en raison même du rôle déterminant qu'elles jouent dans l'agriculture à une époque où la société est déjà divisée en castes et en classes, elle relève que, dans certaines sociétés pré-classistes, "la capture de la femme par une tribu étrangère signifiait bien évidemment une perte de ses droits égalitaires".

Qui ne verrait là les prémisses du débat qui, dans les années soixante-dix, occupa nombre d'anthropologues marxistes à propos de l'origine de l'oppression des femmes et de la période de transition s'étendant des sociétés de subsistance à la société de classe ?

Les contributions de Kollontaï ne s'arrêtent toutefois pas là. À propos du Moyen Âge, elle tente, par des exemples précis, de mettre en lumière la combinaison de facteurs déterminant le statut des femmes selon la classe à laquelle elles appartiennent et selon leur rôle dans la production. Évoquant la situation assez exceptionnelle des femmes artisanes qui dominaient professionnellement un certain nombre de guildes du XIIe au XIVe siècle, elle montre cependant en quoi leur indépendance économique relative ne s'accompagnait jamais d'une réelle égalité de droits face à l'homme au sein de la famille (même si leur sort pouvait paraître enviable aux femmes de la noblesse ou de la bourgeoisie marchande qui, elles, étaient totalement dépendantes de leur mari).

Dans les leçons où elle aborde les effets du développement capitaliste quant au rôle et au statut des femmes, Kollontaï insiste d'abord sur les conditions de travail atroces de la plupart des ouvrières, qu'elles travaillent à domicile ou en usine. Tout en évoquant les résistances des organisations du mouvement ouvrier à prendre en charge la défense de cette partie sur-exploitée du prolétariat, de même que les résistances de la plupart des femmes elles-mêmes à quitter leur foyer pour la manufacture, elle surestime visiblement les conséquences de l'entrée massive des femmes sur le marché du travail. Qu'il s'agisse de ses attentes concernant la prise en charge des fonctions traditionnelles de la famille par des institutions extérieures, de l'égalité de situation professionnelle entre hommes et femmes censée résulter de l'activité salariée de ces dernières, ou de la façon dont, pense-t-elle, les résistances mentionnées seront vaincues, Kollontaï fait preuve du plus bel optimisme.

"Un retour en arrière n'est plus possible. (...) Et qu'est-ce que la femme peut bien avoir à chercher dans la famille, quand une grande partie de ses fonctions traditionnelles sont depuis longtemps prises en charge par des institutions extérieures à cette même famille? [...] Les forces de travail sont redistribuées. Les hommes pénètrent des secteurs traditionnellement féminins et les femmes entrent dans des professions masculines. Cette redistribution a une seule et même cause: la mécanisation de la production. [...] Celle-ci conduit à la reconnaissance de l'égalité sociale de la femme et de l'homme."

Si elle dégage ici certaines tendances inhérentes au développement capitaliste, elle reprend surtout à son compte la prédiction de Marx et Engels d'une dissolution rapide de la famille comme conséquence de la croissance des forces productives. Vers le milieu du XIXe siècle, les journées de travail de quinze heures et plus des femmes et des enfants, s'accompagnant fréquemment du chômage des hommes qui restaient à la maison, les conditions d'habitation à huit ou dix dans la même pièce et l'absence de liens affectifs structurés par l'unité familiale apparaissaient comme autant de signes des transformations subies par l'institution familiale au sein du prolétariat. On peut donc comprendre que Marx et Engels, impressionnés par les conditions de vie du prolétariat des années 1840-1870, aient spéculé sur la prochaine disparition de la famille.

C'était toutefois ne pas voir que la bourgeoisie et le patronat avaient tout avantage au maintien de la famille pour assurer, aux coûts les plus bas, la reproduction de la force de travail. C'était ne pas voir l'importance de cette instance comme lieu privé de la socialisation des individus et de leur inculcation des valeurs dominantes assurant aux capitalistes une main-d'œuvre docile (esprit de propriété, de compétition, individualisme, etc.). C'était ne pas voir que la transformation de la cellule familiale d'unité de production en unité de consommation, avec la séparation qui en résulte entre travail d'une part et "vie privée" de l'autre, tendait à renforcer la domination des hommes sur les femmes. Enfin, c'était ne pas voir que la famille nucléaire prenait un caractère d'ultime refuge contre l'hostilité sociale aux yeux d'un prolétariat exploité et atomisé.

La manière dont Kollontaï aborde la question en 1921 n'en est que plus surprenante, et ses assertions apparaissent comme une attitude volontariste, une manière de vouloir imposer la théorie aux dépens de la réalité. Loin d'adopter un point de vue cri-tique à l'égard de la théorie marxiste, comme elle l'avait fait à propos de l'origine de l'oppression, elle en reste au schéma de ses prédécesseurs, offrant une description des faits fort éloignée de la réalité. Sans aucun doute, l'idéalisme qu'elle affiche à propos de l'évolution du statut social des femmes s'inscrit, de façon plus générale, dans la vision optimiste développée par la plupart des révolutionnaires durant la période qui suit la prise du pouvoir par les bolcheviks en URSS. Les illusions qui prévalent alors quant à l'issue de la lutte des travailleurs à l'échelle internationale expliquent pour beaucoup les raccourcis qui émaillent ses exposés.

FAIBLESSES DE L'ANALYSE SUR LA DIVISION SEXUELLE DU TRAVAIL

Cependant, et plus fondamentalement, ce qui ressort de la deuxième partie de ses exposés, c'est une incompréhension concernant la façon dont la division sociale du travail se combine avec une division des tâches entre hommes et femmes à tous les niveaux de la société. Elle ne voit pas que l'entrée massive des femmes dans la production ne supprime pas, dans les représentations comme dans les faits, la division traditionnelle entre sphère du travail domestique (assigné prioritairement aux femmes) et sphère du travail salarié (qui reste l'apanage des hommes).

L'activité salariée des travailleuses s'accompagne au contraire du maintien de leur rôle traditionnel au sein de la famille, et il en découle un renforcement, une institutionnalisation de la séparation entre sphère de production (l'usine) et sphère de reproduction (la famille), entre "vie publique" et "vie privée". Elle ignore également le fait que, loin de disparaître dans le travail salarié, les divisions entre hommes et femmes tendent au contraire à se renforcer, rejetant les femmes dans des tâches non qualifiées alors que les hommes ont accès aux postes de responsabilité ou à des travaux mieux payés.

Dès lors, cette faiblesse de l'analyse l'amène non seulement à sous-estimer une série de facteurs qui s'opposent à l'investissement des femmes dans la lutte pour surmonter ces inégalités, mais à faire l'impasse sur la question du temps qu'il faudra pour y parvenir. Cela ressort particulièrement des cinq dernières leçons de son cours où elle aborde la question des tâches des révolutionnaires et où elle met l'accent sur l'importance de la protection de la maternité et de la socialisation des tâches domestiques.

Si l'on ne peut qu'être d'accord avec le poids qu'elle accorde aux mesures concrètes permettant de jeter les bases de l'émancipation des femmes, on ne peut que s'étonner, en revanche, de la manière dont elle rend compte de la réalité en U..R.S.S. en cette année 1921. Certes, les lois décidées dès le début de la révolution par les bolcheviks pour assurer l'égalité des femmes et des hommes sur le plan légal est un fait sans précédent, qui instaure une situation sans comparaison avec les pays occidentaux (4). Mais tabler sur la législation écrite comme élément principal et quasi suffisant pour faire tomber dans la pratique les résistances au changement qui s'expriment chez les ouvriers et chez les paysans, c'est faire bon marché du poids de l'idéologie traditionnelle, des habitudes, des privilèges de fait qu'ils octroient aux hommes. Elle s'adresse à des femmes dont le parti entend faire des cadres, qui deviendront à leur tour des propagandistes, des agitatrices au service de la révolution socialiste.

On comprend donc que Kollontaï insiste sur tous les éléments positifs susceptibles d'aider les femmes à briser leurs chaînes domestiques afin de souligner combien cet aspect est décisif pour la construction d'un autre type de société. De là son insistance sur les mesures visant à protéger les femmes enceintes, sur la création de maisons de repos assurant à la mère le temps nécessaire pour se remettre physiquement après l'accouchement, sur la multiplication de crèches permettant aux femmes de participer aux activités productives, sur l'amélioration nécessaire des logements et sur la collectivisation de la vie quotidienne grâce à l'organisation de communes.

Néanmoins, divers éléments suscitent un malaise certain, à commencer par son interprétation idéaliste des faits et des chiffres. Elle souligne par exemple l'augmentation du pourcentage des ouvrières dans l'industrie (passé de 32  à 40  de 1914 à 1918) et de celui des femmes en général dans la main d'œuvre active (environ 30% en 1921) pour illustrer l'amélioration de la place des femmes dans la société soviétique. Mais alors qu'elle affirme par ailleurs que "la situation des paysannes n'a pas changé pour l'essentiel, car l'économie domestique continue à dominer dans la population agricole", elle omet de dire que les 90% des femmes actives dont elle parle sont précisément des paysannes.

De même, lorsqu'elle affirme que le salaire moyen dans l'industrie est quasiment égal entre hommes et femmes dans la région de Moscou, elle ne précise pas que ces chiffres ne portent que sur des secteurs typiquement féminins et ne rendent pas compte des inégalités dues à la faible présence des femmes dans les secteurs bien payés. Lorsqu'elle affirme, enfin, que le phénomène de la prostitution connaît un recul qui va s'accentuant, elle ferme visiblement les yeux sur les facteurs économiques (chômage, absence de qualification des femmes, crise du logement) faisant que, pour des milliers de femmes, la vente de leur corps reste le seul moyen de subsistance dont elles disposent lorsqu'elles n'ont pas de famille susceptible de les aider.

Ce tableau volontairement rosé de la situation est à mettre au compte de l'optimisme qui habite encore de nombreux cadres bolcheviques, à la veille du IIIe Congrès de l'I.C., et du refus spécifique de l'Opposition ouvrière de regarder les choses en face concernant les difficultés matérielles que rencontre le pays (ce n'est pas un hasard si Kollontaï aborde ce même thème de la prostitution de façon beaucoup plus réaliste à la fin de l'année 1921, lors d'une réunion nationale de déléguées des départements féminins, dans un contexte où plus personne ne peut ignorer l'ampleur de la crise économique).

Une autre chose qui surprend dans les arguments avancés par Kollontaï pour convaincre ses auditrices est l'insistance mise sur la question de la productivité et quasiment sur elle seule pour justifier les mesures à prendre en faveur de la libération des femmes. Pour elle, il s'agit de décharger les femmes de leurs fardeaux de ménagères et d'éducatrices afin qu'elles soient à même de "mieux participera la bataille pour l'augmentation de la production". De même, il s'agit de lutter contre la prostitution, avant tout parce que les prostituées doivent être considérées comme des "désertrices de la production" (tout comme les femmes mariées inactives, d'ailleurs, qui ne sont rien d'autre à ses yeux que des prostituées d'un autre genre). Les communes, pour leur part, sont envisagées d'abord comme un moyen pour les individus de vivre mieux et plus économiquement (beaucoup de ménages privés ne bénéficiant pas de l'eau chaude et de l'électricité).

On ne peut que s'étonner de voir Kollontaï accorder aussi peu de poids, dans ses exposés, à la question des rapports affectifs et sexuels, à la lutte quotidienne pour imposer un autre type de relations entre les individus. C'est un discours nettement réducteur dans la bouche de celle qui, en d'autres temps, avait consacré une si grande part de son énergie à tenter de convaincre les directions du mouvement ouvrier de l'importance de tels changements pour que les femmes brisent leur carcan, pour qu'elles puissent sortir de leur isolement et s'engager pleinement dans la lutte en faveur de l'émancipation des opprimés.

Enfin, sa façon d'aborder le problème de la division du travail et de la division des rôles, et les solutions qu'elle propose, ne laissent pas de surprendre. Autant, dans ses premières leçons, elle insistait sur le fait que la division sociale du travail est à l'origine des inégalités et de l'oppression des femmes (y compris dans les sociétés préclassistes), autant elle fait l'impasse sur la façon dont cette division s'est consolidée tout au long du développement du système capitaliste, s'exprimant à tous les niveaux de l'organisation sociale, et sur les problèmes que cela pose au lendemain de la révolution. Elle semble raisonner comme si des mesures de type purement économique pouvaient remettre en cause la division des rôles qui s'effectue entre hommes et femmes à propos des mille et une tâches quotidiennes qui ne pourront jamais être totalement socialisées (depuis les tâches domestiques que chaque individu devrait effectuer pour lui-même jusqu'aux soins ou à l'attention apportés aux enfants lorsqu'ils sont avec leurs parents).

L'association que fait Kollontaï entre "l'instinct maternel inné des femmes" et leur rôle "de mère et d'éducatrice" sous-tend, semble-t-il, le fait qu'elle ne s'interroge pas sérieusement sur la division des tâches telle qu'elle existe alors, ainsi quand elle évoque, à propos de la société future, les travaux de nettoyage des communes qui "seront effectués par des femmes de ménage salariées" ou qu'elle revendique exclusivement le contrôle des institutions s'occupant des enfants "par les mères elles-mêmes, car ces dernières doivent participer régulièrement aux activités des jardins d'enfants".

Il ne s'agit pas là de formulations imprécises dues au caractère oral de l'exposé, car il ressort des conclusions de son cours qu'elle accepte un certain type de division des tâches non seulement à court terme, pour des raisons économiques impératives, mais aussi à long terme dans la mesure où elle parle d'une "division naturelle du travail". Le fait, selon elle, que les femmes aient eu tendance à s'investir jusque-là dans des tâches proches de leurs préoccupations quotidiennes en tant que mères et ménagères (dans le domaine social, l'éducation, l'organisation des cantines, le secteur de la santé, etc.) n'a rien de négatif. "Cela ne fractionne pas le prolétariat en deux selon les sexes, mais conduit au contraire à un renforcement des initiatives dans les divers domaines sociaux tout à fait normal et acceptable."

Cette appréciation est si peu limitée à l'immédiat qu'elle ajoute "Une planification sérieuse en Russie soviétique doit au contraire tenir compte des capacités morales et physiques des femmes et distribuer les différentes tâches entre les sexes de manière à ce que le plan soit le mieux à même de servir les intérêts collectifs."

Pour éviter toute lecture anachronique de ces propos, il importe de rappeler qu'à l'époque, la mécanisation du travail était encore peu développée (pour ne rien dire de l'automatisation) et que la plupart des tâches manuelles considérées comme "masculines" étaient des travaux de force exercés durant de longues journées, ce qui rendait délicat d'en revendiquer l'accès pour les femmes. Soulignons néanmoins qu'il n'est guère question, dans ces exposés, de mesures susceptibles de remettre en question un certain "ordre des choses", s'appuyant sur la division sexuelle du travail et sur l'assignation de rôles différenciés aux hommes et aux femmes.

Ces conférences mettent par ailleurs en évidence les limites des analyses qui pouvaient être faites au début du siècle sur un certain nombre de points, compte tenu de ce qu'était alors le mouvement ouvrier, de ses expériences et du contexte social et politique général. L'absence de moyens contraceptifs, par exemple, tout comme le faible nombre de femmes qualifiées ayant pénétré dans les secteurs de travail "masculins", ou l'absence d'organisations d'envergure liées à la classe ouvrière qui défendent un point de vue féministe, sont autant d'éléments à prendre en considération et qui expliquent en partie certaines faiblesses dans l'analyse de Kollontaï, comme celle qui vient d'être évoquée à propos de la division du travail sur des bases de sexe (5).

Il faut tenir compte, en outre, de sa situation personnelle en 1921, et notamment de l'isolement qu'elle avait connu dans la bataille menée depuis quinze ans, au sein de la social-démocratie d'abord, du Parti bolchevique ensuite. Autant de facteurs qui doivent peser dans l'appréciation des propos qu'elle tient lors de ces cours à l'université Sverdlov, et des silences qu'elle observe sur certains points - au premier chef sur tout ce qui a trait à la sexualité.

POINT DE VUE PRÉCURSEUR SUR LE THÈME DE LA SEXUALITÉ

Si l'on se rapporte à l'ensemble de l'œuvre connue de Kollontaï, ce sont pourtant ses textes sur la sexualité, sur la famille et sur la "nouvelle morale" qui frappent par leur originalité, en comparaison de la plupart des écrits du début du siècle. Certes, ses préoccupations fondamentales vont tout autant à la question de la situation des femmes travailleuses et aux problèmes économiques auxquels elles sont confrontées, comme cela ressort clairement des Fondements sociaux de la question femme, publiés en 1909 (6), ou de l'Histoire du mouvement des femmes travailleuses en Russie, publiée en 1920 (7).

Le point nodal de ces écrits est de montrer en quoi les problèmes de l'émancipation et de la libération des femmes se posent en des termes fort différents selon qu'elles sont issues de la classe ouvrière ou de la bourgeoisie. Une approche que l'on retrouve dans de très nombreux autres textes, articles ou brochures dont Kollontaï est l'auteur. Ces idées sont développées à l'époque par la plupart de celles qui se sont illustrées, au sein du mouvement ouvrier, dans la lutte contre l'exploitation et l'oppression des femmes. Clara Zetkin, en Allemagne, Louise Colliard, en France, la Kuliscioff, en Italie, Sylvia Pankhurst, en Grande-Bretagne, Margarita Nelken, en Espagne: autant de noms qui nous rappellent que, bien qu'isolée, aucune d'elles n'était seule à défendre un point de vue féministe (quand bien même la plupart d'entre elles rejetaient alors ce terme avec horreur) et à se battre pour que leurs partis respectifs prennent au sérieux les problèmes qu'elles posaient. Sur le thème de la sexualité et de la morale cependant, Kollontaï est l'une des seules à ouvrir la voie à des réflexions d'un type vraiment nouveau.

Quand on relit aujourd'hui la Nouvelle Morale de la classe ouvrière datant de 1918 (8), où elle aborde ces problèmes d'un point de vue théorique, ou le cycle de nouvelles romanesques que sont l'Amour des trois générations, les Sœurs ou l'Amour libre datant de 19239, on est parfois gêné par le vocabulaire employé, la tonalité un peu niaise de certaines scènes. Il n'en reste pas moins que les lecteurs et lectrices de la fin du XXe siècle que nous sommes se sentent très concerné(e)s par les problèmes de fond que pose Kollontaï à propos de l'amour et de la vie en couple. Les relations affectives viciées par la dépendance économique, la difficulté à respecter la liberté de l'autre dans tous les domaines, la possessivité et la jalousie, le mépris de la plupart des hommes à l'égard des femmes, leur refus de voir en elles un individu autonome sont autant d'attitudes que Kollontaï exprime très justement dans son analyse ou qu'elle saisit sur le vif dans certaines scènes de ses romans. On sent qu'elle y investit une expérience personnelle à la fois riche et douloureuse.

Le souvenir de son expérience avec son premier mari, épousé par amour à vingt ans contre l'avis de sa famille, et qu'elle quitta quelques années plus tard pour se consacrer à ses études, transparaît dans plus d'une page, tout comme la réminiscence des diverses relations affectives, souvent passionnées, mais presque toujours insatisfaisantes, qu'elle eut durant ses années d'exil. La silhouette de Dybenko, l'un des héros de la Baltique, le "camarade" de dix-sept ans son cadet, qu'elle épousa selon la nouvelle loi en 1918 et qu'elle quitta quatre ans plus tard, semble se profiler, elle aussi, derrière plusieurs des personnages masculins qui apparaissent dans ces textes. Ce n'est pas la différence d'âge qui les a conduits à des dissensions telles qu'elle décide de rompre, mais des divergences dans la conception de leurs rôles respectifs. "Je ne suis pas l'épouse qu'il te faut, lui écrit-elle, mais je suis un individu avant d'être une femme". Dans son autobiographie rédigée en 1926, elle affirme: "Toujours et encore, l'homme tente de nous imposer son ego et de nous sou-mettre entièrement à ses buts."

Elle est donc consciente, sur le plan personnel, de cette division des rôles qui mine les relations affectives dans le couple et rend la femme dépendante de l'homme. Quelles sont les voies, cependant, qu'elle indique aux femmes pour lutter contre cette domination ?

On ne peut dire qu'à l'amour traditionnel elle oppose un schéma libéral, même si nombre de ses exemples ont trait à la situation de femmes privilégiées par leur éducation. Elle se gausse au contraire des théories sur "l'union libre" développées par les féministes bourgeoises, qu'elles soient de droite ou de gauche, en montrant que les femmes de la classe ouvrière n'ont pas les moyens, n'ont pas le temps, n'ont pas la liberté d'esprit nécessaires pour vivre des relations affectives "libres" en dehors de celles qu'elles peuvent avoir dans leur foyer (quand elles en ont un). Pour elle, les bourgeoises seront toujours les ennemies des femmes de la classe ouvrière. Seules des transformations économiques radicales permettront à ces dernières de voir s'amorcer leur libération. Il faut donc qu'elles fassent confiance à leurs frères de classe.

Un certain nombre d'entre elles donnent l'exemple en décidant de rester célibataires pour éviter de tomber sous la coupe d'un homme, et décident de faire passer leur travail avant leurs problèmes personnels. Elles donnent ainsi une idée de ce que sera l'existence des femmes lorsqu'elles se seront libérées des vieilles mentalités et que "l'idéologie prolétarienne" (à laquelle Kollontaï fait référence dans plusieurs textes) aura vaincu les schémas bourgeois fondés sur l'égoïsme, l'individualisme et la possessivité.

Ce qui nous frappe aujourd'hui, c'est l'aspect individuel de ce type de réponse. Il semble qu'en dehors d'une très petite minorité, la majorité des femmes doive non seulement attendre des lendemains meilleurs pour voir se briser leurs chaînes, mais qu'en outre ce sera à chacune d'entre elle de trouver le chemin de sa libération en ce qui concerne ses rapports sexuels et affectifs. De prise de conscience collective, de regroupement des femmes pour tenter de trouver une solution, il n'est apparemment pas question.

À PROPOS DE L'ORGANISATION AUTONOME DES FEMMES...

La question de l'organisation des femmes entre elles, de leur besoin de parler, d'échanger leurs expériences, de prendre confiance dans leurs moyens, Kollontaï l'a pourtant posée à plusieurs reprises dans son existence. Moins dans ses textes que dans les faits. Dans la bataille qu'elle mena, par exemple, dès 1906, pour faire admettre au parti la nécessité d'organiser des clubs d'ouvrières à Saint-Pétersbourg. Les hommes y étaient admis, mais la direction des clubs était entre les seules mains des ouvrières.

Son idée de former un Bureau des femmes travailleuses, comme organe interne au parti, se heurtait à une très forte opposition de la part de la direction (alors dominée par les mencheviks). Refus de leur accorder les salles pour qu'elles puissent tenir leurs réunions, portes closes sur lesquelles elles trouvaient des petits mots du genre: "La réunion non mixte des femmes a été annulée; demain, il y aura une réunion non mixte d'hommes "... Tel était le genre de tracasseries et de plaisanteries douteuses auxquelles les militantes se trouvaient en butte.

L'ambiguïté du statut de ces réunions est par ailleurs illustrée dans le fait que Kollontaï se défendra toujours, dans les textes, d'avoir voulu créer des structures autonomes du parti - tout en admettant qu'elles l'étaient la plupart du temps dans les faits, compte tenu de leur isolement et de leur non reconnaissance par la direction. Ses affirmations réitérées concernant l'orthodoxie de telles réunions qui s'inscrivaient dans la conception d'un parti uni et centralisé, s'accompagnaient cependant de l'exigence contradictoire: "Maintenir la séparation et l'autonomie de l'agitation parmi les femmes de la classe ouvrière" (souligné par l'auteur).

Il faut dire qu'à l'époque la notion de "centralisme démocratique" était loin d'être une théorie achevée pour les membres des partis sociaux-démocrates, pas plus que n'était close la question de savoir jusqu'à quel point la révolution russe allait correspondre au modèle classique de la révolution bourgeoise ou non. La polémique interne qui se développa en 1908 à propos de la participation ou non des clubs d'ouvrières à la première Conférence non mixte de femmes appelée par des femmes de la bourgeoisie, recoupe d'ailleurs ce dernier débat. Plus qu'un rejet de la forme non mixte de cette initiative, l'opposition farouche d'une aile du parti à ce que les militantes ouvrières y prennent part venait du refus déterminé de leur part de toute collaboration avec l'aile gauche de la bourgeoisie dans le cadre de la Douma (le "parlement" convoqué par le tsar). Ceux qui se montraient favorables à une telle participation défendaient le plus souvent les positions de l'aile droite du parti, en faveur d'une politique de coopération et d'une collaboration avec certains "éléments bourgeois".(10)

Le succès de l'intervention des travailleuses dans ce Congrès, où elles représentaient à peine 10% des délégués, mais où elles ne manquèrent pas de développer leurs positions, eut un certain impact sur de nombreuses femmes prolétariennes, vu la publicité donnée à cette conférence. Cela ne fut pas suffisant pour faire changer d'idée tous ceux pour qui "groupe de femmes" signifiait "organisation bourgeoise". Les idées de la majorité des bolcheviks sur la question de l'oppression des femmes et des tâches que cela impliquait pour le parti étaient en effet tout sauf claires : la crainte que toute activité ou initiative prise par les militantes ne soient entachée d'influences bourgeoises domina jusqu'en 1917 et au-delà.

Les hommes n'étaient pas les seuls à faire preuve de suspicion, loin de là, comme cela ressort des débats qui traversèrent les rangs de la direction bolchevique au moment de la révolution d'Octobre. Après avoir décidé, en octobre 1917, de remettre sur pied le "Bureau" qui avait existé dix ans plus tôt, la direction du parti se rendit compte qu'un simple organe "pour l'agitation parmi les femmes de paysans et de soldats" n'était pas suffisant. Le succès de la première Conférence panrusse des femmes travailleuses et paysannes qui rassembla plus de mille déléguées finit par vaincre les résistances de ceux et de celles qui, comme Samoïlova, étaient encore des plus hostiles en 1917 à l'idée de créer des organes spécifiques pour l'intervention parmi les femmes.

Mais il fallut plus d'un an encore avant que les commissions qui avaient vu le jour après la Conférence, définies alors comme de simples appareils techniques chargés d'appliquer les décisions du comité central, ne se transforment en départements (Genotdel) dont la tâche était d'organiser localement des femmes non-membres du parti, afin de les instruire de leurs droits et de gagner leur collaboration à la construction de l'État socialiste. Leur fonctionnement était cependant loin d'être homogène, quand bien même la mesure fut prise d'intégrer des représentantes des Genotdel dans tous les comités du parti. L'importance et l'impact de leur intervention dé-pendait largement de l'attitude des directions locales à leur égard.

Quoi qu'il en soit, l'éventualité de créer une organisation autonome des femmes en dehors du parti ne fut jamais abordée. Les résistances que rencontraient les femmes à participer à ces groupes, les menaces de maris hostiles à l'idée de voir leurs femmes "faire de la politique" n'ébranla, semble-t-il, jamais la conviction de la plupart des bolcheviks que l'engagement des travailleuses et des paysannes dans la vie sociale dépendait des modifications économiques que l'État soviétique serait capable d'achever, et que les structures organisationnelles spécifiques étaient tout à fait secondaires. L'approfondissement de la crise économique et le recours à la N.E.P. en 1921 s'accompagnèrent d'ailleurs d'un déclin évident de l'activité des Genotdel, sans réaction de la part des directions.

Ce qu'il importe de souligner ici, c'est l'attitude extrêmement défensive que Kollontaï adopte dans la plupart de ses textes sur ce point. Depuis les Fondements sociaux de la question femme en 1909, où elle laisse entendre que le Parti social-démocrate a compris l'importance de la lutte à mener contre l'oppression spécifique des femmes et où elle ironise en conséquence sur les solutions organisationnelles proposées par les féministes bourgeoises, jusqu'aux cours de l'université Sverdiov où elle est totalement silencieuse à ce propos, elle révèle ses hésitations à engager la polémique là-dessus face aux résistances de la direction du parti. Pourtant, les descriptions qu'elle donne de l'attitude des militants sociaux-démocrates allemands dans les récits qui forment la trame de Autour de l'Europe des travailleurs, rédigés en 1912, sont tout sauf tendres à leur égard.

Le refus des dirigeants locaux de la prendre au sérieux lorsqu'elle vient faire une conférence sur la question des femmes dans telle ou telle localité, le terrorisme exercé par les militants pour tenter d'empêcher leurs épouses d'assister à ces réunions sont là pour montrer qu'elle est parfaitement consciente des difficultés que rencontrent les femmes à s'organiser politiquement. En 1913, dans les Femmes travailleuses luttent pour leurs droits, elle aborde même le problème d'un point de vue différent: elle y défend la nécessité de structures autonomes et refuse de considérer qu'il s'agit là d'un problème purement tactique. À cette époque, il lui apparaît que de telles structures seront décisives pour l'entrée en lutte de la plupart des femmes. Mais ce que signifie pour elle "organisation séparée ou autonome" n'est jamais très clair, et les diverses résolutions votées par le P.S.D. ou par les bolcheviks avant et après la révolution ne clarifient rien en la matière.

On ne sait jamais très bien s'il s'agit de structures purement internes au parti ou d'organes ouverts à des femmes non communistes, et quel est en conséquence leur objectif principal. Il faut ajouter que le sectarisme des communistes vis-à-vis des socialistes au lendemain de la révolution ne fait qu'obscurcir davantage le problème. Ce n'est qu'en 1921 que les bolcheviks commenceront à parler de front unique ouvrier et, jusque-là, il semble sous-entendu que toutes les femmes participant aux réunions organisées par les Genotdel sont potentiellement communistes.

La question d'un mouvement autonome regroupant des femmes de diverses tendances politiques ou non organisées ne pouvait donc pas être posée. Quelle que soit la pratique locale en ce qui concerne les réunions de femmes, Kollontaï, pas plus que les autres dirigeants, ne propose d'approche qui permettrait de faire face au problème de l'isolement des femmes au moment où s'amorce un reflux sur le plan politique et où le gouvernement soviétique est confronté à des difficultés économiques telles qu'elles minent tous les aspects du travail des révolutionnaires, à commencer par le travail en direction des femmes.

Si Kollontaï ne tire pas à ce moment-là les conclusions qui auraient pu s'imposer au vu du très grand écho rencontré par les départements féminins (en 1921, ils comprennent six mille délégués représentant trois millions de femmes), cela tient notamment au contexte général, tant économique que politique. Il faut tenir compte, en effet, des priorités économiques décrétées pour la construction du nouvel État soviétique au lendemain de la révolution. Priorités pleinement assumées par une Kollontaï qui se retrouve pour un temps à la tête du Département de la santé publique et ne peut qu'être sensibilisée à la misère, particulièrement criante en cette période. Mais il faut tenir compte aussi de l'incapacité du parti à reconnaître l'importance de la lutte pour la libération des femmes (avec les tâches qui en découlent) et, partant, des difficultés rencontrées par celles qui, comme Kollontaï, tentent de faire progresser la réflexion à ce sujet.

Mais cette explication n'est pas suffisante. La sous-estimation relevée plus haut dans les écrits de Kollontaï à propos de la division sexuelle du travail et de la division des rôles paraît au moins aussi importante pour expliquer qu'elle ait fait l'impasse sur la question de l'organisation autonome des femmes. Le fait qu'elle n'aborde jamais de manière précise la façon dont cette division opère à tous les moments de la vie d'une femme, dans ses descriptions de la condition des travailleuses, l'amène à ne pas comprendre combien la lutte contre cet aspect-là de l'oppression des femmes est décisive pour leur permettre de sortir de leur isolement (et de leur passivité, comme le dit souvent Kollontaï).

Elle n'aborde la plupart du temps la question de la division sociale du travail qu'en termes de division entre travail domestique non salarié et travail salarié à l'extérieur. Les divisions entre hommes et femmes dans le travail salarié, les différences de postes et de qualifications, elle n'en parle presque pas, ou c'est pour dire qu'elles sont sur le point d'être dépassées. Bien sûr, elle évoque dans ses récits la tendance qu'ont les femmes à se comporter en femmes soumises et à intérioriser, même quand ce sont des militantes révolutionnaires, les schémas traditionnels sur leur rôle de femme-objet, considérant comme normal de n'avoir ni la même éducation ni les mêmes responsabilités que les hommes. Elle montre aussi, par des exemples concrets, comment s'exprime le sexisme des hommes, leurs attitudes dominatrices. Mais elle n'en tire aucune conclusion quant aux changements qui pourraient intervenir dans les relations hommes-femmes à partir d'une lutte collective.

Par une série de détails dans ses textes, on peut même conclure, comme cela ressort de ses conférences de l'université Sverdlov, qu'elle ne remet pas en cause certains aspects de la division des tâches, en particulier en ce qui concerne les mil-le et un gestes quotidiens qui alourdissent les rapports dans la vie domestique. Combien de fois ne s'écrie-t-elle pas, au détour d'une phrase, faisant allusion au poids que représente pour la femme le souci de s'occuper des enfants ou de recoudre un bouton: "Les hommes, eux, ont de la chance, ils n'ont pas besoin de s'occuper de telles choses !" Ce type de considérations revient de manière constante, dans ses écrits, depuis ceux des années 1910 jusqu'à ceux de la fin des années vingt.

Comme on l'a vu, elle s'appuie sur la confiance qu'elle a dans la construction d'une société différente et d'un monde meilleur pour assurer a libération des femmes, et elle insiste à juste titre sur les mesures économiques élémentaires sans lesquelles aucun changement ne sera possible. Mais ce qu'elle ne paraît pas voir, c'est l'ampleur et la durée de la bataille à mener pour imposer de telles mesures. La priorité à donner aux investissements pour multiplier les crèches, ouvrir des laveries et des restaurants déchargeant les femmes de leurs tâches domestiques ne va pas de soi dans une période où la majorité de la population a faim, où les besoins les plus élémentaires ne sont pas remplis.

Non seulement cela ne va pas de soi, mais cela peut s'avérer concrètement impossible pour un temps. Et même lorsque la situation n'est pas aussi dramatique, les préoccupations prioritaires de ceux qui dirigent les instances de décision du parti et du gouvernement (et il se trouve précisément que les deux choses sont confondues à partir de 1917) ne vont générale-ment pas dans le sens de favoriser ce type d'investissements sociaux dans la répartition des sommes dont ils disposent.

Les illusions qu'elle développe à propos de l'évolution de la mentalité des prolétaires expliquent, il est vrai, qu'elle n'ait pas vu clairement ce problème. De 1909 à 1918, et de manière répétée, elle développe l'idée que l'ouvrier est moins possessif que le bourgeois ou le petit-bourgeois vis-à-vis de sa femme parce que ce ne sont pas des liens économiques qui les attachent l'un à l'autre (le problème de l'héritage, de la descendance et de la pureté de la femme n'entrant donc pas en jeu dans leur relation). Elle en conclut qu'il ne "peut pas y avoir de conflits aigus entre la psychologie en formation de la femme nouvelle et l'idéologie de la classe ouvrière". C'est faire bon marché de l'importance du travail domestique, du rôle économique qu'il joue et de la façon subtile dont il modèle les rapports au sein de la famille.

Kollontaï passe à côté de ce problème durant toute la période où elle joue un rôle prépondérant dans l'organisation des femmes en Russie. Le poids de la réalité se chargera de la faire évoluer dans ses considérations. Dans l'une de ses nouvelles de 1923, elle souligne en effet que l'homme est en retard dans sa prise de conscience et " qu'il considère toujours la femme, soit comme un "moyen agréable" d'assouvir les besoins de sa chair, soit comme son ombre légitime et fidèle, son épouse". Le conflit est donc inévitable, dit-elle. Mais en 1923, elle n'est plus en Russie. Elle a accepté, dès 1922, un poste de diplomate en Norvège - en partie pour ne pas s'opposer frontalement à la direction du parti dont elle ne partage plus les vues depuis son adhésion à l'Opposition ouvrière. Sa capacité à influer sur le débat en cours est donc plus que limitée.

Sa participation à la vie politique se réduit dès lors à quelques interventions ponctuelles concernant le statut des femmes, notamment lors du débat sur la modification de la loi sur le mariage en 1926 (11) partir de 1922, les positions quelle avait développées durant près de quinze ans sans rencontrer de résistance ouverte ni théorisée vont se voir attaquées systématiquement dans la presse bolchevique par les idéologues rétrogrades (tel Zaïkind) qui commencent à imposer leurs vues à une direction de plus en plus sous la coupe de Staline, et le débat sur la nécessité d'une organisation autonome des femmes tourne court.

Le départ de Kollontaï en 1922 et son refus d'une confrontation directe sont d'ailleurs assez représentatifs de l'attitude qu'elle adopte à plusieurs re-prises lorsqu'elle se trouve en conflit avec la direction bolchevique sur la question des femmes - alors même que, sur d'autres points, elle fait au contraire preuve de beaucoup d'indépendance politique. En 1914, au moment du vote des crédits de guerre, elle se désolidarise immédiatement de la direction social-démocrate allemande et elle engage un travail de propagande à contre-courant. Elle est aussi la seule à soutenir Lénine au moment où il s'oppose à l'orientation adoptée par la direction bolchevique à son retour en Russie en avril 1917. Enfin, elle n'hésite pas à mener bataille contre la décision des dirigeants bolcheviques de signer le traité de Brest-Litovsk et elle apporte son soutien aux thèses de l'Opposition ouvrière, critiquant le cours adopté par le parti.

Mais lorsqu'elle se trouve en désaccord avec les autres dirigeants à propos de la question des femmes, elle bat en retraite beaucoup plus vite, ce qui peut se comprendre: dans un domaine où il y a peu d'acquis, tant du point de vue de la théorie que de la pratique, il est plus difficile à Kollontaï, souvent en butte à la dérision et à l'hostilité, y compris de la part des autres dirigeantes femmes du parti, de faire référence à d'autres expériences pour fonder ses arguments et pour faire valoir son point de vue.

A cela s'ajoute un autre élément, semble-t-il. C'est la difficulté qu'éprouve Kollontaï de manière assez constante à mettre en relation la question de l'oppression des femmes avec les enjeux politiques d'ensemble. On le voit en 1908, lors du débat à propos des clubs d'ouvrières et de leur participation à la conférence organisée par les femmes bourgeoises.  Kollontaï fait peu de cas alors, c'est du moins ce qui ressort de ses commentaires, des clivages qui traversent le parti, opposant les bolcheviks à l'aile droite. Par ailleurs, elle ne dit pas un mot sur la question des femmes dans la brochure qu'elle rédige pour défendre les positions de l'Opposition ouvrière (dont les objectifs " concrets " sur le plan économique ne prennent guère en considération les difficultés du moment).

On voit enfin qu'elle s'efforce, dans le cadre du Département de la santé sociale qui lui a été attribué, de rompre les barrières hiérarchiques traditionnelles, instituant la pratique de réunions associant toutes les personnes du service, quelles que soient leur fonction. Mais elle n'en tire pas de conclusions explicites quant aux mesures à prendre pour encourager une pleine participation des femmes à la vie politique (son adhésion à l'Opposition ouvrière se fera avant tout sur la base de son accord avec les critiques relatives au processus bureaucratique que l'ont voit se développer dans le parti).

La mise en lumière à la fois des temps forts et des faiblesses des conférences faites à l'université Sverdlov ainsi que du reste de son œuvre ne saurait pour autant conduire à sous-estimer l'importance du combat que mena Kollontaï en son temps. Car de tous les dirigeantes et dirigeants révolutionnaires du siècle, c'est elle qui nous a légué l'œuvre la plus variée et la plus riche sur la " question des femmes ".

Jacqueline Heinen est professeure de sociologie à l'université de Franche-Comté. Cet article, quelque peu remanié, est repris de l'introduction à Conférences sur la libération des femmes d'Alexandra Kollontai, paru aux éditions la Brèche, en 1978.

Notes :

1. Paru en suédois en 1971, le texte a été repris d'une édition suédoise de 1926 basée sur les notes de Kollontaï et un manuscrit sténographique.

2. A ce propos, voir également Marxisme et révolution sexuelle, anthologie de textes de Kollontaï présentée par Judith Stora-Sandor, parue chez Maspero, en 1973.

3. La suppression des mesures de réquisition, remplacées par un impôt progressif en nature, le rétablissement de la liberté du commerce, la réapparition d'un marché, le retour à l'économie monétaire, la tolérance d'une industrie privée moyenne et petite ainsi que l'appel, sous contrôle de l'État, à des investissements étrangers, sont autant d'exemples de cette réorientation.

4. Parmi les lois essentielles introduisant un statut d'égalité entre hommes et femmes, on re-lève notamment: l'indépendance des femmes mariées qui n'ont plus l'obligation de suivre leur mari ; le droit pour celles-ci de choisir librement leur profession ; le droit, pour toutes les femmes, d'obtenir un salaire égal pour un travail identique et l'assurance d'avoir accès à tous les emplois dans les services de l'État. Les licenciements de femmes enceintes étaient désormais interdits, l'avortement devenait libre et gratuit et l'éducation mixte devenait une règle. La loi prévoyait également des cantines ouvertes à tous pour décharger les femmes de leurs tâches domestiques. Enfin, la procédure de divorce se trouvait simplifiée, mettant la femme et l'homme sur un pied d'égalité.

5. Il est vrai que certains dirigeants masculins du Parti bolchevique vont plus loin dans leur appréhension politique et théorique de ce problème précis. C'est le cas de Trotsky lorsque, s'adressant à des travailleuses ou à des paysannes dans le début des années vingt, il les incite systématiquement à prendre des initiatives favorisant l'apparition d'un mode de vie nouveau, sur des bases collectives. Le fait que l'État soviétique ne soit pas à même, vu les difficultés financières, de remplir tous les engagements qu'il a pris concernant la création de crèches, de cuisines et de laveries collectives ne doit pas, selon lui, être un frein à la création de communautés qui permettront la création de rapports différents entre les individus. Les discussions qu'il organise en 1923 avec un groupe d'agitateurs du parti sur les problèmes posés par le changement de mode de vie montrent clairement le souci qui l'habite de ne pas se contenter de changements sur le plan matériel. Il se dit convaincu " que c'est en même temps qu'il faut édifier les bases économiques et les rapports sociaux inséparables du nouveau mode de production ".

6. Cf. les extraits publiés dans Selected Writings, Alison & Busby, Lon dres 1977, p. 58 à 73.

7. Idem, p. 39 à 58.

8. Cf. les extraits publiés dans Marxisme et révolution sexuelle, op. cit., p. 101 à 134.

9. Idem, p. 254 à 282. Voir aussi l'extrait de "Les Sœurs " in Selected Writings, p. 216 à 225

10. C'était d'ailleurs souvent les mêmes qui, deux ans plus tôt, s'étaient élevés le plus farouchement contre la création de clubs d'ouvrières.

11. Cf. l'édition anglaise publiée par Falling Wall Press (1971) : Women workers strugglefor their rights.

Voir ci-dessus