De la révolution d’Octobre aux débats économiques des années 20, quelles conditions d’émergence du socialisme ?
Par Catherine Samary le Lundi, 09 Octobre 2000

L'échec et l'effondrement des pays dits socialistes donne au 80e anniversaire une tournure de nécessaire mise à plat, d'examen des causes de l'échec. Partant d'une des approches dominantes qui sont proposées dans ce débat-là (le « volontarisme bolchevique »), j'insisterai sur ce qui me paraît le plus fertile : le retour sur les enjeux et choix économiques (en réalité politiques et socio-économiques) relevant du vivant de Lénine et des années 20. Ce faisant, on peut mieux souligner, derrière les facteurs qui dans la politique des bolcheviks ont favorisé la cristallisation stalinienne, les éléments de rupture entre léninisme et stalinisme et les choix qui demeuraient possibles.

Loin de relever d'une démarche « volontariste » au sens où ils auraient été coupés des conditions socio-économiques historiques réelles, les controverses des années 20 représentent les premiers débats marxistes fondamentaux confrontés aux questions réelles de la transition au socialisme. Des questions qui se posent encore à tout pays qui veut assurer à sa population un développement rompant avec la dictature du marché capitaliste tout en se trouvant à un niveau de productivité inférieur à celui des pays capitalistes les plus développés.

La notion de « volontarisme » est une mystification (qui débouche sur le « réalisme » du laissez-faire) si elle gomme le caractère nécessairement poli-tique des grands choix économiques - et l'existence de choix possibles. Les débats des années 20 en URSS sont d'une grande richesse parce qu'ils relevaient de choix qu'Octobre avait rendus possibles. Sous diverses variantes, la valorisation du point de vue menchevik est une première interprétation proposée de l'échec : la révolution de Février (révolution bourgeoise contre l'ancien régime) aurait été fondée historiquement, mais pas celle d'Octobre, Le « volontarisme » bolchevik (outrepassant les bornes d'une révolution bourgeoise et violant les « lois » de l'histoire) serait donc la cause profonde de la dégénérescence stalinienne, en fait « historiquement » inévitable. Seul un développe-ment capitaliste (« normal » ? non volontariste et démocratique, celui-là ?) aurait dû permettre de créer les pré-conditions (le niveau adéquat des forces productives ?) d’une transformation socialiste.

L'expérience historique longue, n'a guère donné d'illustration convaincante de la voie réformiste capitaliste de sortie du sous-développement pour les pays de la périphérie capitaliste. Et elle a montré la fragilité des avantages acquis dans les pays capitalistes développés eux-mêmes. Il faut d'ailleurs souligner combien les quelques marges de développement que certains pays du Tiers monde ont connues et combien les gains sociaux des Trente Glorieuses sont en grande partie des retombées d'Octobre. Autrement dit, les marges de résistance à une logique de profit marchand ont été internes/externes au capitalisme. La reconstruction avec l'aide du plan Marshall en Europe, l'aide impérialiste colossale reçue par la Corée du Sud, mais aussi le keynésianisme théorisant la nécessité pour le capitalisme de se socialiser sous peine de disparaître, tout cela a fait partie de la « régulation » très étatiste, très volontariste que le capitalisme a incorporée pendant quelques décennies, notamment par peur du communisme. Seules de nouvelles grandes peurs de ce type (donc la reconstruction de rapports de force internationaux plus favorables aux travailleurs) renversera le cours actuel d'un capitalisme retournant à sa sauvagerie « naturelle»...

Mais revenons aux bolcheviks… Y a-t-il eu « putsch » bolchevique, projet avant-gardiste forçant le cours de l'histoire, ou bien une vraie révolution, dont il faut alors analyser la dynamique sociale ? La (re)lecture des écrits historiques au-dessus de tout soupçon de « bolchevisme », comme les travaux de Marc Ferro, est éclairante si l'on veut bien commencer par cette question-là.

L'insurrection d'Octobre légitima un changement de pouvoir qui ne parvenait pas à se réaliser. La "conquête" du pouvoir "par les bolcheviks" substitua en fait au vieil appareil d'État, demeuré en place sous Kerenski, toute une constellation de comités et soviets qui exerçaient une partie du pouvoir d'État, mais n'osaient ou ne pouvaient pas en assumer la totalité. L'insurrection d'Octobre les légitima. Elle libéra la formidable énergie de ces milliers de comités et autres institutions populaires. (...) Ce furent bien les soviets qui exercèrent le pouvoir sur la société. Non pas telle-ment les Congrès de Soviets, instances suprêmes réunies à peine quelques jours pour entériner les grandes décisions (dissolution de l'Assemblée constituante, paix de Brest-Litovsk, etc.), mais bien la multitude des soviets locaux et comités de toute nature. » (Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique, Coll. Archives, 1980, pp. 137-138).

D'où provenaient cette formidable énergie d'en bas ? Sinon du caractère profondément oppresseur de l'ancien régime, de l'hostilité et des comportements de sabotage des classes dominantes face à des populations qui demandaient simple-ment à mieux vivre et dans la dignité, de l'expérience vécue de la violence répressive non seulement du tsarisme et de ses partisans, mais de la nouvelle « démocratie bourgeoise » - une violence à la mesure de son immobilisme social ? Voilà, nous dit Ferro, ce qui assura l'osmose d'un radicalisme et d'un absolutisme populaire croissant avec l'intransigeance et l'absolutisme politique (réel, on y reviendra) des bolcheviks.

"La radicalisation des masses s'explique suffisamment par l'inefficacité de la poli-tique gouvernementale (à participation socialiste depuis mai) qui, sous le couvert de la nécessité, institua entre les classes dirigeantes et les classes populaires des procédures de conciliation. La négociation, loin de modifier l'ordre établi, le perpétuait, le consolidai...) » (Id. p.139) « A la campagne comme à la ville [l'absolutisme populaire] exprimait une certitude : sa foi en un régime social fondé sur le juste droit, sur l'équité. A la campagne par exemple, les moujiks entendaient partager seule-ment les terres que le grand propriétaire laissait en friche, ses forêts. Son refus les amena à instituer le partage égal des terres (...) proportionnel au nombre des bouches à nourrir ; (...) Devant un nouveau refus, la colère et la violence prirent la relève des bons sentiments (...). Le processus fut le même à la ville. Les travailleurs demandaient que leur fussent accordées des conditions de vie moins inhumaines. Ce fut le refus, brutal ou rusé, des possédants, qui amena l'occupation des usines, la séquestration des patrons, puis après Octobre, la vengeance contre les bourgeois.

Politiquement, le tournant s'esquisse avec les journées de Juillet, lorsque la "démocratie" s'identifie au pouvoir en place, utilisant l'armée contre les classes populaires. Ce tournant est pris, irréversiblement, lors du putsch de Kornilov : même s'il le combat, Kerenski apparaît plus un rival qu'un adversaire, et l'absence de mesures prises, ensuite, contre ses complices l'associe aux ennemis d'une vraie révolution sociale. Désormais, sont considérés comme ennemis des soviets ceux qui s'opposent "au pouvoir des soviets", en fussent-ils membres comme les mencheviks ou les SR » (Id. pp.163-64).

On peut toujours dire, mais on peut difficilement montrer, qu'il existait une alternative bourgeoise démocratique à la politique bolchevique (autre chose est de discuter ce que fut celle-ci). La victoire terriblement destructrice contre les armées blanches indique aussi la profondeur d'une résistance populaire, même si elle lègue un héritage désastreux et les méthodes du communisme de guerre. On ne peut faire abstraction de celles-ci pour comprendre la suite dans son contexte. Pourtant le tournant de la NEP et les débats de cette époque mettent à nouveau à mal la thèse du « volontarisme bolchevique » tout en montrant les problèmes rencontrés et les erreurs commises. Le recours aux rapports marchands réintroduits dès 1921, fut d'abord présenté et perçu comme une « retraite » (par rap-port à la vision d'une société et d'une planification sans monnaie ni marché qui pro-longerait les méthodes étatistes du communisme de guerre).

Mais la nécessité du marché fut rapidement intégrée aux débats théoriques et programmatiques des années 20 sur ce qui était de plus en plus perçu comme des questions générales (pas seulement russes et pas seulement conjoncturelles) de la « transition au socialisme ». Trotsky évoque dans la Révolution trahie «Les espérances utopiques du communisme de guerre [qui] ont été, par la suite, soumises à une critique sévère et juste à bien des égards ». Soulignant alors combien ces visions utopistes étaient nourries de l'espoir d'une victoire révolutionnaire prochaine en occident, il ajoute : « On peut néanmoins dire en toute assurance que même dans cette heureuse hypothèse, il aurait fallu renoncer à la répartition des produits par l'État et revenir aux méthodes commerciales. (...) L'assainissement des relations économiques avec les campagnes constituait sans nul doute la tâche la plus urgente et la plus épineuse de la NEP. L'expérience montra vite que l'industrie elle-même, bien que socialisée, avait besoin des méthodes de calcul monétaire élaborées par le capitalisme ».

On peut (re)discuter toutes ces formulations et controverses qui recouvrent de vraies difficultés. Il s'agit ici seulement de souligner ce que fut l'évolution de la pensée des marxistes soviétiques face à l'expérience de la NEP. Les débats essentiels des bolcheviks s'inscrivaient dans cette perception d'une «transition au socialisme» très différente de la notion de socialisme sans marché, encore véhiculée dans la période du communisme de guerre. Les choix (et la compréhension des caractéristiques de la transition) restaient pourtant multiples: quelle politique agraire et quelle industrialisation (à quel rythme, avec quelles alliances de classe et quelle place pour les coopératives ou la propriété privée) ? Quelle articulation ou quels conflits plan/marché, quelle politique de prix, de crédit pour réaliser les objectifs de développement ? Quels rapports au capitalisme mondial pour incorporer ses connaissances et ses capitaux à une stratégie de développement socialiste ?

Telles étaient notamment les questions sous-jacentes aux débats menés par disons que Preobrajensky a mis l'accent sur une caractéristique essentielle et générale des conditions d'émergence du socialisme: l'existence d'une lutte à mort entre des critères antagoniques d'efficacité économique, ceux de la « loi de la valeur » véhiculée notamment par le marché mondial capitaliste entrant en conflit avec les buts socialistes. Dans la prise en compte de ce conflit, il ne préconisait ni une suppression des mécanismes marchands, ni une politique d'autarcie vis-à-vis du marché mondial (il était au contraire pour « maximiser » les relations au capitalisme mondial - il serait plus prudent de dire « optimiser »). Mais il combattait ce faisant une vision naïve (défendue par Boukharine), non conflictuelle, des rapports marchands dans le contexte donné. Il insistait notamment sur la nécessité du contrôle par l'État du commerce extérieur pour protéger les choix de développement intérieur contre les critères du marché mondial incorporés dans les prix, afin de ne pas être « une semi-colonie agricole du capitalisme mondial » :

"Si l'on appliquait à l'URSS les prix mondiaux » disait-il d'une manière qui demeure malheureusement prophétique encore aujourd'hui, « Les deux-tiers de notre industrie se trouveraient éliminés à cause de (...) son caractère non nécessaire du point de vue de la division mondiale du travail sur la base capitaliste ».

Et il insistait au plan intérieur sur l'effort planifié d'industrialisation nécessaire pour assurer une productivité plus grande de l'agriculture et pour que les paysans trouvent quoi acheter avec le produit de leurs récoltes. De façon moins convaincante, Preobrajensky avançait ce faisant des formulations et des approches à juste titre combattues par Boukharine (et qui ne furent d'ailleurs pas reprises par l'Opposition de gauche) : face à la « loi de la valeur », il tentait de cerner une « loi d'accumulation socialiste primitive », par analogie avec les conditions d'émergence du capitalisme (accumulation primitive capitaliste). Il en dégageait une nécessité (« loi ») d'assurer l'industrialisation par un transfert massif de plus-value pris sur l'agriculture petite-bourgeoise. Ce faisant il mettait évidemment le doigt sur le grand écart entre le projet socialiste d'Octobre et ses bases matérielles et sociales initiales. Mais il cherchait à le réduire par une logique productiviste très destructrice de l'alliance ouvriers/paysans dans ce pays de la périphérie capitaliste. Il tombait aussi dans une vision « scientiste » de la planification, prêtant à l'État ouvrier (au parti ?) une capacité d'omniscience évidemment erronée. Ce sont sans doute là les raisons pour les-quelles, contrairement à l'Opposition de gauche, Preobrajensky se reconnaîtra dans le cours d'industrialisation forcené sur le dos d'une agriculture collectivisée de force que prit Staline à la fin des années 20.

En réalité, cette question de la politique agraire n'admettait pas plus de « loi » que celle de l'industrialisation dès lors que l'on rompait justement avec la dictature de la « loi d'airain des profits ». Mais elle se heurtait bien évidemment à des contraintes. Et parmi celles-là, il y avait la contrainte socio-politique de la consolidation de la base sociale du régime dans un pays très agricole. L’Opposition de gauche s'opposait au cours préconisé par Boukharine de «socialisme à pas de tortue» s'appuyant principalement sur le paysan privé («enrichissez-vous!»); elle réclamait un plan d'industrialisation pour assurer la base matérielle, technique d'une agriculture privilégiant l'appui aux paysans pauvres et moyens. Moshe Lewin dans l'étude de «La formation du système soviétique» souligne à quel point les objectifs de fabrication de tracteurs ne furent pas appliquées, étranglant toute logique coopérative efficace.

Mais, il souligne également combien les paysans aisés (souvent assimilés aux « koulaks ») étaient loin d'être des « capitalistes » et étaient essentiels pour approvisionner les marchés, alors que la grande masse des communes rurales vivaient de l'autosuffisance alimentaire sans dégager de surplus pour les villes... Moshe Lewin montre qu'une accumulation d'erreurs dans la politique agraire (politique de prix pour le blé peu incitative; insuffisance de produits industriels pour l'agriculture, notamment dans la production de tracteurs...) a conduit à la « crise des céréales ». Autrement dit, le tournant stalinien de la collectivisation forcée n'avait rien de « fatal », rien d'organiquement « déterminé » par le niveau de développement des forces productives et tourna à la catastrophe économique... Compte tenu des retards accumulés dans l'industrie, souligne Trotsky dans la Révolution trahie, «les kolkhozes furent organisés avec un outillage qui ne convenait généralement qu'aux parcelles».

Dans ces conditions, ajoute-t-il, la collectivisation accélérée « devenait une aventure». Elle «liquidera» durablement non seulement les «koulaks» mais une grande masse de paysans aisés et moyens et avec eux, l'agriculture soviétique. On ne peut refaire l'histoire en donneurs de leçons, ni comprendre l'histoire indépendamment de l'intensité et de la violence de ce qu'étaient alors les enjeux. Mais on peut réfléchir pour aujourd'hui et demain, aux problèmes rencontrés et aux moyens qui se sont avérés contre-productifs : outre les questions agraires évoquées, celles de la démocratie, et de la gestion des entreprises et du plan...

La question de la démocratie était évidemment à la fois décisive et difficile dans un contexte d'environnement hostile, de guerre civile. On ne peut confondre les mesures d'exception prises par les bolcheviks dans un tel environnement et celles cristallisées dans « le socialisme » dit « réalisé » par Staline. Mais on perçoit bien aussi à quel point l'interdiction des fractions et partis, la suppression de la Constituante, furent favorables à la dégénérescence stalinienne. Et les mesures prises n'étaient pas toutes des mesures d'urgence. Il n'y avait aucune expérience et aucune réflexion sur les questions de la démocratie socialiste, sur celles de l'État de droit après la prise du pouvoir.

On peut se rendre compte aujourd'hui à quel point la notion de « démocratie ouvrière » (interprétée comme la « bonne version » de la dictature du prolétariat) est perverse et limitée : il doit y avoir une « dictature » économique contre le règne du profit, contre la domination du capital, contre des libertés conditionnées par l'argent. Mais la remise en cause de la propriété privée des grands moyens de financement et de production de biens et de services, les droits de gestion des travailleurs, les besoins assurés par le plan sont la substance (évolutive dans le temps) de cette « dictature-là ».

Par contre, il doit y avoir des droits d'organisation et d'expression qui ne doivent pas seulement être « ouvriers » (qui d'ailleurs déciderait ceux qui sont « réellement » ouvriers ?) ; il doit y avoir confrontation possible des idées (y compris avec celles qui sont hostiles au socialisme). Autre chose est la répression politique de ceux qui prennent les armes contre les projets socialistes. Autre chose, aussi est la condamnation, inscrite dans la Constitution, des idées sexistes et racistes qui doit être assortie des moyens spécifiques de les combattre (avec le besoin d'un débat public sur ces moyens, en fonction d'un critère d'efficacité). Sans libertés individuelles universelles les droits dits « collectifs » sont vite pervertis. Mais la citoyenneté est abstraite (donc inégale) sans droits collectifs, éventuellement assortis de droits de veto sur des questions spécifiques, forçant à une procédure et des institutions de prise en compte de conflits (oppression des femmes, questions nationales, luttes pour l'émancipation des travailleurs).

Que tout cela pose des problèmes aujourd'hui non maîtrisés et demande des réponses beaucoup plus complexes que les marxistes ne le supposaient est évident. Mais il faut trouver les mécanismes qui permettent non pas de supprimer les conflits, mais d'élargir les horizons et de prendre en compte des oppressions et injustices non perçues, des besoins non satisfaits, exprimés dans les conflits. De même faut-il « socialiser » le plan et le marché; c'est-à-dire stimuler toutes les formes associatives permettant l'évaluation des services (santé, éducation, culture, trans-ports...) et biens produits (associations de consommateurs). Seule la démocratie, sous des formes à inventer, permettra de corriger des effets pervers, imprévus, sus-cités par les moyens choisis pour satisfaire les besoins. C'est le « régulateur », la « force de rappel » qui doit réduire les écarts entre les buts et les résultats, sans dogmatisme des moyens. La démocratie doit donc pénétrer toutes les sphères de la vie quotidienne où des jugements collectifs s'avèrent utiles à la satisfaction des besoins.

Quelle « autogestion » ? Lorsque les comités d'usine luttaient en Russie dans une logique de contrôle ouvrier sur des capitalistes encore existants, la révolution était en marche. Les bolcheviks se sont alors appuyés sur les Comités d'usine. Mais la gestion des usines sans les capitalistes était autrement difficile à réaliser (d'où les premières formules de Lénine sur le « capitalisme d'État » sous contrôle de l'État ouvrier ; et ses grandes craintes sur le manque de qualification et le désastre des décisions d'autogestion décentralisées au niveau des entreprises). On souligne sou-vent les difficultés de maintenir une mobilisation, une auto-activité des travailleurs après la période révolutionnaire. Mais Marc Ferro met l'accent là où ça fait mal ; contre l'Opposition ouvrière et les logiques anarchistes autogestionnaires, les bolcheviks ont eux-mêmes travaillé à « domestiquer », et donc en partie briser l'initiative ouvrière au profit d'une logique où le parti se substituait à la classe. La question est réelle mais doit être mise en rapport avec des problèmes économiques à résoudre qui imposaient un plan macro-économique de développement. Avec quelle démocratie ? Quels mécanismes ?

Voici ce que Trotsky en disait en 1936 dans La Révolution trahie, critiquant les méthodes administratives : « Deux leviers doivent servir à régler et adapter le plan : un levier politique, créé par la participation réelle à la direction des masses intéressées, ce qui ne se conçoit pas sans démocratie soviétique ; et un levier financier résultant de la vérification effective des calculs a priori au moyen d'un équivalent général, ce qui est impossible sans système monétaire stable. (...) L'époque transitoire considérée dans son entier exige non la diminution de la circulation des marchandises, mais bien son extrême élargissement ». (p.487). Ce sont des questions sur lesquels la révolution d'Octobre et les bolcheviks se trouvaient sans préparation, sans aucune expérience ni même réflexion... sur les-quels on est encore loin aujourd'hui d'avoir des réponses toutes faites. Mais on dispose de bien plus de recul et d'expériences (dont celle de l'autogestion yougoslave et de sa crise) ...

On connaît les dégâts de l'économie de commandement. Mais l'idée que la liberté d'autogestion des travailleurs est (par rejet du plan bureaucratique) nécessairement individuelle et locale débouche sur des impasses. Pourquoi les travailleurs seraient-il « attachés » à vie à « leur » entreprise - à cette seule entreprise ? Dire qu'ils ont un droit de regard et de gestion prioritaire (parce qu'aussi une connaissance particulière) de l'entreprise où ils se trouvent est autre chose. Mais peut-on assurer le plein-emploi en même temps que des reconversions socialement progressistes (par rapport aux besoins à satisfaire et à l'amélioration des conditions de travail) dans le seul cadre d'une entreprise, voire d'une branche ? Evidemment pas. Il faut, selon les besoins à satisfaire trouver les moyens d'une régulation contrôlable par les intéressé(e)s travailleurs/usagers à l'échelle où les choix sont le plus efficace (l'échelon communal et régional étant sans doute des relais essentiels, à la condition de mécanismes à une échelle supérieure, réduisant les inégalités entre régions/pays riches et pauvres)...

L’informatique rend désormais compatible bien plus facilement la coordination macro-économique des ressources et des choix avec une décentralisation des modalités de gestion... Elle peut faciliter l'initiative hors marché en permettant que s'expriment des besoins sollicitant des réponses pour les satisfaire. Autrement dit elle peut faciliter la prévision des besoins à satisfaire et la confrontation des producteurs. Elle peut faciliter plus généralement l'organisation des débats sur les grands choix, donc des formes démocratiques de planification.

Mais en reprenant ces débats, encore faut-il s'entendre sur les enjeux stratégiques que la révolution d'Octobre concrétisait brutalement, et que son échec a modifiés sans invalider certaines indications essentielles: Octobre ne pouvait se penser hors d'un mouvement international de résistance au capitalisme. La thèse du maillon faible s'est vérifiée dans toutes les révolutions ultérieures à Octobre. Mais le maillon fort (le « centre ») n'a pas suivi. Les échecs et impasses réformistes doivent être discutés. Mais il demeure incontestable que l'absence de révolution victorieuse « au centre » a pesé lourd dans la dégénérescence de l'URSS, forteresse assiégée. Aujourd'hui, moins que jamais, une rupture anticapitaliste à la périphérie ne pourrait résister à la main visible du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, de l'Organisation mondiale du commerce, des multinationales, sans résistance et sans points marqués dans les pays capitalistes développés contre les politiques libérales.

Octobre n'est pas un « modèle ». Pourtant, n'enterrons pas trop vite ni la notion de crise révolutionnaire, ni celle de dualité de pouvoirs dont elle est porteuse. Mais de quelle dualité de pouvoirs s'agissait-il ? Il était plus facile de s'organiser « contre » (ou dans une logique de contrôle) que de mettre en place les institutions « pour »... Mais incontestablement la logique de contrôle est un pont entre les deux phases (contre, puis pour): elle est un moyen non dogmatique de tester les alliances et les compromis sociaux (quel secteur privé ?...) compatibles avec la satisfaction des besoins pour lesquels un mouvement de masse démocratique s'est mobilisé... Le contexte de la Russie tsariste ne permettait guère une « dialectique des conquêtes partielles », avec ses risques et ses avantages : le piège de la gestion réformiste ne se posait pas en Russie où les antagonismes de classes étaient radicaux. Cela facilita la dynamique révolutionnaire, mais pas la gestion de la société nouvelle…

L’émergence d’une alternative socialiste implique à apprendre a résister au capitalisme de l'intérieur en préfigurant dans cette résistance une autre logique (celle de la satisfaction des besoins et d'une démocratie socialiste), sans s'enliser dans le capitalisme... Elle impose la recherche d'institutions (non étatistes) adéquates à une démocratie du contrôle (sur les services publics, par exemple; sur les restructurations de l'emploi ; sur les choix européens...) qui seraient des points d'appui décisifs d'un autre pouvoir pour une autre société, associant travailleurs intellectuels (économistes, sociologues, scientifiques) et acteurs des mouvements sociaux, comme cela se multiplie en France depuis décembre 1995...

La notion de « transition au socialisme » doit être repensée à la lumière de l'échec des ruptures révolutionnaires et de leur dégénérescence bureaucratique, mais aussi en fonction des enlisements du réalisme réformiste dans la gestion du capitalisme. Elle pourrait alors être réinterprétée à l'échelle historique et internationale comme recouvrant les conditions de luttes internes/externes anticapitalistes redéfinissant les moyens adéquats au projet socialiste émancipateur.

Inprecor n°418 novembre 1997

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