La Poste, propriété privée
Par Louis Verheyden le Mardi, 17 Janvier 2006

Etait-ce au Congrès du PS à Flémalle ? Je vendais La Gauche à quelques congressistes, que je fréquentais dans le syndicat. Un certain Di Rupo y présentait la "consolidation stratégique des entreprises publiques". D'après ces camarades, il s'était employé à bien distinguer cette consolidation stratégique de la privatisation "pure et simple" opposée aux idées socialistes. J'ai tenté de les avertir: où cela va-t-il nous mener ? En 1991, le même Di Rupo faisait passer la loi sur les entreprise publiques autonomes et les sociétés anonymes de droit public. La machine était lancée. 

Consensus

La privatisation de La Poste est une opération de longue haleine, préparée depuis une vingtaine d'années par les dirigeants des partis socialistes. Ce projet s'est développé de façon très consensuelle. La Poste était mal en point. Les usagers se faisaient trop souvent traiter avec mépris au guichet, le facteur, très sympathique, prenait son temps. Alors qu'en France, on trouvait le Minitel, précurseur d'Internet, dans de nombreux bureaux de poste, en Belgique on travaillait encore au guichet avec des machines à calculer mécaniques.

Les postiers seraient-ils ringards par nature ? Il suffit d'examiner de près des entreprises privées monopolistiques pour se rendre compte que la bureaucratie et le conservatisme qui en découle s'y sont également développés fortement. Le capitalisme possède, dans une certaine mesure, un antidote interne contre la bureaucratie: la concurrence. Elle pousse le capitaliste à innover ou à périr. Les économies publiques ont un autre type de remède: le contrôle démocratique par le personnel et les usager/ères. Les partis traditionnels ont conclu un pacte autour de 1975 en décrétant que le chômage de masse qui apparaissait était dû à une crise "conjoncturelle" et non structurelle, et en utilisant "provisoirement" la poste et d'autres services publics comme voie de garage pour y caser un certain nombre de travailleurs sans emploi. Le maintien de la paix sociale pouvait avoir un prix. Tous les Ministres des Communications, dont De Croo (VLD) et D'Hondt (CVP) ont massivement recruté des contractuels. La direction de La Poste, dans les mains de la social-démocratie selon la nomenclatura belge, jouait à fond dans cette combine, et a placé à son tour les clients de ses permanences sociales. La bureaucratie syndicale s'est jointe à ces efforts de recrutement en tuant dans l'œuf toutes les timides propositions d'automatisation, potentiellement destructrices d'emplois. Ces emplois représentaient souvent des tâches très pénibles, telles que le tri manuel de nuit. Les personnes qui faisaient ce travail ne demandaient qu'à l'abandonner. De leur côté, les usagers voulaient que le courrier arrive plus vite à la bonne adresse. Mais tout cela n'était pas le problème de la direction, ni du sommet syndical. Dans ces conditions, rien d'étonnant à ce que la poste se retrouve en sale état en 1985. Tous les partis ont alors proposé un remède, mais pire encore que le mal bureaucratique qu'il entendait combattre: la privatisation.

Que signifie la privatisation ?

Privatiser une entreprise publique comme La Poste ou la SNCB dépasse de loin la simple transaction marchande entre l'Etat propriétaire et l'acheteur privé. Cette démarche a aussi des répercussions sur les conditions de travail, la politique de mobilité, le pouvoir d'achat des travailleurs, la démocratie et aussi au niveau idéologique.

Penchons-nous d'abord sur la transaction, le point clé de la privatisation. Plusieurs banques ont été payées pour estimer la "juste valeur" de La Poste et trouver des acheteurs. Le choix de l'acheteur était facile. M. Thys, l'actuel PDG de La Poste est un ancien collaborateur de CVC Capital Partners, un groupe de capitalistes établi à Londres qui a acheté 22% de la poste danoise lorsque M.Thys était en même temps collaborateur à CVC Belgium et PDG de La Poste. Les dés étaient-ils pipés ? Deutsche Post, ainsi qu'un consortium étonnant entre La Poste française et TPG-groep (Pays-Bas) étaient également candidats. Après avoir réfléchi longuement, messieurs les banquiers ont constaté que l'entreprise valait à peu près le montant de son capital social, 600 millions d'euros. Etonnant, quand on sait que la poste danoise, plus petite que la belge, était évaluée récemment à 1.000 millions d'euros. D'autant plus étonnant lorsqu'on a une idée du patrimoine immobilier de La Poste belge. Selon les règles comptables utilisées par La Poste, ce patrimoine est prudemment resté chiffré à sa valeur d'achat, tout de même 470 millions d'euros selon le rapport annuel 2004 !

La valorisation de ce patrimoine aux prix actuels de vente ferait apparaître une valeur bien plus élevée. Le prix à payer pour la moitié moins une des actions s'élèverait selon l'estimation bancaire à 300 millions d'euros. C'était sans compter sur l'ingénieuse ingénierie des cabinets de Van de Lanotte (Spa) et Reynders (MR). L'Etat avait une dette de 300 millions d'euros à La Poste. Au lieu de rembourser celle-ci, La Poste efface la dette de sa comptabilité et diminue son capital social d'autant: celui-ci s'établit à 300 millions. Reste pour CVC à payer 150 millions d'euros pour acheter la moitié d'une entreprise qui en vaut au bas mot un milliard…

Après avoir avalé cette prouesse de Vande Lanotte comme un zakouski, l'appétit de CVC Capital Partners était aiguisé. Car même si tout le monde admet que La Poste doit investir massivement dans de nouveaux centres de tri automatisés, CVC ne saurait oublier ses actionnaires, n'est-ce pas ? L'Etat s'engage donc à distribuer la moitié du bénéfice net aux actionnaires en 2006 et 2007, au lieu de l'utiliser pour payer l'investissement sur fonds propres. Il faudra emprunter aux banques et payer des intérêts. A partir de 2008, l'Etat belge garantit même une part du bénéfice de 10 millions d'euros à CVC-Dansk Post, quitte à encore diminuer le capital social !

Conditions de travail

Les premiers à payer seront les travailleurs de La Poste. Les services postaux sont très gourmands en main d'œuvre: les derniers kilomètres du trajet d'une lettre sont très souvent effectués par un piéton. Une première solution à ce problème est déjà expérimentée par La Poste via l'utilisation massive de faux indépendants dans les filiales comme Taxipost et Deltamédia, en dépit des lois sociales mais en conformité avec les pratiques de la concurrence. Le transfert de toute l'activité "petits paquets" de La Poste vers Taxipost est étudié. Cela pourrait coûter plusieurs centaines d'emplois salariés.

La deuxième étape s'appelle Géoroute 2. En durcissant les méthodes de comptages et les normes, la direction veut supprimer un millier d'emplois et augmenter la pression de travail. Un projet est à l'étude pour transformer les contrats des distributeurs, actuellement statutaires ou sous contrat à durée indéterminé, en contrat à temps partiel et à durée déterminée comme cela se pratique aux Pays-Bas. Actuellement, des distributeurs sont déjà embauchés avec des contrats de "réactivation". Pendant 3 fois 6 mois, La Poste les rend propre à l'exploitation, puis elle les libèrera… au chômage. Le statut de fonctionnaire du facteur serait vite érodé par ces pratiques.

La troisième étape est l'automatisation. La construction de quatre nouveaux centres de tri et l'automatisation du cinquième, le CTI de Bruxelles, suivent leur cours. Dans neuf mois, ces centres de tri seront opérationnels. D'une part, ils fonctionneront avec moins de main d'œuvre au niveau du centre même. D'autre part, il y aura deux tiers de travail en moins dans les équipes de tri des bureaux distributeurs. Une perte de mille à deux mille emplois et prévue à ce niveau, si le temps de travail (38 heures par semaine) ne change pas.

La quatrième opération est l'établissement des points-poste dans des magasins, gares, administrations communales, occupés par du personnel non-postier et même sous statut d'indépendant. En parallèle, la moitié des bureaux de poste du pays, environ 650, soit un millier d'emplois, seront fermés. Un calcul approximatif évalue à environ 4.000 le nombre d'emplois perdus pendant les deux années à venir. Aucun licenciement sec ? Au moins la moitié des trieurs actuels ne peut être reclassée à l'intérieur de l'entreprise et ne trouvera jamais un emploi sur le marché du travail.

Comment est-ce possible que le personnel ne réagisse pas avant qu'il ne soit trop tard ? La potion magique que le management a mélangée au café des postiers s'appelle bureaucratie syndicale. Leur soumission aux plans du management reste très importante pour autant que ces derniers les reconnaissent comme "interlocuteurs incontournables". La bureaucratie manie une politique à court terme: elle doit permettre le déclenchement de grèves locales ou même régionales comme celle du 12 décembre dernier à Liège et Charleroi afin de maintenir sa position incontournable et pour permettre au personnel de donner libre cours à sa combativité. Mais, en même temps, elle bloque l'extension des actions et surtout la détermination d'objectifs clairs afin de garder le contrôle des actions. Elle canalise ensuite les luttes pour les monnayer contre sa position "incontournable". Que la bureaucratie scie de la sorte la branche sur laquelle elle est assise ne l'inquiète pas. Ce sera un souci pour la prochaine génération de bureaucrates et pour la "branche qu'ils scient", c'est-à-dire les 40.000 postiers qui les supportent en l'absence d'une alternative crédible. L'exemple de ces trahisons le plus parlant a été enregistré lors du vote de la dernière convention collective: Monsieur Balland, de la CGSPla CSC-Transcom et… la CGSP dont il fait partie ! Celle-ci ne l'a pas sanctionné. La seule explication à cette attitude de la direction syndicale socialiste est que, si Balland n'avait pas agi de la sorte, la convention aurait été rejetée. Et l'acceptation de la convention était une condition que CVC-Capital Partners posait avant de procéder à l'achat de La Poste. Balland et les siens n'ont pas d'alternative à la "consolidation stratégique" ou ne veulent pas en trouver une. wallonne, s'est permis de voter avec le patron et le syndicat libéral contre

Mobilité

Comme les transports en commun des passagers -train, tram, bus, taxi- fournissent une grande partie de la réponse à la question de la mobilité des personnes, La Poste utilise aussi les transports en commun pour le courrier et les petits paquets. Il ne faut pas être grand logisticien pour comprendre que la désignation d'un réseau postal public et prioritaire -en terme d'accès aux bandes bus, à des endroits sécurisés et à des stationnements tolérés- offre des avantages importants. Aujourd'hui, suite à la privatisation de La Poste, les services policiers refusent d'accorder ce traitement de faveur à La Poste s.a. Pourquoi le refuseraient-ils alors à DHL, TNT ou UPS ? Chaque jour, quatre à dix camionnettes effectuent des tournées identiques en desservant des destinataires voisins. Il est difficile de mesurer les coûts "externalisés" en terme de pollution et d'encombrement. Il est clair qu'il s'agit d'un énorme gaspillage de carburants, de place sur la voie publique et de travail humain. En outre, pour ses nouveaux centres de tri, La Poste s.a. a opté pour le transport "tout par la route", alors qu'auparavant les centres de tri étaient reliés entre eux par "la croix de fer", des services réguliers et très fiables de trains postaux qui entraient directement dans les centres de tri par des voies réservées, la solution d'avenir... Le déménagement des centres de tri près des infrastructures autoroutières est une solution à court terme qui va obliger l'entreprise à déménager une nouvelle fois d'ici cinq à dix ans vers de nouveaux emplacements le long de la voie ferrée.

Pouvoir d'achat

En tant que service public, La Poste fonctionnait généralement selon le principe "un usager = un usager". Cela au grand dam des entreprises capitalistes et des bourgeois, qui cherchaient par tous les moyens à grappiller des avantages par rapport au traitement réservé au citoyen lambda.

La Poste s.a. fonctionnera évidemment selon la démocratie bourgeoise: "un euro = un euro". Résultat: une poste à plusieurs vitesses. Le courrier des entreprises est délivré systématiquement avant 9 heures par camionnette spéciale. Le citoyen lambda est servi après, sauf pour les journaux, parce que les éditeurs exigent la distribution des quotidiens à une heure très matinale. La discrimination est plus importante au niveau de l'expédition. Les grands utilisateurs, tels les fournisseurs de services (eau, gaz, électricité, téléphone) et les banques paient des tarifs spéciaux qui sont loin des 50 cents que monsieur ou madame Tout-le-monde paie pour envoyer son pli prioritaire. Les citoyens ordinaires paieront bientôt davantage: l'abolition du tarif non-prior et l'augmentation de l'affranchissement à 52 cents en février 2006, puis 55 cents en 2007 sont déjà acquis. Les tarifs spéciaux ne suivront pas nécessairement. Les riches et leurs entreprises verront ainsi leur frais de courrier subventionnés par les autres. Il s'agit du mécanisme inverse de celui qui a fonctionné jusqu'à présent. Par la mutualisation des frais de courrier, les citoyen/nes bénéficiaient jusqu'ici d'un "prix de gros" parce que leur lettre était noyée dans le flot de courrier des entreprises en bénéficiant à peu près des mêmes tarifs. Il s'agit d'une partie modeste mais réelle du "salaire social" ou "indirect" qui est redistribué par les services publics. Ce flux est aujourd'hui inversé, au détriment du pouvoir d'achat des travailleurs. La propriété privée de La Poste au profit de quelques-uns signifie concrètement que les autres sont privés de propriété.

Démocratie

S'il est moins cher d'envoyer un mail électronique qu'une lettre, il est par contre très cher d'acheter le "ticket d'entrée". L'achat d'un ordinateur, des périphériques, d'un modem et des logiciels de base coûte deux mois du chômage maximal, ou un mois et demi de salaire d'un facteur débutant.

Il est donc exclu de renoncer au support papier pour les organisations démocratiques du monde du travail. La distribution d'innombrables feuilles d'information qui circulent par La Poste, de celle du basket-ball du petit au POS-contact des parents, est actuellement subventionnée. A juste titre ! Qu'en sera-t-il avec La Poste privatisée ? La circulation à bon marché du courrier est une des artères de la démocratie, en attendant une véritable démocratisation de l'accès à l'Internet. Ce principe n'est pas conforme aux lois du marché.

Idéologique

Finalement, au niveau des idées, l'existence de La Poste en tant que service public confirmait le bon sens qui veut que nous rassemblions toutes nos lettres dans des boîtes et qu'elles soient triées par les mêmes centres de tri et distribuées par les mêmes porteurs. Même la bourgeoisie avait compris la nécessité d'un service public postal, à l'époque où elle n'était pas encore gâteuse. Ce sont des gouvernements de droite qui ont nationalisé le service postal en Europe au nom du bien commun, souvent avant même que les socialistes ne soient représentés aux parlements. L'existence de ces services publics est la preuve vivante que la collaboration entre citoyens peut être une source de plus-value au moins aussi importante que la concurrence. Le fait même de la disparition du service public postal après celle des RTT (belgacom), de la SABENA (Swissair puis SN Airlines) et de BIAC va forcément encourager encore davantage le chacun pour-soi, l'idée fausse que tout doit toujours passer par le fric et la concurrence. Ceux qui ont préparé et mis en oeuvre la privatisation de La Poste ont rendu un fier service aux patrons et aux libéraux.

Nationalisation

Un gouvernement au service des besoins sociaux devrait nationaliser la poste et les entreprises de courrier express et autres, et rétablir un monopole postal pour le courrier et les petits paquets sous contrôle des postiers et des usagers. Les syndicats et les partis de gauche doivent traduire en actes ce qui est souvent inscrit dans leur programme: la défense du service public. Les citoyens Di Rupo et Vande Lanotte, les présidents actuels du PS et du SP.a ont joué un rôle central dans la privatisation de La Poste. Ils devront un jour rendre des comptes aux postiers et aux usagers.

Article publié dans la gauche n°19, janvier 2006

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