Sur les classes sociales
Par Vincent Gay le Vendredi, 07 Juillet 2006

L'existence des classes sociales a pendant longtemps fait consensus. Mobilisées, organisées, objets d'études, en particulier pour ce qui concerne la classe ouvrière, la notion de classes a mis à jour un antagonisme grâce aux mobilisations du mouvement ouvrier. L'appartenance au PCF, et souvent à la CGT, était le gage de l'inclusion dans la classe ouvrière via l'appartenance à son seul parti représentatif. L'extrême-gauche qui naît dans les années soixante ne va pas faire autre chose que contester l'hégémonie du PCF sur une classe ouvrière souvent source de phantasmes, la manifestation la plus poussée en étant l'établissement en usines des maoïstes, et dans une moindre mesure les tournants ouvriers de certaines organisations trotskystes.

Au-delà des désaccords, existait un consensus sur la réalité de cette classe, consensus qui interrogeait peu ou mal les mutations du monde du travail ainsi que les formes d'existence collective de la classe ouvrière. Dès lors, la non-prise en compte par le mouvement ouvrier traditionnel des nouvelles formes de travail et de précarité, sous le coup de la pression du chômage de masse, ainsi que la mythification d'une classe ouvrière incarnant génériquement le devenir de l'humanité et la possibilité de son émancipation, étaient inévitables. Enfin, la notion de prolétariat n'est pas elle non plus réellement interrogée par ces organisations; celui-ci semble faire corps avec la classe ouvrière, excluant de fait ce qui est hors de l'usine. C'est hélas une vision semblable qui perdure dans une part non négligeable de l'extrême-gauche française. Difficile à partir de là de s'interroger sur d'éventuelles mutations du monde du travail susceptibles de transformer les comportements militants.

 

Pourtant, la contre-réforme libérale des années quatre-vingt a rendu officiellement caduque l'analyse de la société comme société de classes. Les restructurations industrielles, la fermeture des mines, ayant entraîné de longues grèves et de lourds échecs collectifs, la fin de grand centres industriels comme Renault-Billancourt, accompagnés de la perte d'influence du mouvement ouvrier, ont fermé le ban d'une classe ouvrière puissante et mobilisée, capable d'imposer un certain consensus social géré par l'Etat. Cette forte érosion a rapidement eu des effets idéologiques importants et ont permis d'affirmer, surtout dans les années quatre-vingt dix, que la société des pays occidentaux était en voie de moyennisation sociale. Là n'est pas la moindre contradiction de voir des sociétés s'enfoncer dans le chômage alors que certains pronostiquent une quasi égalisation des conditions d'existences qui installerait à chaque extrémité de la hiérarchie sociale une petite couche de très pauvres et une petite couche de très riches. Statistiquement il est facile de montrer que cette vision est fausse; elle relève plus de l'auto-persuasion ou de la galéjade idéologique que de la vérité historique. Par contre, ce sur quoi on peut s'interroger, c'est sur la persistance, ou non, du rapport salarial tel qu'analysé par la tradition marxiste et les conséquences qu'on en tire sur la constitution des classes sociales. Autrement dit, est-ce que la phase actuelle du capitalisme recompose le salariat en transformant l'organisation du procès de travail ? Pour débroussailler cette épineuse question, il est utile de faire d'abord un détour par les analyses de Marx et de certains Marxistes sur les classes et de les croiser avec des approches plus sociologiques, notamment héritées de la tradition Bourdieusienne.

 

Les classes sociales, entre Marx et la sociologie critique

 

Un certain sens commun fait de Marx le penseur de la lutte des classes. Cette dernière semble offrir une unité historique aux différents types de sociétés : " L'histoire de la société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de la lutte des classes ". Pourtant on a du mal à trouver chez Marx une définition précise des classes ou de la lutte des classes, notamment parce qu'elles auraient dues être le sujet d'un chapitre inachevé du Capital. On peut pourtant percevoir deux moments de la conceptualisation des classes : les textes politiques, en particulier Le 18 brumaire de Louis Bonaparteou Les luttes de classes en France, qui décrivent une situation précise à un moment donné, ce qui permet à Marx de développer une approche plutôt sociologique et de distinguer sept classes ou fractions de classes : l'aristocratie foncière, la bourgeoisie industrielle, la petite bourgeoisie, la classe ouvrière, le lumpenprolétariat, la paysannerie parcellaire et les grands propriétaires fonciers. Les rapports de classes sont alors reflétés, déformés par la scène politique autour du 18 brumaire.

 

Ce faisant, Marx n'échappe pas complètement à une démarche classificatoire ; non pas que celle-ci soit inintéressante mais le principal objet de son travail n'est pas là, mais bien dans la dénaturalisation et la critique des rouages du capitalisme. Sa seconde approche des classes, principalement à travers Le Capital, ne consiste donc pas en un classement, une distinction des différents groupes sociaux. Il s'agit bien plutôt de montrer comment le rapport d'exploitation capitaliste structure, et est structuré par, une polarisation sociale, dont l'antagonisme n'a pas de solution dans le système capitaliste lui-même. La lutte des classes n'est pas à proprement parler une lutte de classements dans un système hiérarchique et homogène. Elle est le fruit d'un système reposant avant tout sur une opposition farouche et irréductible : " une société de classes n'est donc pas simplement une société où il existe des classes, mais une société dont le fonctionnement est structuré autour de relations de classes"[1] . Il est donc difficile, voire impossible, de penser les classes de façon autonome, non seulement indépendamment les unes des autres, mais aussi ne s'inscrivant pas dans les procès de production et de circulation de la marchandise et de reproduction de la force de travail, ainsi que dans les médiations du marché et de l'Etat. Il est à cet égard révélateur d'observer la progression de la conceptualisation dans Le Capital: le livre I se concentre sur l'extorsion de plus-value donc sur le procès de production ; le livre II analyse la vente de la force de travail donc le procès de circulation.

 

Ce n'est qu'après avoir éclairé ces deux processus que les classes peuvent être analysées, non comme des formations sociales mais comme la mise en forme de l'opposition entre le travail salarié et le capital. Il s'agit donc pour Marx d'expliquer la façon dont la division sociale du travail fait émerger les classes, qui se résument alors à trois grands ensembles : les salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers. Ces ensembles, aux contours parfois imprécis, ne sont pas perçus comme des sommes d'individus mais par les rapports réciproques qu'ils entretiennent : la " cohésion[des classes] est irréductible à l'unité formelle d'une simple collection d'individus "[2] . Il importe avant tout de saisir un système dans sa cohérence globale pour comprendre la nature des rapports de classes : " le rapport d'exploitation qui rend compte de la plus-value, le rapport salarial qui fait du travailleur à tour de rôle un acheteur et un vendeur de marchandises, le travail directement et indirectement productif, la division sociale du travail, la nature et le montant du revenu"[3] ainsi que les formes médiées que prennent les luttes de classes sont des bases solides pour comprendre les évolutions des rapports de classes.

 

On touche là à la fois à des critères " objectifs " dans la mesure où l'on observe des phénomènes socio-économiques mais aussi " subjectifs " quand on considère l'activité des classes. Car " les individus ne forment une classe que dans la mesure où ils sont engagés dans un combat contre une autre classe"[4] . L'organisation capitaliste du travail est donc une lutte perpétuelle, notamment autour de la question du temps de travail, " lutte qui oppose le capitaliste global, c'est-à-dire la classe des capitalistes, et le travail global ou la classes ouvrière"[5] . Marx s'intéresse donc plus à la dynamique des classes sociales qu'à leur délimitation. Lénine en donne une définition plus précise en insistant sur plusieurs dimensions : " On appelle classe de vastes groupes d'hommes qui se distinguent par la place qu'ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé par les lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l'organisation sociale du travail, par les modes d'obtention et la part des richesses sociales dont ils disposent"[6] . Il s'agit là encore d'étudier de " vastes groupes d'hommes" et non des sommes d'individus.

 

Les critiques qu'on peut émettre à propos de ces conceptions des classes ne tient donc pas à un objectivisme forcené qui ferait des classes des groupes mobilisés à partir du moment où on a dit qu'elles existent, puisque l'objet des recherches de Marx est de voir comment elles émergent des rapports de production. Par contre la tradition Marxiste est plus faible quand il s'agit d'envisager les moyens de formation collective et consciente de la classe ouvrière. D'une part parce qu'est souvent latent le caractère ontologique de la mission émancipatrice du prolétariat ; d'autre part parce que le parti de classe est paré de toutes les vertus concernant le passage de l'en-soi au pour-soi. Ce qui abouti à une double fétichisation : " fétichisation de la classe d'une part et fétichisation de l'organisation militante d'autre part"[7].

 

Ces aspects sont peu présents chez Marx, hormis dans Misère de la philosophie, et il met en garde contre toute vision spontanéiste ou de prise de conscience, en soulignant l'intégration de la classe ouvrière dans le système : " A mesure que progresse la production capitaliste, se développe une classe ouvrière portée, par son éducation, sa tradition et l'habitude, à considérer comme des lois de la nature allant de soi les exigences de ce mode de production. L'organisation du procès de production brise toute résistance[...] Quand les choses vont leur cours ordinaire, l'ouvrier peut être abandonné aux "lois naturelles de la production", c'est-à-dire à sa dépendance du capital, elle-même issue des conditions de production qui la garantissent et la perpétuent"[8] . De plus si le capitalisme provoque une unité relative des expériences de travail, il ne veut aussi reconnaître " que des prestations individuelles, isolées les unes des autres, mais comparées les unes aux autres pour être mises en concurrence sur le marché du travail. A chaque pas il y a individualisation de relations et de connexions qui ne peuvent exister que socialement. Les mouvements de la valorisation cloisonnent, fragmentent la socialité pour qu'elle ne soit pas celle des hommes mais celle du capital"[9].

 

Loin d'une vision abstraite de la classe capitaliste déchirée par la concurrence et d'un prolétariat unifié par ses intérêts communs, on perçoit la difficulté de l'émancipation lorsque " la soumission reproduit la soumission"[10] et que les médiations, notamment étatiques, jouent en faveur de la classe capitaliste. D'autant plus que des mécanismes extérieurs à la production, comme l'éducation, la politique, la culture, donnent une cohérence à cette classe capitaliste qui connaît des expériences et des modes de vie communs, alors que les mutations du salariat érodent les solidarités par les différenciations et les hiérarchies qu'elles créent.

 

C'est là qu'une démarche sociologique devient intéressante, pour comprendre les obstacles à la conscience et à la lutte collectives d'un coté et la domination toujours renforcée de l'autre. On doit en effet convoquer la sociologie en tant qu' " entreprise de dé-fétichisation des rapports sociaux " qui " nous ouvre les yeux[...] sur l'acte de foi permanent, généralisé sans lequel les rapports de domination ne tiendraient pas une minute"[11] . La sociologie interroge la notion de classe, non pas à partir du mode de production capitaliste mais de la conscience collective des agents constitutifs des supposées classes. Empruntant cette voie, Pierre Bourdieu estime nécessaire une quadruple rupture avec la théorie Marxiste : " rupture avec la tendance à privilégier les substances [...] au détriment des relations et avec l'illusion intellectualiste qui porte à considérer la classe théorique, construite par le savant, comme une classe réelle " ; " rupture avec l'économisme qui conduit à réduire le champ social[...] au seul champ économique" ; " rupture avec l'objectivisme[...] qui conduit à ignorer les luttes symboliques "[12].

 

Pour lui, les classes n'existent que dans la mesure où leurs agents en ont une conscience collective et qu'ils agissent pour défendre leurs intérêts communs. D'où l'idée que la théorie des classes elle-même est responsable de l'existence des classes, puisque, reprise et transmise par le mouvement ouvrier, elle devient un concept reconnu collectivement. Ce sont donc avant tout les luttes symboliques, auxquelles participent les scientifiques, qui font les classes. L'existence des classes ainsi que leur délimitation deviennent enjeux de luttes, et de cela dépend l'explication du monde dominante, la formation des groupes et de leurs conflits. On voit par exemple que dans certaines parties du monde, la destruction ou l'affaiblissement des mouvements progressistes fondés sur une théorie des classes a laissé place à une explication du monde où s'opposent les ethnies ou les religions, sans pour autant que le caractère " objectif " des classes ne disparaisse.

 

Là encore, les positions occupées par les agents sont primordiales : " Le dominant est celui qui intervient à imposer les normes de sa propre perception, à être perçu comme il se perçoit, à s'approprier sa propre objectivation en réduisant sa vérité objective à son intention subjective" alors que " les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées."[13] . Bourdieu tente donc de définir subtilement le rapport entre la réalité et sa construction par les scientifiques ou les militants. Il distingue donc les " classes sur le papier", ou " classes probables", et les " classes mobilisées" pour montrer le fossé, la difficulté, pour qu'émerge une conscience collective d'intérêts communs qui débouche sur des actes. Mais il n'explique pas pour autant ce qui fait la probabilité des classes, ce qui devrait renvoyer à une analyse de la réalité socio-économique.

 

De plus, le champ économique, lieu de dominations, est souvent mis en parallèle avec d'autres champs structurés par des rapports de domination. Si cela ne réduit pas l'individu à ses seules déterminations vis-à-vis de la structure économique, cela ne rend pas compte des spécificités d'organisation sociale du capitalisme et surtout, au nom de l'autonomie relative des champs, cela ne permet pas de percevoir la prédominance du système économique dans l'échelle des dominations, compte tenu en particulier de son universalité[14] ; or " le marché économique est très largement transversal par rapport à l'ensemble des champs d'activité et la logique économique (le raisonnement économique) est omniprésent à un degré ou un autre : même lorsqu'un univers cultive son autonomie au plus haut degré,[...] il rencontre toujours à un moment ou à un autre cette logique économique"[15].

 

Enfin, la notion de domination, si elle est utile pour penser la pluralité, est insuffisante pour rendre compte des phénomènes d'exploitation et d'aliénation, inhérents au capitalisme et utiles pour aborder les classes sociales. Malgré ces critiques, la sociologie critique montre à quel point l'émancipation collective est pavée d'embûches, notamment parce que " le rapprochement des plus proches n'est jamais nécessaire, fatal" tandis que " le rapprochement des plus éloignés n'est jamais impossible"[16] , notamment du fait de la concurrence ou des liens nationaux qui unissent bourgeois et prolétaires, même lorsqu'on prétend que les prolétaires n'ont pas de patrie. La question est d'importance pour les mouvements d'émancipation visant une disparition des classes : " Il ne s'agit pas de récuser purement et simplement les analyses "de classe"[...] mais il convient de s'interroger sur le concept même qui est au centre des analyses, le concept de classe sociale (et plus précisément de classe ouvrière) et donc corollairement sur ceux d'appartenance de classe et de conscience de classe."[17]

 

La théorie de Marx, contrairement à celle de certains de ses héritiers, n'est pas contradictoire avec ce qu'avance la sociologie critique, dans la mesure où leurs réflexions respectives ne portent pas tout à fait sur le même objet. Après avoir rappelé ces deux méthodes d'investigations on peut poser maintenant la question de la supposée disparition des classes et de la mutation éventuelle des rapports de classes.

 

Moyennisation et disparition

 

Deux théories ont cherché à mettre fin à l'analyse de la société comme une société de classes, celle de la disparition de la lutte des classes, et donc des classes elles-mêmes, et celle de la moyennisation sociale, due notamment à la tertiarisation de la société et à la massification scolaire. Certains auteurs n'hésitent pas à prétendre que le capitalisme a réalisé le projet socialiste de résolution du conflit de classes par leur disparition[18] , cela étant le fruit des évolutions de la production conduisant à une égalisation des conditions de travail et une résorption des inégalités[19] . Si ces théories apparaissent dès les années cinquante dans la sociologie américaine, ce sont les années quatre-vingt qui vont les populariser. Le ridicule de certains écrits, comme ceux de Fukuyama, ne doit pas nous faire éluder les difficultés à apprécier les nouveaux rapports de classes et à déjouer les manœuvres tendant à faire croire que les classes n'existent plus.

 

Car si l'analyse des antagonismes sociaux n'est plus intelligible à une large échelle, c'est en partie dû à l'incapacité du mouvement ouvrier officiel à penser le changement, et notamment les mutations du prolétariat, sur lesquelles nous reviendrons. Mais avant il faut préciser pourquoi les théories de moyennisation et d'effacement des classes ont connu et connaissent encore un succès immérité. Michel Vakaloulis souligne à juste titre le double paradoxe qui laisse entrevoir le caractère idéologique, et non scientifique, de ces théories : "D'une part, l'éclatement sociologique de la classe ouvrière et l'affaiblissement s'inscrit dans un mouvement d'extension universelle du salariat. Le triomphe de la salarisation entérinerait-il l'extinction du prolétariat historique ? D'autre part, l'abandon de l'analyse de classe par les théoriciens de la gauche contraste avec la collusion, bien plus transparente que dans la période dominée par le compromis fordiste, entre les intérêts de classes dominantes et les stratégies politiques du capitalisme néo-libéral.

 

Comment comprendre dans ces conditions le retrait des classes (subalternes), supposées à être jamais recalées aux épreuves de la longue durée historique, alors que l'entrée en scène des classes dominantes est pour le moins fracassante ?"[20] . En fait la lutte des classe a, après Marx, surtout occupé une dimension politique plutôt qu'analytique, que ce soit d'un coté ou de l'autre : pour la bourgeoisie il s'agissait de nier l'antagonisme social pour asseoir pacifiquement sa domination; pour le mouvement ouvrier, sous direction communiste, la rhétorique de la lutte des classes servait tout autant à masquer son sectarisme (troisième période ultra-gauche de l'Internationale Communiste) ou son opportunisme vis-à-vis du réformisme, qu'à promouvoir une entreprise d'auto-légitimation en s'arrogeant la représentativité pleine et entière du camp des travailleurs. Se construit alors un "mythe mobilisateur", et, portée par une "conception métaphysique et anthropomorphique", la classe (en réalité la classe ouvrière) devient "le sujet central et centré de l'histoire, porteur d'une rationalité immanente et d'une identité sociale affirmative, sommé par des lois objectives inexorables d'accomplir sa "mission historique""[21].

 

Face à la baisse incontestable des luttes sociales (diminution du nombre de jours de grèves et du taux de syndicalisation, affaiblissement des organisations...) et en particulier ouvrières, une telle attitude n'offre pas les clés pour saisir la situation d'ensemble, car la mythification de la classe ouvrière conduit souvent à ne concentrer son analyse que sur elle, au lieu de penser les classes comme des rapports où les activités de chaque groupe ont des conséquences sur les autres. Ne scruter que ce qui se passe, ou ne se passe pas, du coté du prolétariat, peut alors conduire à la conclusion de l'extinction de la lutte des classes. Or c'est oublier que les années soixante-dix et quatre-vingt ont été une période de forte mobilisation de la classe capitaliste qui s'est manifestée au plan économique par les restructurations, les licenciements, les privatisations...; au plan politique par la contre-réforme libérale initiée par Thatcher et Reagan, la perte des prérogatives des Etats en terme de redistribution des richesses ou encore la conversion des élites sociales-démocrates au social-libéralisme; et au plan idéologique par le rôle joué par les think-thanks libéraux comme la société du Mont Pèlerin ou par l'enterrement de l'idéologie-68 chez les ex-gauchistes reconvertis.

 

Cependant on doit tout de même interroger l'idée d'effacement des classes en observant aussi les transformations du salariat. Car c'est sans rester prisonnier d'une vision de paupérisation, relative ou absolue, du salariat qu'on pourra saisir s'il existe encore des antagonismes de classes. L'argument le plus fort qui tend à prouver l'effacement des classes est celui de l'intégration de la classe ouvrière par l'accès à la consommation.

 

L'exemple de l'habitat privé est une bonne illustration pour comprendre les effets des nouveaux modes de consommation et de vie sur les consciences collectives. Les Trente Glorieuses sont, en matière immobilière, une période de planification conjuguée avec des aides à la construction, qui aboutissent en 1977 avec la loi sur "l'aide à la pierre". Cela non seulement vitalise un capitalisme foncier, mais généralise aussi la pratique d'épargne et de crédit chez les travailleurs. Et aujourd'hui, sur la moitié des ouvriers propriétaire de son logement, 28,4 % le sont devenus entre 1980 et 1986. Si en terme de modes de vie ce phénomène à une importance certaine, les inégalités, qu'on pensait en voie de résorption, se transforment elles aussi : l'habitat ouvrier se situe principalement en banlieues ou à la campagne, recomposant ainsi les structures des villes en vidant les centres de leurs pauvres; surtout, "le patrimoine ouvrier [...] est avant tout patrimoine d'usage immédiat et domestique; et quasiment jamais patrimoine de rapport" ce qui conduit à une "dépréciation symbolique et matérielle"[22] .

 

Mais les effets se font surtout sentir sur les représentations induites par l'habitat privé et les pratiques collectives des travailleurs. Le modèle à atteindre n'est plus fondé sur le bien collectif mais sur les profits individuels, et l'affirmation de soi ne se fait pas au coté de ses pairs, mais par rapport à eux. La propriété privée devient donc "un facteur d'exclusion" et agit comme une "instance de régulation idéologique"[23] . On constate alors que "la propriété ouvrière adoucit les rapports sociaux"[24] , en contribuant à la fragmentation du groupe ouvrier. La baisse de la combativité ouvrière n'est donc pas le fruit d'une résorption des inégalités mais bien la conséquence, des effets idéologiques et culturels induits, notamment, par de nouveaux modes de vie et d'autres phénomènes qui restent à préciser, comme la crise du mouvement ouvrier traditionnel ou encore les tentatives de transformer les travailleurs en salariés-actionnaires grâce à la distribution d'actions en lieu et place de primes ou de hausses de salaires.

 

Pour autant, on ne peut nier le fait qu'au-delà des inégalités persistantes, les années d'après-guerre ont permis, dans certaines limites, de déjouer la reproduction sociale en faisant accéder aux couches moyennes les enfants d'ouvriers ou de petits paysans. L'ascension sociale, et au fil des générations, semble alors irrésistible, ce qui corrobore à court terme la vision d'une classe moyenne en cours de constitution, amenée à devenir quasi hégémonique. Il est donc important de remettre en cause l'image d'une progression lente mais certaine pour y substituer l'idée que de telles évolutions sont liées à une phase historique précise marquée par une croissance économique forte et une mobilisation du prolétariat non moins importante. Car si entre 1945 et 1975 le pouvoir d'achat des ouvriers a triplé, il stagne depuis lors. De même, si les générations nées entre 1940 et 1960 ont connu une meilleure situation que leurs parents, celles nées dans les années soixante-dix et quatre-vingt arrivent sur le marché du travail à un moment où les proportions de diplômés et d'enfants de cadres ont doublé, ce qui réduit fortement les possibilités d'intégrer les classes moyennes ou supérieurs par les non héritiers[25].

 

On voit déjà se mettre en place de nouvelles hiérarchies et de nouvelles formes de précarité, alors que "les classes populaires, anesthésiées par l'utopie de mobilité ascendante, qui fut effectivement réalisée pendant quelques années, ont subi ensuite un knock-out debout, avec la crise économique et l'émergence du chômage de masse"[26] . Or les modèles politiques proposés sont d'une façon ou d'une autre orientés par cette utopie, utopie avec laquelle il faut rompre pour former un projet politique cohérent avec la situation présente et les nouvelles structurations de classes.

 

Considérer à la fois le long terme, les changements socio-économiques réalisé au cours des années quatre-vingt, ainsi que les effets de ces changements sur les consciences collectives est nécessaire pour appréhender dans le même temps la perpétuation mouvante des conflits de classes et la difficulté d'expressions et de mobilisations portées par une conscience collective. "La baisse des inégalités économiques et éducatives, [l']affaiblissement des frontières sociales en terme d'accès à la consommation et aux références culturelles" et la "croissance de la mobilité"[27] sont fortement remises en cause sans que ne s'inventent, ou ne se recréent, des solidarités à même de dépasser les fragmentations des classes populaires. Résorber politiquement et socialement ces fragmentations demeure une nécessité pour redonner vitalité et couleur à la lutte des classes.

 

Un salariat en mutations

Précarisation et perte de confiance dans les couches moyennes

 

On a vu que la fin des Trente Glorieuses a mis un coup d'arrêt à l'ascension générale vers la classe moyenne. Pour autant, les couches moyennes existent toujours bel et bien et ont subi quelques évolutions. La difficulté de les analyser tient au fait qu'on a souvent manipulé ces analyses à des fins politiques, ce qui a aussi contribué à façonner l'identité de ce groupe. De la classe tampon entre prolétariat et bourgeoisie, la classe moyenne est devenue le symbole de la réussite pour les moins favorisés, la propriété et la consommation servant de ciment idéologique (voir paragraphe précédent). On rencontre aussi une difficulté dans la mesure où la classe moyenne recouvre des réalités plurielles, aussi bien dans la nature du travail (conception, réalisation, administration...) que dans la place dans les hiérarchies sociales.

 

Mais les grandes tendances qui se dessinent sont le déclassement, déjà largement effectué, du groupe des employés (à tel point qu'on peut le classer désormais dans le prolétariat), et la dévaluation du salariat moyen du fait de la concurrence, de la massification des diplômés et des nouveaux statuts précaires, dévaluation qui prend certaines formes chez les cadres sur lesquelles on doit s'attarder. En effet les cadres représentent traditionnellement une couche salariée susceptible de fluctuer dans ses alliances de classes (d'où l'importance stratégique d'un point de vue syndicalo-politique dans l'après-68 pour les faire ou non pencher du coté de la classe ouvrière), mais qui dans l'entreprise est souvent porteuse du pouvoir et de la parole de ses employeurs, participant ainsi aux processus de domination. Les avantages matériels perçus (la "quote-part" rétrocédée par le patronat) sont manifestes et accompagnent une conscience de groupe collective façonnée par les pratiques culturelles, de consommation, les loisirs, les lieux de rencontres... ainsi que les stratégies de gestion de carrière modelées par une multitude de revues de management.

 

L'adhésion aux valeurs de l'entreprise ne fait aucun doute pour un groupe qui ne cesse de croître dans les années quatre-vingt et gagne en qualifications. Pourtant les années quatre-vingt dix marquent un tournant dans l'image et l'identité des cadres. De nombreux témoignages font état de l'intensification du travail par allongement de sa durée et l'accroissement des contraintes afférentes; à tel point que les cadres réclament le retour de la pointeuse pour comptabiliser leurs heures de travail ainsi que l'intervention de contrôleurs du travail. L'autonomie, censée caractériser la fonction de cadre, devient un ensemble de tâches imposées à accomplir selon des modes laissés en partie aux choix des cadres. Paul Bouffartigue[28] souligne aussi que les attributs matériels comme les plans de carrière assurés, la croissance des revenus et sécurité du statut deviennent de moins en moins certains, de nouveaux clivages apparaissant entre les managers et les "autres cadres" et l'expérience de privation d'emploi touchant un tiers du groupe. On assiste aussi à une dévalorisation symbolique, exprimée clairement par l'association patronale Entreprise et progrèsen 1992 : "Inventé dans les années 1930, le statut de cadre a contribué au développement des entreprises françaises jusqu'au début des années 1970. [...]

 

Mais en 1992, il est important de reconnaître que la distinction cadres/non-cadres n'a plus de sens et constitue un obstacle au progrès économique et social des entreprises"[29] . L'ère post-fordiste rejette donc ceux que les Trente Glorieuse avaient portés au pinacle en en faisant la nouvelle figure de la réussite. L'existence du groupe des cadres est menacée par ses fragmentations internes, et sa perte de cohésion idéologique, ce qui a des conséquences sur la vie syndicale, la CFDT devançant la CGC dans le collège des cadres aux élections prud'homales. Si les cadres restent encore une couche privilégiée, les faits évoqués sont tout de même symptomatiques d'un changement profond dans le salariat qui voit les cadres se rapprocher d'une certaine manière des autres salariés : par des conditions de travail dégradées, par un vote syndical confédéré et aussi par une participation nouvelle à des conflits sociaux, comme au Crédit Foncier ou chez Thomson. Il ne s'agit pas là de prédire des alliances de classes prometteuses mais de constater, à partir d'un exemple caractéristique, que la forme actuelle du capitalisme recompose les classes au profit de la bourgeoisie en rabaissant les conditions d'existence de l'ensemble des salariés, des plus pauvres à ceux qui avaient été intégrés plus ou moins bien dans les tâches d'encadrement. Les effets sur les autres couches du salariat sont bien entendu d'une autre dimension.

 

La recomposition du prolétariat

"Ouvriers, employés, nous sommes le grand parti des travailleurs..." (?)

 

Parler de prolétariat peut sembler désuet, comme une marque d'attachement à un passé qui n'est plus, en guise d'hommage posthume. C'est pourtant le terme qui aujourd'hui définit le mieux l'ensemble des salariés d'exécution, soumis le plus souvent à différentes formes de domination et ne possédant pas d'importants capitaux, économiques ou culturels. Ce prolétariat a longtemps fait les frais d'une réduction qui l'assimilait à la seule classe ouvrière. La perte de visibilité de cette dernière a permis à la plupart des observateurs sérieux (il n'y a désormais que quelques ouvriéristes acharnés pour voir dans les ouvriers le noyau central et quasi hégémonique du prolétariat) d'intégrer les employés dans le prolétariat. D'une part parce bien qu'il s'agisse de services, les employés sont producteurs, et cantonnés à des tâches d'exécution; ensuite parce que les modes de travail, l'intensification des rythmes, les hiérarchies, le non travail intellectuel, tous processus issus du taylorisme... sont communs aux ouvriers et aux employés (la différence persistante pourrait être dans les conditions et les accidents de travail mais Christophe Dejours montre à quel point les effets néfastes du travail sur la santé touchent un nombre de plus en plus important de catégories professionnelles). D'autre part parce les revenus ont eu tendance à s'égaliser, autour de 8000 F en fin de carrière. Il est plus difficile de trancher la question de la socialisation et de la constitution de la conscience de groupe.

 

On peut cependant remarquer que la socialité ouvrière s'étant défaite dans le même temps que l'image de l'employé se dévalorisait en terme de réussite sociale, des tendances à une certaine harmonisation culturelle et des modes de vie se dessinent, tendances qui peuvent donner corps à une conscience collective. On peut ajouter comme constituants du prolétariat les personnels subalternes de la santé et du travail social, qui connaissent peu ou prou des conditions de travail similaires et dont la formation, faible ou très professionnalisée, ne créent pas de liens forts avec d'autres groupes sociaux. Dans les pays occidentaux, les trois changements qui affectent le plus le prolétariat depuis les débuts de la crise dans les années soixante-dix sont donc : l'affaiblissement relatif du groupe ouvrier, qui, tout en diminuant peu numériquement parlant passe de 39,1 % de la population active en 1962 à 27,9 % pour la France d'aujourd'hui; cela s'accompagne surtout d'une quasi disparition des grands centres ouvriers (au profit de plus petites unités de sous-traitance), qui fragmente le groupe ouvrier. Deuxième changement : l'augmentation du nombre d'employés qui passent de 16,5 % en 1962 à 29,9 % aujourd'hui, et leur prolétarisation, économique et symbolique. On obtient alors un prolétariat composé de 57,8 % de la population active, auxquels on peut ajouter une bonne partie des 19,9 % des professions intermédiaires[30] ; d'où la conclusion évidente que non seulement le salariat est en augmentation, mais qu'à l'intérieur de ce salariat, les classes dominées augmentent elles aussi en proportion.

 

Le troisième changement qui affecte le prolétariat est sa féminisation : de la même façon que les immigrés, les femmes, en entrant massivement sur le marché du travail et particulièrement dans le secteur tertiaire, on été reléguées dans les plus bas statuts et les plus bas salaires; si elles représentent 46 % de la population active, elles forment aussi 52 % des chômeurs et 79 % des bas salaires[31] . Le maintien de ce prolétariat est lié à la reproduction et l'amplification des inégalités sociales qui ont largement profité au capital durant les années quatre-vingt[32] . Louis Chauvel a calculé par exemple qu'entre 1950 et 1975, il aurait fallu entre trente et quarante ans pour qu'un ouvrier comble la différence sociale entre lui et un cadre; dans les années quatre-vingt dix, cette durée passe à deux cent ans[33] . On n'évoque ici que des statistiques sur le cas français. L'émergence d'un prolétariat sur-exploité dans les pays du Sud est bien sûr une donnée fondamentale qui ne sera pas traitée ici.

 

L'aspect le plus criant des inégalités touche bien entendu les chômeurs, partie certes intégrante du prolétariat mais à la socialité particulière, notamment pour les chômeurs de longue durée ou ceux n'ayant connu qu'intérim et petits boulots, qui ne fait que brouiller encore plus les représentations collectives. Si ces phénomènes de désaffiliation sont importants, la notion d'exclus ne rend pas compte de l'intégration des chômeurs dans le champ économique, sinon par leur ressenti du moins par leur fonction d'"armée industrielle de réserve" (Marx). On préférera alors évoquer une mise à l'écart qui permet au patronat de casser la norme de travail, le "statut social minimum"[34] et engendre des "marginalisations sociales"[35] . L'incapacité du mouvement syndical à prendre en compte les situations de chômage ajoute la crise symbolique de représentation et d'appartenance de classe à la crise socio-économique due à la précarité. "L'extension des précarités est à la fois une des résultantes et un des facteurs d'un vaste processus de décomposition de la culture au travers de laquelle s'était construite la classe ouvrière, et plus largement les représentations des classes sociales"[36] . La place des chômeurs et des précaires devient donc aussi une question dans le retissage de solidarités de classe et de lutte contre la fragmentation du prolétariat.

 

Ces évolutions, comme on l'a déjà souligné, remettent fortement en cause la fin de la polarisation et des inégalités sociales. Il faut aussi préciser le cadre international dans lequel elles s'inscrivent. Du fait de la nouvelle phase de mondialisation capitaliste et de l'émergence d'un marché mondialisé (encore en constitution) autour d'entreprises multinationales, les modes de production tendent à converger, au moins vers des objectifs communs, tout en maintenant un développement inégal et combiné. Cela produit des classes populaires plurielles aux revenus et modes d'existences très différentes. Celles des pays du centre connaissent des mutations en partie évoquées précédemment. Celles des pays pauvres ou en voie de développement (selon la terminologie officielle) croissent rapidement et subissent une forte exploitation, dès le plus jeune âge parfois. Celles des pays d'Europe de l'est sont en crise du fait de la difficile transition vers le capitalisme.

 

Si on ne peut pas parler de travailleur mondialisé, du fait de l'inexistence d'un marché mondial du travail unifié, les hiérarchies entre ces trois zones produisent une nouvelle division internationale du travail et donc des effets de concurrence généralisée du fait des fortes différences de coûts salariaux entre les pays de la périphérie et du centre (qui s'exprime dramatiquement lors des licenciements pour cause de délocalisation), de la pression de main d'œuvre et des flux migratoires dus à la misère qui encouragent une précarisation accrue sur l'ensemble des travailleurs (nationaux comme immigrés); cela agit aussi d'une certaine manière comme une délocalisation sur place et provoque des tensions racistes au sein du prolétariat.

 

Quid de la classe ouvrière ?

 

A force d'insister sur cette recomposition du salariat et sur la non disparition des classes, on pourrait croire que le seul changement dans le prolétariat est d'ordre sociologique. Or on a vu que les thèses sur l'effacement des classes s'appuyaient sur des faits incontestables : la perte de visibilité du groupe ouvrier et son corollaire, à savoir sa destructuration. Il s'agit là d'un changement profond dans nos sociétés qui ne peut qu'interroger ceux qui ne se résignent pas à l'apathie sociale, car cela a à voir aussi avec les formes de mobilisations et de solidarité à inventer. D'un point de vue syndical et politique, la classe ouvrière ne représente plus le groupe porteur de lendemains qui chantent. Elle paye le prix d'un ouvriérisme (exprimé avant tout par le PCF et la CGT et dans une moindre mesure par l'extrême gauche) qui, les difficultés économiques s'aiguisant, ne pouvait que rendre le désenchantement plus violent. Mais elle a dû aussi faire face à la montée en puissance du cadre dans les années soixante-dix qui a remplacé le métallurgiste comme figure centrale du salariat, devenant ainsi le nouvel "attracteur" (Boltanski).

 

Selon Robert Castel, la déconstruction de la classe ouvrière est aussi liée aux transformations issues du passage de la société industrielle à la société salariale. D'une part la société salariale cantonne les luttes à une meilleure redistribution des richesses à l'amélioration des conditions de travail et à de meilleurs classements dans la hiérarchie sociale, alors que la classe ouvrière est censée être porteuse d'un changement radical. D'autre part c'est dans cette société que le groupe ouvrier se structure; l'effritement de la société salariale voit se donc briser l'homogénéité "intra-catégorielle" issue de cette période, ce qui a pour conséquence de "dé-collectiviser les conditions de travail et les modes d'organisation"[37] . On remarque alors que ce sont des processus individuels qui sous-tendent les activités des agents : d'une "dé-collectivisation", on passe rapidement à une "ré-individualisation qui renvoie au travailleur la responsabilité de sa trajectoire professionnelle"[38] . Cela renvoie ni plus ni moins aux défaites symboliques du monde du travail face à l'individualisme néo-libéral, qui circule par divers canaux, dont l'école ou les médias; il s'agit bien sûr d'un individualisme qui oublie de dire qu'il n'est pas à la portée de tous les individus, agissant lui aussi comme un mythe, mobilisateur et mystificateur.

 

Les travaux de Stéphane Beaud et Michel Pialoux cernent avec beaucoup de précisions les transformations du groupe ouvrier qui n'apparaît plus, loin de là, comme une classe mobilisée[39] . L'intérêt de leur enquête sur le milieu ouvrier des usines Peugeot à Sochaux-Montbéliard est qu'elle ne se cantonne pas au strict territoire de l'usine mais qu'elle étudie aussi les conséquences sur l'environnement des ouvriers, que ce soit les lieux d'habitation ou les pratiques scolaires. Ils dénombrent ainsi certains facteurs de la fragilisation du groupe ouvrier : menace du chômage; disparition des grands centres industriels, véritables bastions ouvriers (diminution des effectifs de moitié en vingt ans); vieillissement des réseaux militants politiques ou syndicaux; forte perte d'influence du Parti Communiste et des espoirs qui l'accompagnaient, remplacés par le vote pour le Front National; perte de la confiance due aux statuts que conférait Peugeot; dispersion géographique, que ce soit à cause de l'éclatement des unités de travail ou de la disparition des cités ouvrières...

 

Parallèlement, les transformations dans les ateliers, les nouveaux modes de vie, plus individualisés, et les mutations du système scolaire n'offrent plus de cohérence à un monde en perte de repères. Deux phénomènes marquent particulièrement l'effacement de l'unité du monde ouvrier. Le racisme se manifeste désormais de façon ouverte, pas tellement au sein de l'usine où les vieux camarades maghrébins sont bien traités mais sur les lieux d'habitation ou par rapport à l'école où les enfants d'immigrés sont accusés de perturber la scolarité des français "de souche". Cela indique la discontinuité entre le travail et la vie extérieure qui permet de faire cohabiter une participation syndicale importante (CGT ou CFDT) avec un vote FN fort; et cela renseigne sur la perte de valeurs politiques identitaires de la gauche. Le second phénomène tient à la reproduction du groupe à travers les générations, ce qui interroge les attitudes par rapport à l'école. Il y a d'une part à l'intérieur de l'usine des conflits larvés entre jeunes et anciens salariés, notamment autour des formes de résistance individuelles à l'autorité patronale. Et d'autre part au sein des familles, l'incompréhension entre enfants et parents règne : les parents sont entrés dans l'usine avec fierté alors que les enfants fuient le lycée professionnel, perçu comme une antichambre de l'entreprise.

 

En mars 1994, lors des luttes contre le CIP, les lycéens vont refuser de joindre leur lutte à celle de leurs pères syndiqués, coupant ainsi symboliquement le cordon qui les rattache au monde ouvrier. Surtout, les familles ouvrières sont amenées à participer à la compétition scolaire, alors que subsistent des malentendus, des ambivalences sur les études et les diplômes : les enfants méprisent leurs parents pour leur niveau scolaire alors que leurs diplômes ont bien moins de valeur que ceux obtenus trente ans auparavant. Ainsi "le passage par le lycée, ou même par l'université, "déculture" les enfants d'ouvriers mais ne parvient pas à acculturer un nombre croissant d'entre eux à la culture scolaire".

 

L'héritage ouvrier est donc rejeté, ce qui participe fortement à la "désouvriérisation". Beaux et Pialoux ne tranchent pas sur l'existence de la classe ouvrière; tout au plus s'interrogent-ils : "Des individus qui peuvent tous être désignés comme ouvriers mais qui le sont de manière si différente que l'on peut se demander si le terme a encore un sens". Le monde ouvrier se transforme, il subit notamment une "nouvelle division du travail liée à l'externalisation des activités à faible valeur ajoutée et à la généralisation des flux tendus" ainsi que la "prophétie autocréatrice" de sa propre disparition; phénomènes économique et symbolique se conjuguent donc. Mais les deux sociologues prennent soin en conclusion de citer Georges Navel : "Il y a une tristesse politique dont on ne guérit que par la participation politique" et appellent à unifier, à re-collectiviser dirait Castel, un groupe en renouant "les fils entre les générations" en resserrant "les relations entre univers sociaux[...] proches du monde ouvrier" et en tirant "les enseignements des autres formes de lutte qui se développent loin des ateliers".

 

Les travailleurs de Cellatex (juillet 2000), de Bata (2001), mais surtout la coordination des travailleurs menacés de licenciements initiée par l'intersyndicale de Lu-Danone qui a organisé le 9 juin 2001 une manifestation de plus de 30 000 personnes sans le soutien d'aucune confédération syndicale sont peut-être les prémisses d'un retour de la question ouvrière au plan public.

 

La bourgeoisie, une classe mobilisée

 

Contrairement à la classe ouvrière, qui semble s'être évaporée, la bourgeoisie n'est pas en voie de disparition. Bien qu'ils ne se reconnaissent pas, ou ne se revendiquent pas (car la domination a besoin de discrétion, d'invisibilité), de cette étiquette, ses membres agissent à différents niveaux, économique, social, politique, culturel... Pourtant on rencontre là aussi des difficultés à définir précisément cette classe. Le clivage qu'on peut percevoir dans les analyses tient souvent à ce qu'elles sont orientées plutôt vers l'économie ou plutôt vers la sociologie. Il faut alors, et c'est parfois difficile, croiser deux types d'analyses, ce qui peut poser problème dans l'étude de groupes intermédiaires comme les cadres moyens qui sont tiraillés économiquement et culturellement entre deux pôles. Nous ne traiterons donc pas dans cette partie de la petite bourgeoisie mais d'une dynamique d'ensemble de la bourgeoisie dominante.

 

Croiser économie et sociologie revient à traiter simultanément, ou parallèlement, du processus d'exploitation intrinsèque au travail salarié et des phénomènes de dominations qui prennent des formes diverses. Dans cette optique Isabelle Garo donne une définition extensive de la bourgeoisie, incluant selon elle "tous ceux qui se soumettent à ses préjugés, collaborent à ses illusions et travaillent à convaincre toutes les classes sociales que l'histoire s'achève avec le mode de production capitaliste"[40] . Elle présente plusieurs déterminants de la bourgeoisie, mais assez peu précis; sa lecture de Marx, qui historicise l'avènement de la bourgeoisie, offre quelques précisions : la bourgeoisie se construit alors sur "quatre plans distincts et toujours liés, sans pour autant être mécaniquement corrélés : celui d'une émergence historique, d'un rapport de force social, d'une fonction économique et d'un agir politique et idéologique" [41] . Son rapport antagoniste avec le prolétariat s'appuie donc sur des dominations idéologique (donc culturelle) et politique d'où l'importance de l'Etat. Concernant l'unification de la classe,

 

Marx remarque que la bourgeoisie s'unifie donc par les moyens de dominations sur le prolétariat qu'elle met en place, mais d'abord dans la lutte contre la féodalité. Le phénomène d'unité dans et par le mouvement est important, même s'il n'est pas le seul facteur. Car Marx remarque aussi qu'il y a une unification "aveugle" qui se produit à travers la concurrence inter-capitaliste, par des pratiques communes de production, de communication, de transformation du capitalisme... Enfin, Marx insiste sur trois aspects importants : d'une part il distingue capital-propriété et capital-fonction pour montrer que le capitaliste ne se réduit à son statut de propriétaire des moyens de production et d'acheteur de la force de travail; ensuite il distingue classe capitaliste et bourgeoisie de manière à souligner la différence entre fonction économique et travail idéologique et culturel, tous deux participant de l'unité du groupe; "dès lors, la définition de la bourgeoisie se situe à un point de rencontre de la pratique de la classe capitaliste et d'une forme de conscience élaborée par ses idéologues"[42] . Enfin il insiste sur le mouvement qui caractérise la bourgeoisie, s'inscrivant dans une dynamique de "redéfinition perpétuelle" pour maintenir et reproduire sa domination. Ces analyses renvoient à la distinction "classe en-soi" / "classe pour-soi" qu'on utilise, à plus ou moins bon escient, pour le prolétariat alors qu'elle est bien plus opérante pour la bourgeoisie. Cependant on ne peut limiter le travail d'unification culturelle au travail efficace d'idéologues. Ce travail existe, il est plus ou moins conscient, mais ce sont surtout les pratiques collectives des agents qui vont construire le groupe bourgeois; Marx soulignait d'ailleurs déjà la part d'unification inconsciente produite à travers la concurrence.

 

L'appartenance à la bourgeoisie ne dépend donc pas seulement d'un niveau social élevé et partagé, mais d'une richesse multiforme, économique, sociale et culturelle. Les enquêtes de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot montrent l'importance de cette multiformité, dont la complémentarité entre différentes formes de richesses forme système[43] . La richesse économique est particulièrement visible, et choquante, quand on observe la concentration des richesses : à l'échelle de la planète, la fortune des deux cent personnes les plus riches est supérieure aux revenus des 2,3 milliards d'individus les plus pauvres; le patrimoine des trois hommes les plus riches dépasse le PNB des trente cinq pays les moins développés, soit 600 millions d'habitants; l'écart entre les 5 % les plus riches et les 5 % les plus pauvres est passé de 1 à 30 en 1960 à 1 à 74 (rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement [PNUD] 1999). En France, selon l'INSEE, la moitié des ménages les plus modestes détient 6 % du patrimoine alors que les 10 % des plus riches ménages en détiennent 53 %, et les 1 % les plus riches en détiennent 21 %. Cependant il est difficile d'évaluer un seuil minimum de richesse qui prendrait en compte patrimoine de rapport et revenus et permettrait de fixer une limite précise au-delà de laquelle on est décrété comme riche, comme c'est le cas pour la pauvreté (même si cet indicateur n'a rien de parfait).

 

A la richesse économique se conjugue un capital social, défini comme "l'ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et d'interreconnaissance; ou, en d'autres termes, à l'appartenance à un groupe, comme ensemble d'agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes [...] mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles" [44] . Enfin, le capital culturel concerne tout ce que la bourgeoisie possède comme œuvres d'art, propriétés anciennes... mais aussi touche à son attitude par rapport aux études, relevant d'une véritable compétition scolaire dont elle sort largement bénéficiaire. Ainsi la bourgeoisie compose à différents niveaux un capital symbolique, qui s'appuie tout autant sur un capital matériel que sur des pratiques collectives et de reconnaissances mutuelles. Ce capital symbolique est à la fois le signe et le moyen d'imposer un rapport de force symbolique qui met à distance l'autre, celui qui n'est pas bourgeois. Il se manifeste notamment par la construction ou l'appropriation d'espaces propres à la bourgeoisie qui constituent des "entre-soi géographiques" [45] , où la proximité est un facteur important de la sociabilité bourgeoise tout autant que des comportements politiques. Cette sociabilité passe aussi par les lieux où la bourgeoisie se reproduit et affirme sa domination : dans la famille, à l'école ou lors des cérémonies mondaines où les femmes sont chargées de gérer et d'entretenir le capital social. Cet ensemble de pratiques communes tisse les frontières d'un monde difficilement pénétrable, y compris pour les nouveaux riches à la sociabilité peu affirmée, et révèle l'apparent paradoxe d'un fonctionnement collectif pour une classe à l'idéologie basée sur la réussite individuelle; autrement dit une alliance entre un "individualisme théorique" et un "collectivisme pratique" [46].

 

Le travail des deux sociologues mentionnés montre, à travers la mobilisation économique et symbolique de la bourgeoisie, la corrélation entre exploitation et dominations. Véritable classe pour-soi, la bourgeoisie s'est construit les outils de sa puissance collective sans avoir besoin de les théoriser, même si, du fait de l'effondrement public du marxisme, elle hésite de moins en moins à affirmer ses prérogatives de classe. Si les analyses de Pinçon et Pinçon-Charlot sont particulièrement importantes, elles laissent subsister un doute sur la place des nouveaux riches. Leur discours porte beaucoup sur la reproduction à long terme des familles bourgeoises, mais interrogent peu ceux qu'on présente comme les nouveaux maîtres de l'économie, qui tirent leurs richesses d'un intense investissement personnel (plus en terme économique que social) sans pour autant être des héritiers. Si le capital social et culturel est un construit de long terme, la richesse économique est aussi un moyen d'atteindre rapidement les hautes sphères et d'être un bourgeois total, au sens multiforme du terme.

 

La seconde question qu'on peut se poser à propos de la bourgeoisie est celle de son extension à une couche supérieure de salariés par l'accès de ces derniers à des actions et des stock-options. Derrière les effets d'annonce (comme ceux de Libération qui déjà en 1982 titrait Tous Capitalistes!alors qu'on s'enfonçait dans la crise), y'a-t-il une intégration croissante à la bourgeoisie par un nouveau partage des richesses et des pouvoirs à l'intérieur des entreprises ? En fait, comme l'explique Suzanne de Brunhoff[47] , la crise des années soixante-dix a vu se mettre en place une nouvelle gestion de la force de travail, combinant "la brutalité des restructurations des entreprises avec la séduction des gains boursiers", "deux façons d'imposer un rapport de force favorable au capital relativement au travail". La distribution, ou vente à bas prix, d'actions permet de ne pas augmenter la partie fixe du salaire (partie "la plus socialisée par les conventions collectives") tout en renvoyant à chaque salarié la responsabilité individuelle de ses revenus.

 

Les débats sur les retraites (répartition ou fonds de pension) s'inscrivent dans cette logique où il s'agit de substituer à un système de solidarité et de normes communes, un système de choix personnels, à la carte, sans norme d'âge ou de taux de revenus. Or, au lieu de permettre l'intégration des travailleurs dans les couches élevées de la société, les projets de "stock-options pour tous", c'est-à-dire la "compensation financière du blocage des salaires", ont accru les inégalités, s'accompagnant d'emplois précaires et de licenciements, nécessaires à la bonne santé des actions en bourse. De fait, l'introduction des actions chez les salariés n'a fait que reproduire en les accentuant les différences de profit puisqu'elle a profité avant tout aux très hauts cadres (en France, les stock-options des entreprises du CAC 40 ont produit 83,7 milliards de francs de bénéfices pour 1 % des salariés, soit 2,3 milliards de franc par personne, et aux Etats-Unis, entre 1989 et 1997, 86 % des gains boursiers ont bénéficié à 10 % des salariés[48] ); elle a aussi provoqué de nouvelles fractures au sein du salariat entre les travailleurs pauvres et ceux qui étaient mieux rémunérés. Surtout elle a eu des effets idéologiques, en promulguant l'idée qu'on pouvait s'enrichir seul, en faisant fi des conventions collectives, et que le fossé, tant financier qu'en terme de pouvoir et de choix pour l'entreprise, était en train de se résorber. Si cela peut avoir des conséquences sur l'effacement des consciences de classe chez les travailleurs, cela ne rapproche en rien ceux qui possèdent et gèrent le capital de ceux qui travaillent pour lui.

 

La dernière question qu'on se posera touche au caractère national ou international de la bourgeoisie. Est-ce que l'internationalisation croissante des rapports capitalistes est en train de créer une bourgeoisie mondialisée, une classe complètement unifiée au niveau planétaire dans une économie homogène ? D'un point de vue strictement sociologique, les pratiques de la bourgeoisie revêtent un caractère international assez évident. L'internationalisation des affaires incite en effet, et depuis longtemps, à créer des réseaux, familiaux ou autres, agissant au quatre coins de la planète, réseaux qui s'étendent de plus en plus. D'où un "mode de vie international" et un "habitus cosmopolite" [49] , qui se traduit par un apprentissage intensif des langues étrangères, par la fréquentation d'établissements scolaires internationaux (ou de prestige à l'étranger), par des relations internationales qui transparaissent à travers les loisirs (chasse, pêche, yachting et traditions) ou des "lieux de villégiature internationaux" comme Marbella ou l'île Moustique (Caraïbes). Culturellement et socialement, la bourgeoisie vit donc à l'heure internationale, mais cette proximité au-delà des frontières ne suffit pas à poser l'existence d'une classe mondiale.

 

Il nous faut en effet aussi examiner dans quels cadres s'opère la domination économique et donc interroger le rôle des Etats aujourd'hui, d'un point de vue géo-économique. S'interrogeant sur le devenir de l'économie mondiale, Ernest Mandel a construit trois modèles de rapports inter-étatiques : 1) le super-impérialisme où "une grande puissance impérialiste unique détient une hégémonie telle que les autres Etats impérialistes perdent toute autonomie réelle à son égard"; 2) l'ultra-impérialisme où "l'interpénétration internationale des capitaux est avancée au point où les divergences d'intérêts décisives, de nature économique, entre propriétaires de capitaux de diverses nationalités, ont complètement disparu[...] Il n'y aurait plus, dans ce cas, qu'une concurrence entre super-firmes multinationales; la concurrence inter-impérialiste aurait disparu, c'est-à-dire que la concurrence se serait finalement détachée de sa base étatique nationale"; et 3) la concurrence inter-impérialiste où "l'interpénétration internationale des capitaux est assez avancée pour qu'un nombre plus élevé de grandes puissance impérialistes indépendantes soit remplacé par un plus petit nombre de superpuissances impérialistes, mais elle est si fortement entravée par le développement inégal du capital que la constitution d'une communauté d'intérêt du capital échoue. La fusion des capitaux l'emporte au niveau continental, et la concurrence impérialiste intercontinentale s'en trouve d'autant plus aiguisée"[50].

 

C'est bien de ce dernier modèle que semble aujourd'hui se rapprocher le plus la configuration du monde : malgré l'extension mondiale du règne de la marchandise, les multinationales restent adossées à leurs Etats respectifs et on assiste à la constitution d'ensembles continentaux (Union Européenne, Zone de Libre Echange des Amériques...), même si les attributs d'un marché mondial ainsi que des tendances à un ultra-impérialisme se dessinent[51] . Cet état de fait ne peut que nous interroger sur le caractère supposé international de la bourgeoisie. Claude Serfati reconnaît quant à lui que les pratiques de la bourgeoisie ont tendance à s'uniformiser du fait de la logique propre au capital financier, des réseaux comme la table ronde européenne des industriels (ERT) ou le Transatlantic Business Dialogue (TABD), et du travail des cabinets de consultants qui homogénéisent les comportements des dirigeants. Pour autant cela se produit dans une configuration bien particulière décrite sous le nom de "bloc hiérarchisé d'Etats euro-atlantiques" [52] articulé autour des Etats-Unis, puis de l'Europe, du Japon et des Etats liés militairement aux Etats-Unis, et des institutions internationales (FMI, OMC, BM, OCDE, OTAN), et soudé par le consensus de Washington.

 

La notion de bloc, n'évacue pas la concurrence entre Etats mais sert à montrer d'une part les alliances à l'œuvre dans un but de domination mondiale et d'autre part le fait que cette domination repose toujours sur des structures étatiques qui, si elles se transforment, ont toujours pour fonction d'autonomiser les processus de coercition et de cristalliser les relations entre classes autour d'un certain consensus. Les rapports de production demeurent "des rapports politiques et historiquement territorialisés" [53] , ce qui doit ne pas nous faire négliger la dimension politique de la domination de la bourgeoisie et donc son inscription étatique. Si les pratiques internationales des bourgeoisies ont tendance à s'accentuer, elles sont donc partiellement contrebalancées par la place des Etats auxquelles elles appartiennent.

 

Les classes, le retour ?

 

Analyser sans faux-semblant la dynamique actuelle des classes sociales pose donc on le voit un certain nombre de difficultés. Si l'antagonisme social reste patent, la mobilisation des classes dominées ne fait que se réveiller. Et la question reste posée de savoir comment résister aux multiples phénomènes d'individualisation pour créer, ou recréer, une unité du prolétariat et des alliances avec une partie des classes moyennes. Cela ne se fera en décrétant l'unité objective des opprimés mais autour de projets politiques, de la défense et la conquête de droits. Les luttes de décembre 95, autour de la défense des retraites et de la sécurité sociale, ont permis, pour un temps assez court, une union des salariés du public marquée d'une forte tonalité anti-libérale. Que la question sociale soit de retour, c'est certain, y compris la question ouvrière à travers ses luttes ou de façon plus anecdotique à travers quelques films (comme ceux de Ken Loach ou le remarquable Ressources Humaines de Laurent Cantet). Et malgré leur caractère éclaté, les luttes qu'on nomme maladroitement anti-mondialisation dessinent des alliances inédites (à dimension internationale, avec la paysannerie...) qui peuvent être le ferment d'un nouveau bloc historique opposé au capitalisme, si, notamment, on prend soin d'introduire dans leurs débats la question des classes sociales.

 

Notes: 

[1] Daniel Bensaïd, La discordance des temps, Paris, Editions de la Passion, 1995

[2] Daniel Bensaïd, Marx l'intempestif, Paris, Ed Fayard, 1995

[3] Ib idem

[4] Karl Marx, L'idéologie allemande

[5] Karl Marx, Le Capital, Livre I

[6] Lénine, La grande initiative, Moscou, Œuvres,t. XXIX, cité par D. Bensaïd, Marx, l'intempestif, op.cit.

[7] Alain Accardo, "Postface", in Alain Accardo, Philippe Corcuff, La sociologie de Pierre Bourdieu, Ed. le Mascaret, Bordeaux,1986

[8] Karl Marx, Le Capital..., Livre I

[9] Le travail comme rapport social..., entretien avec Jean-Marie Vincent, Critique Communiste... n°152, été 1998

[10] D. Bensaïd, Marx, l'intempestif..., op.cit.

[11] Alain Accardo, op. cit.

[12] Pierre Bourdieu, Espace social et genèses des "classes"..., Actes de la Recherche en Sciences Sociales n°52-23, 1984

[13] Pierre Bourdieu, Une classe-objet : la paysannerie, Actes de la Recherche en Science Sociales n°17-18, 1977

[14] Seules les dominations de genres égalent en universalité les dominations économiques

[15] Bernard Lahire, "champ, hors-champ, contrechamp", in Bernard Lahire (dir), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, La Découverte, 1999

[16] P. Bourdieu, Espace social et genèses des "classes"..., art. cit.

[17] Alain Accardo, op. cit.

[18] "Mais assurément, le problème des classes a été résolu avec succès en Occident. [...] L'égalitarisme des Etats-Unis représente au fond la réalisation de la société sans classes envisagée par Marx...", Francis Fukuyama, "La fin de l'histoire ?...", Commentaire n°50, été 1990

[19] "Il y a une masse centrale..., [...] la masse majoritaire des gens qui ont un accès à ce qui est considéré comme normal dans l'ordre de la consommation et qui disposent... [...] d'une assez forte sécurité, d'un haut niveau de protection sociale", Alain Touraine, "Inégalités de la société industrielle, exclusion du marché" in Joëlle Affichard et Jean-Baptiste de Foucauld, Justice sociale et inégalités..., cité par Paul Bouffartigue, "Métamorphoses de l'"armée industrielle"...", Politis, La revue n°4, 1993

[20] Michel Vakaloulis, Le capitalisme post-moderne, PUF, 2001

[21] Ib idem

[22] Catherine Lévy et Guy Groux, "De "l'être de classe" à... "l'avoir du citoyen"", Politis, la revue n°4, 1993 dont sont tirée les données qui précèdent. Pour une analyse plus globale, lire des mêmes auteurs La possession ouvrière. Du taudis à la propriété, L'Atelier, 1993 ou encore Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l'économie..., Seuil, 2000

[23] C. Lévy et G. Groux, art. cit.

[24] Bernard Manceau, La Vulgarisation de la propriété immobilière par le crédit..., cité par C. Lévy et G. Groux, art. cit.

[25] Louis Chauvel, "Classes et générations. L'insuffisance des hypothèses de la théorie de la fin des classes sociales...", Actuel Marx n°26, 1999

(26] Ib. idem

[27] Ib. idem

[28] Paul Bouffartigue, "La crise d'un salariat de confiance, les cadres déstabilisés...", Actuel Marx n°26, 1999

[29] Cité par Paul Bouffartigue, art. cit.

[30] Ces statistiques sont empruntées à l'article de Louis Chauvel Le retour des classes sociales ?..., Revue de l'OFCE n°79, octobre 2001

[31] Pour plus de précisions, se reporter aux Cahiers du genre, édités par le Groupe d'Etudes sur la Division Sociale et Sexuelle du Travail (GEDISST)

[32] En France entre 1960 et 1973, les gains de productivité ont servi à augmenter le pouvoir d'achat de 4,6 % et les profits de 0,2 % par an, alors qu'entre 1983 et 1989 chacun de ces taux ont été de 0,9 %. Voir Michel Husson et Thomas Coutrot, Avenue du plein emploi, Mille et une nuits, 2001

[33] Louis Chauvel Le retour des classes sociales ?, art. cit.

[34] Robert Castel, Pourquoi la classe ouvrière a-t-elle perdu la partie ?,... Actuel Marx n°26, 1999

[35] Paul Bouffartigue, "Métamorphoses de l'"armée industrielle"...", Politis, La revue n°4, 1993

[36] Ibidem

[37] Robert Castel, Pourquoi la classe ouvrière a-t-elle perdu la partie ?,... art. cit.

[38] Ib. idem

[39] Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière..., Fayard, 1999

[40] Isabelle Garo, "La bourgeoisie de Marx, les héros du marché", in Bourgeoisie, état d'une classe dominante, collectif, Syllepse, 2001

[41] Ib idem

[42] Ib idem

[43] Pour une étude synthétique, voir Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, 2000

[44] Pierre Bourdieu, "Espace social et genèse des "classes"", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52-53, 1984

[45] M.Pinçon et M. Pinçon-Charlot, op. cit.

[46] Ib idem

[47] Suzanne de Brunhoff, "Bourgeoisie capitaliste et salariat : effacement ou reproduction des frontières de classe ?", in Bourgeoisie : état d'une classe dominante..., op. cit.

[48] Claude Serfati, "Une bourgeoisie mondiale pour un capitalisme mondialisé ?", in Bourgeoisie : état d'une classe dominante..., op. cit.

[49] M.Pinçon et M. Pinçon-Charlot, op. cit.

[50] Ernest Mandel, Le Troisième Age du capitalisme, cité par Michel Husson, Le fantasme du marché mondial..., ContreTemps n°2, 2001

[51] Ce qui fait dire à Michel Husson que "la mondialisation capitaliste... [...] combine de manière contradictoire les trois modèles purs évoqués par Mandel". M. Husson, Le fantasme du marché mondial, art. cit.

[52] C. Serfati, "Une bourgeoisie mondiale pour un capitalisme mondialisé ?", art. cit.

[53] Ib idem

Voir ci-dessus