Récit d’un camarade marocain : Ce que j’ai vu à Gao (Mali)
Par Mohamed Jawad Casablanca le 26/01/2013 le Samedi, 02 Février 2013

« Quand les riches se font la guerre, ce sont les pauvres qui meurent. » Jean-Paul Sartre.

« La guerre est une affaire d'importance vitale pour l'État, c'est la province de la vie et de la mort, le chemin qui conduit à la survie ou à l'anéantisse-ment. Il est indispensable de l'étudier à fond. » Sun Tse, L'Art de la guerre. Repris par le sous-commandant Marcos dans son excellent article La 4e guerre mondiale a commencé, 1997


En juillet 2006 j’avais été invité par mes amis(es) de la CAD[i] Mali au Forum des Peuples qui se déroulait cette année-là dans la ville de Gao. J’avais rapidement accepté l’invitation et tout fait pour ne pas rater ce rendez-vous altermondialiste important mais aussi pour découvrir cette région du monde dont je ne connaissais absolument rien. Cette expérience était pour moi d’une valeur extrêmement instructive. Aujourd’hui, en regardant et lisant le peu d’informations qui nous arrivent du Mali après la reconquête militaire des troupes françaises depuis le 10 Janvier 2013, et en discutant avec certains concitoyens, j’ai senti une certaine responsabilité à faire partager mon témoignage, aussi personnel et incomplet qu’il soit, de cette région qui demeure mystérieuse pour nous. Une partie du monde que les puissances occidentales cherchent, à travers leur média Mainstream, à présenter comme l’Afghanistan de l’Afrique.


Acte I : Silence, on tue !

Dans les premiers jours de cette attaque impérialiste surnommée «Serval[ii]», très peu d’informations sont venues du Sahel. Les médias français et l’opinion publique en général ont affiché peu de soucis de ce que faisaient leurs troupes dans cette région. En regardant la Une des grands journaux durant les premiers jours de guerre, on n’avait pas l’impression que « La France » était en guerre. On ne parlait pas ou très peu des victimes maliennes qui tombaient sous les premiers bombardements, D’autres sujets occupaient le devant de l’actualité, le mariage gay par exemple !

L’attaque militaire française a été perçue et continue de l’être malheureusement par beaucoup d’Européens et non Européens comme légitime et normale. Une guerre facile où l’ennemi est vaincu d’avance, un peu comme une partie de PlayStation pour pilotes de chasse français.

Acte II : Aïn Amenas,… Aïe ! Ça ne sera peut-être pas si facile que ça !

Le  mercredi 16 janvier 2013, des membres de la katiba des «Signataires par le sang» ont pu s’emparer du complexe gazier d’Aïn Amenas, en Algérie, géré par la compagnie nationale algérienne Sonatrach, le britannique BP et le norvégien Statoil. Ils ont séquestré des otages, dont une quarantaine d'Occidentaux de différentes nationalités (Norvège, France, Etats-Unis, Grande-Bretagne et Japon). Ils avaient exigé la suspension des opérations militaires dans le Nord du Mali "contre la vie des otages".

Le bilan de cette prise d’otage assez lourd (bilan provisoire: 55 tués dont 23 otages, étrangers et Algériens, et 32 preneurs d’otages) et l’assaut par l’armée algérienne ont contraint les puissances à se rendre compte que les choses sont très sérieuses et beaucoup plus compliquées.

Ces dizaines d’innocents qui ne sont,  je le rappelle, ni plus ni moins innocents que les centaines de civils qui tombent sous le bombardement des avions de chasse français et qui tomberont certainement par milliers dans cette guerre démente.

L’Algérie, le Maroc et les autres

Dans cette tuerie qui est le symbole d’un monde qui va très mal, certains, tels des vautours, cherchent à marquer des points les uns contre les autres. Chacun y va de sa justification. Les anciens promoteurs du fameux concept de « guerre des civilisations » si chère au néo-conservateurs de l’administration américaine qui n’est, en fait, qu’un choc des barbaries comme l’a démontré excellemment Gilbert Achcar dans son livre[iii] qui porte le même nom, ont trouvé dans cette crise une confirmation de leurs thèses. Des thèses avec un filigrane raciste à peine caché réclamant la supériorité de la civilisation occidentale sur les aux autres civilisations. Ceci au moment même où cette même « civilisation » mène le monde droit dans le mur avec des crises économiques, sociales, alimentaires, écologiques sans précédent.

L’Algérie, après une certaine hésitation et sous la pression du gouvernement français, a ouvert son espace aérien et s’est ralliée à cette guerre. Bouteflika n’a pas hésité à faire volte-face après notamment la visite du président français à Alger, et à se déclarer en faveur d’une intervention militaire après avoir été contre quelques semaines auparavant.

Le même Bouteflika se faisait appeler Abdelkader El Mali (le Malien) dans les années 60, au moment où il croyait encore à la cause des peuples africains et la légitimité de leur combat pour l’indépendance et la dignité. Aujourd’hui, force est de constater qu’il ne jure plus que par la force des militaires et de leurs canons.

Le régime marocain quant à lui, fidèle à son rôle de serviteur de la France, et même avec un gouvernement légèrement barbu, n’a pas eu la moindre hésitation et s’est précipité pour présenter ses services, encore une fois, pour cette nouvelle attaque militaire française au cœur du continent africain.

Ce que j’ai vu à GAO

Après avoir passé de quelques jours dans la capitale Bamako, nous avons pris la route en direction de Gao, situé à 1.200 kilomètres au Nord du Mali. A Bamako, j’avais été particulièrement frappé par la présence sur beaucoup de motos d’affichettes représentant Oussama Ben Laden portant une kalachnikov. Un peu comme si le considérait comme une star nationale. En demandant des explications à un ami malien qui travaillait à l’hôtel où on logeait, il me répondit : « C’est normal, c’est le seul homme qui a été capable de frapper ces yankees arrogants chez eux, alors qu’ils se sont toujours amusés à déclencher des guerres chez les autres».

Après un voyage pénible de 26 heures sous une chaleur de plomb, et avec en plus une tempête de sable, nous sommes enfin arrivés à Gao sur le fleuve du Niger. Pour entrer dans la ville il faut traverser le fleuve à bord d’un vieux bac dont l’aspect extérieur n’est guère rassurant. Le climat était un peu plus frais, mais très humide

Gao est une ville qui abritait déjà plus de 50.000 habitants en 2006. C’est un carrefour de plusieurs civilisations et un marché historique de troc et d’échange de marchandises de toutes natures.

A l’entrée de la ville et en voyant les maisonnettes de paille dispersées un peu partout et même entre les bâtiments construits en dur, j’avais l’impression de faire un voyage dans le temps.

Les Songhaïs, les Touaregs et les Bêlas cohabitent en paix dans la cité, Comme dans tout le reste du pays et chaque ethnie conserve ses traditions. La religion principale est l’islam. Un islam tolérant. J’ai rencontré à Gao des gens humbles et avenants, pauvres certes mais fiers et généreux. Ils vivent principalement de l’agriculture, de l’élevage, de la pêche et du commerce.

Au moment du Forum des Peuples, j’ai rencontré une femme qui était très contente de voir un Nord-Africain et elle m’a parlé en arabe classique. C’est la première fois que je découvrais les Touaregs. Elle m’a parlé de la discrimination dont ils sont victimes et prenait l’exemple des traductions des interventions dans les plénières qui se faisaient dans les deux principales langues (le bambara et le songhaï) mais pas dans la langue touareg (le tamasheq). Elle m’a expliqué en catimini et en langue arabe que les Touaregs sont un peuple nomade vivant au Sahara central et au nord du Sahel sur un large territoire partagé par la Libye et l’Algérie, le Mali et le Niger et qu’ils ne reconnaissent pas forcément la souveraineté du Mali et du Niger sur leurs terres. Elle parlait avec nostalgie de la suprématie de ses ancêtres sur cette région et comment ils avaient perdu le contrôle de la vallée du fleuve Niger. Une vallée où se concentre l’essentiel des terres fertiles et d'importantes ressources pastorales (eau, pâturages, terres salées) en plus des ressources halieutiques. Ce qui explique à mon avis les bases matérielles de ce conflit historique qui prend l’allure d’un conflit ethnique et parfois religieux avec des aspirations indépendantistes. De la même façon que les richesses minérales, notamment l’uranium du Niger, expliquent largement la nervosité du gouvernement français et sa détermination à garder le contrôle de cette région. Les discours sur la liberté et la démocratie du gouvernement français et qui rappellent cyniquement ceux de George W. Bush lors de l’invasion de l’Irak et l’Afghanistan ne trompent personne à mon avis.

Une guerre des fous : « les fous du fric contre les fous d’Allah »

Un commandant de contingent tchadien qui participe à cette guerre a déclaré à la RFI «Je m’adresse à ces fous de Dieu pour leur dire qu’ils trouveront en face d’eux des soldats encore plus fous qu’eux » !

Cette déclaration maladroite résume à mon avis cette guerre. Si l’intervention militaire peut affaiblir les mouvements extrémistes au Sahel, elle renforce leur position politique dans la région et plus généralement dans le monde musulman. Ces mouvements apparaissent comme les seuls vrais résistants à ces conquêtes (croisades) impérialistes contre les peuples démunis de notre continent gouvernés par des dirigeants pour la plupart dociles et corrompus.

Cette ingérence arrogante et permanente des gouvernements français (ceux de gauche comme ceux de droite d’ailleurs)  démontre encore une fois que la véritable indépendance de l’Afrique reste encore à arracher par les petites filles et les petits-fils de Modibo Keïta, de Patrice Lumumba, de Mehdi Ben Barka et  de Thomas Sankara.

Mohamed Jawad, Casablanca le 26/01/2013



[i] La Coalition des Alternatives Africaines Dette et Développement (CAD-Mali), membre du réseau CADTM.

[ii] Le serval est un animal prédateur dont j’ai trouvé une définition assez intéressante  sur Wikipédia : « Le serval est un carnivore, il se nourrit d'autres mammifères tels que les rongeurs (comme le rat), les lapins, les damans et d'oiseaux, ainsi que d'insectes et de grenouilles. Le serval s'attaque peu aux grandes proies, 90 % de ses proies pèsent moins de 200 grammes. [ …] Le serval joue souvent avec sa proie pendant plusieurs minutes avant de la manger. La plupart du temps, il défend farouchement sa nourriture contre les autres prédateurs qui tenteraient de la lui prendre, les mâles étant souvent plus agressifs que les femelles »

[iii] “Le choc des barbaries: terrorismes et désordre mondial” (The Clash of Barbarisms: The Making of the New World Disorder) de Gilbert Achcar, Editions Complexe, 2002.

Voir ci-dessus