Tintin : nostalgie quand tu nous tiens
Par Patroons Hendrik le Mercredi, 26 Octobre 2011

Le battage médiatique autour de l’avant-première à Bruxelles du film de Steven Spielberg « Tintin et le secret de la licorne » est l’occasion de remettre en ligne cet article d’Hendrik Patroons, écrit en 2007 à l’occasion d’une exposition que le musée Beaubourg consacrait à Hergé. On y reviendra avec une critique du film et un commentaire sur la manière dont l’inusable héros vient une fois de plus au secours de la Belgique, de son roi et de son establishment politique. Promis. (LCR-Web)

La trajectoire idéologique de Georges Remi (1907-1983), alias Hergé, cet homme profondément attaché à la monarchie belge, est connue : jeune homme, il combinait un catholicisme rigide et une attitude politique foncièrement réactionnaire ; sous l’Occupation, il se berçait d’illusions sur cet ordre nouveau incarné par les nazis ; après la guerre, il évolua vers un conservatisme bon teint, mâtiné d’humanisme mais politiquement désabusé. Il continua, cependant, de fréquenter ses anciens amis d’extrême droite.

Les aventures de Tintin et Milou, que l’on trouve aujourd’hui sur le marché, ne sont cependant pas le simple reflet de la vision du monde véhiculé par le citoyen Hergé. Il en est ainsi de l’œuvre de tout artiste véritable. Le fait qu’un produit artistique échappe à l’unidimensionnalité politique de son créateur, et s’adresse, à son insu et à travers les multiples niveaux d’interprétation, au monde en général, fait peut-être partie de la définition de l’art. Friedrich Engels disait qu’il avait appris beaucoup plus sur la société française de ce défenseur de la grande propriété foncière qu’était Balzac, que de n’importe quel manuel d’économie politique. Par ses contradictions internes, la critique sociale réactionnaire peut mettre en lumière ce que le progrès bourgeois préfère cacher.

Les 22 albums en couleurs, dont Tintin au pays des soviets ne fait pas partie et dont les premiers ont été remaniés et mis en couleurs après la Deuxième Guerre mondiale, forment le corpus central du mythe Tintin, mythe qui est devenu un phénomène mondial, entretenu consciemment, mais avec humour et ironie, par les tintinophiles, tintinologues et autres tintinolâtres. N’oublions cependant pas l’aspect commercial de l’entreprise. Hergé était artiste, mais également entrepreneur, travaillant en étroite collaboration avec le monde de l’édition. Moulinsart, l’entreprise de Rodwell, devenu le mari de Fanny, la veuve d’Hergé, est une mine d’or. Ce qui prouve que le romantisme juvénile peut très bien s’accorder avec le marché capitaliste. Mais qui dit marchandise suppose que celle-ci réponde à un besoin, qu’elle ait donc une valeur d’usage et pas seulement une valeur d’échange. Comment expliquer ce besoin ? Citons, pour imiter la tintinologie de haut niveau, un grand penseur : « Maintenant, le problème se pose ici de la nécessité intérieure d’un pareil besoin, avec les autres domaines de la vie et du monde. Toutes ces sphères différentes de la vie existent, nous les trouvons comme telles autour de nous. Cependant la science ne se contente pas de ces faits, elle se demande quelle est leur nécessité réciproque et les rapports internes qui les unissent. » (G. W. F. Hegel, Esthétique).

Adaptations au cinéma

Je n’ai pas la prétention d’expliquer ce besoin tintinesque. Je ne peux qu’avancer quelques éléments de réponse. Ce qui me frappe d’abord, c’est la nostalgie des tintinophiles (dont je suis) pour leurs rêves d’enfance suscités par chaque lecture d’une des aventures de Tintin, surtout les plus anciennes. L’enfant ne se retrouve pas dans le monde contre-imaginaire de tous les jours qui l’entoure et qui contredit la droiture et la vie aventureuse de Tintin. Baudelaire a exprimé cette nostalgie dans Le Voyage : « Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes/L’univers est égal à son vaste appétit/Ah ! Que le monde est grand à la clarté des lampes !/Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! »

En paraphrasant Marx quand il commente la fonction escapiste de la religion, on peut dire que Tintin, c’est le soupir de l’enfance accablée, l’âme d’un monde enfantin sans âme. Il est l’opium des 7 à 77 ans. Les albums de la dernière période offrent une excuse supplémentaire à notre nostalgie, parce qu’ils s’adressent, à travers leur humour, aussi aux adultes, comme en témoignent par exemple Les Bijoux de la Castafiore. D’autres éléments jouent sans doute un rôle dans ce désir du passé. La mode postmoderniste refuse les grandes interprétations historiques et préfère des projections nostalgiques du passé. Une production cinématographique centrée sur le début du xxe siècle en est la preuve. La BD n’y échappe pas. Benoît Peeters a remarqué que, depuis quelques années, « la bande dessinée européenne se nourrit largement de nostalgie. Blake et Mortimer, le Marsupilami, Lucky Luke et bien d’autres ont connu de nouvelles aventures après la disparition de leur créateur. » Cette nostalgie pour la BD ancienne et pour la période dans laquelle elle a vu le jour s’est même matérialisée en 1990 dans le film Dick Tracy, de Warren Beatty. Et ce n’est pas par hasard que Steven Spielberg, grand connaisseur de l’âme enfantine, avait caressé le projet de traduire quelques aventures de Tintin pour le cinéma.

Censure

Concluons cet hommage avec une anecdote. Il y a une douzaine d’années, je rencontrai à Ghand (« Ce joyau des Ardennes belges, célèbre dans le monde entier pour ses champs de tulipes », selon le magazine people Paris Flash) une dame de Shanghaï que j’avais aidée auparavant dans ses démêlés avec les services d’immigration. Je portais un T-shirt Tintin et, en m’apercevant, elle s’exclama « Tinn-Tinn », le nom que notre héros porte en Chine. Tintin n’était pas un inconnu dans la République populaire de Mao et la Révolution culturelle, tout comme Didi dans Le Lotus bleu, n’avait pas réussi à le décapiter. Les albums circulaient dans des éditions pirates, dans un format différent et imprimés sur du papier de mauvaise qualité. C’est à Amsterdam que j’avais pris connaissance de leurs existences. Une grande librairie de la Leidse Straat les vendait au rabais. Mais cela a changé ! Avant même que la Chine n’ait adhéré à l’Organisation mondiale du commerce, les éditions Casterman et la China Children Publishing House avaient conclu un accord : tous les albums sont désormais en vente sur le marché de l’Empire du Milieu. Tous ? Eh bien non, il y en a un qui manque : Tintin au Tibet. Mille millions de mille sabords, les pirates ne chômeront pas !


Paru dans Rouge n°2189 du 18 janvier 2007.



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