Une réforme de l’Etat lourde de dangers
Par Thierry Pierret le Mercredi, 12 Octobre 2011

Les accords sur BHV, sur la nouvelle Loi spéciale de financement des Communautés et des Régions et sur les transferts de compétences du Fédéral vers celles-ci ont été salués unanimement par la presse, tant flamande que francophone. Ils ouvrent la voie aux négociations gouvernementales proprement dites et aux mesures d’austérité réclamées à cor et à cri par le patronat.

L’euphorie suscitée par les accords est à la mesure de la longueur (près de 500 jours !) et de la profondeur de la crise politique. Pour la première fois, la question d’une scission du pays a été évoquée ouvertement par des responsables politiques de premier plan et par la presse tant nationale qu’internationale. L’échec des négociations aurait ouvert la voie à des élections qui auraient tenu lieu de référendum sur l’existence du pays et dont l’issue aurait été une polarisation communautaire encore plus nette.

Pour autant, faut-il vraiment se réjouir de la série d’accords engrangés ? Les accords sur les volets électoral et judiciaire de BHV vont-ils pacifier les relations communautaires dans la périphérie ? La nouvelle Loi spéciale de financement (LSF) des Communautés et des Régions, ainsi que les transferts de compétences en leur faveur, vont-ils sauvegarder la solidarité interpersonnelle et dégager des marges pour de nouvelles politiques publiques ? C’est ce que nous allons tenter de voir en passant les différentes réformes en revue.

BHV électoral : un mécanisme pervers

Cette fois, ça y est ! L’arrondissement maudit de Bruxelles-Hal-Vilvorde a vécu. Il y aura désormais un arrondissement électoral de Bruxelles dont le territoire correspondra à celui de la Région de Bruxelles Capitale et un arrondissement électoral du Brabant flamand qui comprendra les communes de Hal-Vilvorde et de Louvain. Mais les électeurs des 6 communes à facilités autour de Bruxelles auront la possibilité de choisir de voter pour les listes de « leur » arrondissement (Brabant flamand) ou pour celles de l’arrondissement de Bruxelles. Dans un cas comme dans l’autre, ils ne pourront plus voter que pour des candidats à la Chambre puisqu’il n’y aura plus d’élection directe du Sénat. Celui-ci se composera désormais entièrement d’élus des parlements de Communautés et de 10 sénateurs cooptés (6 NL et 4 FR) que les partis se partageront à la proportionnelle en fonction du résultat des élections à la Chambre.

Les partis flamands tiennent enfin leur scission ; les partis francophones conservent leur vivier électoral en périphérie. Mais cela se fera au prix d’une double épuration électorale. En effet, le seuil antidémocratique de 5% pour être pris en compte dans la répartition des sièges sera désormais d’application dans les arrondissements électoraux issus de l’ancienne province de Brabant. De plus, il y aura sans doute un afflux de voix francophones à Bruxelles en provenance des communes à facilités. Ce qui signifie que les listes flamandes à Bruxelles et les listes francophones en Brabant flamand n’auront pratiquement aucune chance d’avoir des élus à la Chambre. Mais les partis auront quand même intérêt à y présenter des listes unilingues distinctes - au lieu de listes bilingues sur base d’affinités idéologiques - puisque leur score influera sur la répartition des sénateurs cooptés entre partis d’un même groupe linguistique. La polarisation linguistique est donc entretenue artificiellement dans les 2 arrondissements, ce qui suscitera certainement de nouvelles tensions à l’avenir.

Le régime des facilités en périphérie reste inchangé. Mais la Région flamande voit son pouvoir de tutelle sur les communes à facilités fortement rogné. En effet, leurs conseils communaux pourront « désigner » leurs bourgmestres dès les prochaines élections communales. Si la Région flamande refuse de les nommer, ce n’est plus la chambre flamande du Conseil d’Etat qui tranchera, mais sa chambre bilingue. De plus, la présidence du Conseil d’Etat connaitra désormais l’alternance linguistique. La chambre bilingue du Conseil d’Etat sera également compétente pour juger tout le contentieux administratif dans les communes à facilités.

BHV judiciaire : tout changer pour que (presque) rien ne change

Le parquet (l’organe qui décide des poursuites pénales) de BHV sera scindé : il y aura désormais un parquet bilingue à Bruxelles Capitale et un parquet unilingue flamand à Hal-Vilvorde. Mais un cinquième des magistrats du parquet flamand seront des francophones détachés par le parquet de Bruxelles qui traiteront les dossiers des francophones de Hal-Vilvorde. Donc, en pratique, rien ne change pour les justiciables de l’ex-arrondissement judiciaire de BHV, qui auront partout la possibilité de faire leurs démarches dans la langue de leur choix.

Tous les tribunaux (de première instance, du travail, du commerce et de police) seront dédoublés. Il y aura désormais un tribunal francophone et un tribunal néerlandophone qui seront compétents sur l’ensemble du territoire de BHV. Chaque justiciable aura donc la garantie d’être jugé dans sa langue, ce qui était déjà le cas sous l’ancien système. Le seul changement notable concerne les exigences linguistiques à Bruxelles. La connaissance approfondie de l’autre langue nationale ne sera plus exigée que d’un tiers des magistrats au lieu de deux tiers actuellement. Ce qui devrait faciliter le recrutement de magistrats (surtout francophones) et permettre de résorber quelque peu l’arriéré judiciaire criant à Bruxelles.

Tout ça pour ça…

L’autonomie fiscale ouvre une brèche dans la cohésion du monde du travail

L’Etat fédéral continuera à déterminer la base imposable de l’impôt des personnes physiques (IPP) et la quotité exemptée d’impôts. Donc, les taux d’imposition par tranche de revenu et les exonérations fiscales restent fédéraux. Mais entre un quart et un tiers de l’IPP reviendra aux Régions via le système des centimes additionnels. Chaque Région pourra prélever des centimes additionnels – ou retirer des centimes soustractionnels dans certaines limites - sur chaque tranche de revenu imposable. Les négociateurs jurent leurs grands dieux que la progressivité de l’impôt (le taux d’imposition augmente d’une tranche de revenu à l’autre) sera sauvegardée et qu’il n’y aura pas de concurrence fiscale entre Régions. Pourtant, si une Région baisse les impôts (centimes soustractionnels) sur les tranches de revenus les plus élevées et les augmente sur les plus basses, cela altèrera forcément la progressivité de l’impôt.

Si la Région la plus riche – en l’occurrence la Flandre – baisse les impôts sur chaque tranche de revenus jusqu’à la limite imposée par la LSF et que les deux autres Régions, plus pauvres, les augmentent pour renflouer leur budget, il en résultera forcément une concurrence fiscale. Plus grave, les salariés d’une même entreprise auront des salaires nets sensiblement différents selon qu’ils habitent dans l’une ou l’autre Région. Cela créera des tensions et des divisions entre travailleurs d’une même entreprise ou d’un même secteur lorsqu’il faudra négocier des conventions collectives ou des restructurations. De nouvelles scissions syndicales sur base communautaire pourraient se produire, ce qui affaiblirait encore plus la capacité des travailleurs à mener des luttes unifiées.

La régionalisation de l’emploi ouvre la voie à celle de la Sécurité sociale

Les négociateurs – surtout les francophones et les socialistes flamands – se félicitent du fait que le cœur de la Sécurité sociale ne sera pas altéré par la réforme. Pourtant, la réforme prévoit bel et bien la communautarisation d’un pan entier de la Sécu, à savoir les allocations familiales. Un enfant ne vaudra désormais plus un enfant d’une Région à l’autre. On transfère également aux Communautés des pans entiers de la politique de santé comme les maisons de repos et les infrastructures hospitalières.

Mais le plus grand danger provient de la régionalisation de la politique de l’emploi. Certes, l’assurance chômage restera fédérale. Mais toute la politique d’aide à l’embauche – primes de remise à l’emploi et plans d’aides à l’embauche  – sera régionalisée. Or, nombre de plans d’aide à l’embauche consistent en des baisses de cotisations sociales pour les patrons qui embauchent des chômeurs de longue durée ou qui éprouvent des difficultés particulières sur le marché du travail (jeunes sous-qualifiés, travailleurs âgés, etc). Dès lors que les Régions déterminent elles-mêmes les groupes cibles et l’ampleur des baisses de cotisations, c’est le financement fédéral de la Sécu qui finira par être mis à mal et remis en question à moyen terme.

La sixième réforme de l’Etat, loin d’être la paix des braves vantée par ses auteurs, crée donc un cadre pour le développement des inégalités sociales et contient les ferments d’une crise politique encore plus grave dans le futur.

Voir ci-dessus