450.000 Israéliens dans les rues pour réclamer la justice sociale. Cinq questions à Michel Warschawski
Par Marta Fortunato , Mikaela Levin, Michel Warshawski le Mercredi, 07 Septembre 2011

Samedi 3 septembre a été le test dont le mouvement de protestation en Israël avait besoin pour montrer que l’aspiration à la justice sociale peut et doit être plus forte que la peur. 450 000 personnes ont envahi les rues à Tel Aviv et aussi de tout Israël pour exiger un réel changement de politiques, contre les choix néolibéraux imposés par les gouvernements successifs au cours des trente dernières années.

« Les tentes ne sont que l’emballage », a dit le président de l’Union nationale des étudiants (National Student Union), Itzik Shmuli, à la foule. « Le peuple d’Israël est au cœur de ce mouvement. Nous n’arrêterons pas cette protestation tant que vous, Monsieur le Premier ministre, ne nous donnerez de vraies solutions. »

Tous les orateurs, à Tel-Aviv et dans les autres villes, ont convenu que la protestation va entrer dans une nouvelle phase, avec des formes d’action nouvelles, mais le même niveau de mobilisation. « Il se pourrait que les campements deviennent plus concentrés et consolidés, mais ils ne vont pas plier. Les protestations vont continuer à devenir plus fortes jusqu’à ce que nos demandes soient satisfaites », a déclaré aux médias pendant la manifestation Roee Neuman, le porte-parole du campement du boulevard Rothschild à Tél-Aviv. A Jérusalem, la décision a été différente. Le président de l’Union des étudiants de l’Université hébraïque, Itai Gotler, a déclaré au quotidien Haaretz qu’ils allaient démanteler le principal campement à Jérusalem, tout en voulant maintenir vivante la lutte.

L’immense foule réunie en seulement quelques heures à Kikar Hamedina à Tel-Aviv a rassuré les dirigeants du mouvement, montrant qu’ils ont la force nécessaire pour affronter le gouvernement. « Ma génération a toujours eu l’impression que nous étions isolés dans ce monde, mais maintenant nous sentons la solidarité », a déclarée Daphnée Leef. Elle a été la première à planter une tente au boulevard Rothschild et est l’une des dirigeantes du mouvement les plus critiquées ces derniers jours par les médias conservateurs.

« Après six semaines de manifestations, ce mouvement est devenu mature », a expliqué Idan, un organisateur actif des manifestations, à l’Alternative Information Center (AIC) à Jérusalem. « Les gens ont pris conscience de la situation. Pour le gouvernement, la stabilité consiste à ignorer ce qui se passe dans les rues d’Israël, mais maintenant Netanyahu est obligé d’écouter nos protestations et d’agir ».

La justice sociale et l’égalité sont les slogans des manifestations. Rien n’a changé depuis la fin juillet, et la conscience politique n’a pas augmenté. La principale question est de savoir si ce mouvement pourrait faire naître un nouveau parti politique et provoquer un changement structurel de la scène politique israélienne, en mesure de contester la politique coloniale des gouvernements israéliens. Quel est l’avenir du mouvement ? Quels sont les plans et les espoirs des Israéliens qui ont pris part à la protestation ?

« Je ne sais pas ce qui se passera après cette protestation, je ne peux pas prédire l’avenir », déclarait Eyal, un jeune père à la manifestation de Jérusalem. « Je ne pense pas que ce mouvement pourrait se politiser, car nos revendications sont seulement économiques et sociales ». Beaucoup d’autres, qui manifestaient à Jérusalem hier, partageaient cette vision. « Je n’ai pas de vision politique. Ce que je demande, c’est seulement la justice sociale », ajoutait Idan.

Angela, active dans le mouvement de base à Jérusalem, est très critique. Elle a tenu dans ses mains une petite pancarte : « Les Palestiniens demandent aussi la justice sociale. » « Nous devons commencer à parler de la question palestinienne, de l’occupation militaire et de la politique coloniale de Netanyahu », a-t-elle dit à l’AIC. « Je ne sais pas ce qui se passera dans les prochains jours parce que même si la plupart des organisateurs des manifestations sont de gauche, ils ont délibérément évité de parler de la question palestinienne et de toute autre question politique, afin de ne pas diviser ou détruire le mouvement. »

Les Palestiniens qui protestaient hier soir à Jérusalem ont été très peu nombreux : il y avait quelques Bédouins du Néguev, loin des manifestants, comme un corps séparé. « Israël a volé les terres de ses citoyens arabes du Néguev » proclamait leur banderole.

« Israël veut faire oublier les protestations internes au nom de sa sécurité », a déclarée Dana, une étudiante. « Après les attentats d’Eilat certaines manifestations ont été annulées, mais le fait qu’aujourd’hui nous sommes ensemble et plus nombreux signifie que nous avons sont les moyens et que nous voulons continuer cette protestation. » L’avenir ? « Des élections anticipées. »

Toutefois, selon les récents sondages, la droite israélienne n’a pas perdu de voix et si des élections anticipées avaient lieu, les partis religieux et nationalistes gagneraient plus de la moitié des sièges à la Knesset.

L’absence d’une vision politique commune, le consentement tacite envers la politique colonialiste et militariste de Netanyahu, le fait qu’en octobre les étudiants vont reprendre l’université et de nombreux jeunes seront appelés dans l’armée, soulèvent la question de l’avenir de ce mouvement.

Samedi soir, le mot solidarité a également été utilisé plusieurs fois à Haïfa. Depuis le début des mobilisations, dans cette ville du nord, la justice sociale allait de pair avec la solidarité sociale et l’union entre Juifs et Palestiniens. Au pied des jardins Bahai, le président du syndicat étudiant de l’Université de Haïfa, Yossi Shalom, s’est adressé à 40 000 personnes : « Il n’y a pas plus beau spectacle que celui de la solidarité sociale. En tant qu’étudiant, c’est la leçon la plus importante que j’ai apprise au cours de ces derniers mois ».

Un des fondateurs du principal campement palestinien de Haïfa, Shanin Nasser, a également été très ému par le nombre de personnes présentes. Il y a seulement quelques semaines, quand 15 personnes sont mortes à Eilat dans les attentats, puis 15 autres lors des bombardements israéliens sur Gaza, Nasser et ses amis du quartier de Wadi Nisnas étaient inquiets, craignant les effets sur le nouveau partenariat qu’ils tentent de construire avec la jeunesse juive de Haïfa. Hier leurs espoirs ont été restaurés. « Aujourd’hui, nous changeons les règles du jeu. Plus de coexistence basée sur le houmous et les fèves. Ce qui se passe ici est la véritable coexistence, quand les Arabes et les Juifs marchent ensemble, bras dessous-bras dessus en réclamant la justice sociale et la paix », soulignait le jeune journaliste.

Les mises en garde du gouvernement sur la possibilité de roquettes lancées à partir de Gaza ont empêché les manifestations dans les villes de Beer Sheva, d’Ashdod et d’Ashkelon. Mais les manifestants de ces villes du sud se sont déplacés vers le nord ou le centre du pays pour rejoindre les manifestations et les campements des autres villes.

Les manifestations tant attendues du 3 septembre ont été un succès. Vient maintenant la partie difficile. Le mouvement populaire devra utiliser ces 450 000 voix pour forcer le gouvernement à se mettre à la table de négociation et pour obtenir des changements concrets, non de commissions ou des promesses, mais des solutions. Dans trois semaines, le gouvernement israélien, la société et probablement le monde entier auront les yeux tournés vers les Nations Unies et la demande palestinienne de voir leur État reconnu. Après commencera un mois de fêtes juives. C’est maintenant qu’il faut l’emporter.

Mikaela Levin et Marta Fortunato ont écrit cet article pour l’Alternative Information Center (AIC), une association israélo-palestinienne qui lutte contre l’occupation des territoires palestiniens : www.alternativenews.org


Cinq questions à Michel Warschawski

Inprecor : Depuis plusieurs semaines un mouvement social de grande ampleur exige la « justice sociale ». Penses-tu que ce mouvement est en train de changer la situation politique en Israël et au Proche-Orient ?

Michel Warschawski : N’exagérons pas ! Que la mobilisation sociale actuelle puisse enclencher des changements politique en Israël est une chose, mais affirmer qu’elle marque un tournant majeur au niveau régional est sérieusement exagéré. Au niveau régional, l’événement majeur reste l’Intifada arabe qui pèsera autrement plus lourd que ce qui se déroule actuellement dans la rue israélienne.

Ceci dit, et même si le lien n’est pas fait ouvertement, le mouvement social et ses revendications posent non seulement des questions pertinentes sur les choix sociaux économiques du gouvernement actuel, et en particulier le démantèlement des services publics, mais aussi celles des choix politiques : pour financer une nouvelle politique sociale, il faudra nécessairement couper dans les budgets militaires et le financement de la colonisation. Est-ce un hasard si les seules critiques ouvertes du mouvement populaire viennent des dirigeants des colons qui essaient de la décrire comme un Woodstock d’enfants gâtés des quartiers branchés du nord de Tel-Aviv ?

Inprecor : L’ampleur de l’actuel mouvement social et sa popularité (les sondages font état du soutien de plus de 80 % de la population) témoignent d’une prise de distance envers le régime actuel et le rôle joué par l’État — qui n’est plus un « État-providence ». L’ancien ministre et ancien dirigeant militaire des territoires occupés, Benjamin Ben Eliezer, a déclaré récemment craindre la pire catastrophe depuis la création de l’État d’Israël, car « les gens qui sont dans les rues aujourd’hui sont l’élite d’Israël » et qu’il y a « un lien entre ce public et la puissance nationale ». Serait-ce un signe d’un début de perte de légitimité du projet sioniste au sein de la population juive en Israël ?

Michel Warschawski : La aussi n’exagérons pas : le sionisme — comme projet colonial et comme idéologie — n’est pas remis en question, loin de là ! Au contraire, les porte-paroles du mouvement insistent lourdement sur « ni droite, ni gauche » et le caractère non politique de ce dernier. Lors des grands rassemblements à Jérusalem et à Tel-Aviv, la question du conflit israélo-arabe a été volontairement éludée... sauf par quelques artistes qui, contrairement aux porte-parole, ont, eux, fait le lien.

Ce qui est remis en question, et c’est déjà très important, c’est le démantèlement de l’État providence et son impact désastreux sur l’éducation et la santé.

Ce qu’a souligné Benjamin Ben Eliezer c’est le fait qu’il ne s’agit pas d’un mouvement venant des couches populaires les plus pauvres, mais de classes moyennes, de couples qui travaillent, ont un niveau relativement élevé d’éducation, font leur période annuelle de réserve à l’armée et voudraient avoir leur part des fruits de la croissance économique actuelle d’Israël qui profite surtout à quelques milliers de familles dont le gouvernement actuel est le fondé de pouvoir. « Israël, c’est nous! » disent-ils en substance et c’est ce message que Benjamin Ben Eliezer, mais surtout ceux qu’on appelle les oligarques, voudraient faire entendre à Netanyahou, car les profits gigantesques engrangés par ces derniers au cours de la dernière décennie sont liés à la stabilité politique et sociale d’Israël et celle-ci vaut bien quelques réformes du néolibéralisme débridé en faveur de ces couches moyennes.

Inprecor : Dans les manifestations on a pu voir des pancartes affirmant que « la place Tahrir est ici », sur le boulevard Rothschild il y a une tente 1948 qui rassemble des Juifs et des Palestiniens favorables à une souveraineté partagée dans un État pour tous ses citoyens, des campements de protestation druzes et palestiniens auraient vu le jour… Penses-tu que le mouvement du 14 juillet va contribuer à desserrer l’étau des nationalismes en Palestine et au Proche-Orient ?

Michel Warschawski : Les Palestiniens d’Israël ont imposé leur place dans le mouvement, y compris sur le boulevard Rothschild à Tel-Aviv, et leurs revendications sont aussi bien politiques que sociales. Ceci dit, des manifestants juifs ont, par exemple, arraché le drapeau palestinien qui était sur leur tente. Le défi actuel pour la gauche anticoloniale et les militants palestiniens reste toujours le même : faire le lien entre revendications sociales et revendications politiques.

Netanyahou nous aide dans ce sens, quand il appelle les jeunes couples en quête de logement à aller s’installer... dans les colonies, provoquant la colère de ceux qui veulent des réponses là où ils vivent, à Tel-Aviv, Haïfa ou Beer-Sheva, pas à Ariel ou à Ofra.

Inprecor : Les revendications de plus de 80 campements du mouvement et des centaines de milliers de manifestants visent un changement d’orientation politique et économique du pays. En même temps les principaux porte-paroles du mouvement insistent sur son caractère non politique. Comment expliques-tu cette contradiction ?

Michel Warschawski : Dans le jargon israélien, quand on dit « non politique », cela signifie sans exprimer de position sur le conflit israélo-arabe. En ce sens le mouvement est bien non-politique. Il est par contre éminemment politique dans son rejet sans équivoque du projet néolibéral

Inprecor : Depuis une décennie des tentatives de construire de nouveaux syndicats, combatifs et démocratiques, apparaissent en Israël (Koach La-Ovdim, Maan). Jouent-ils un rôle et si oui lequel dans l’actuel mouvement social ?

Michel Warschawski : Tous les acteurs du mouvement social sont présents dans le mouvement, y compris Koach la-Ovdim. Ce courant représente la première tentative réussie de briser le monopole de la Histadrout comme unique représentant des salariés. C’est une structure encore modeste, mais qui a cessé, dans certains secteurs, d’être marginale et avec laquelle il faudra de plus en plus compter.

Propos recueillis le 11 août 2011 et publié dans Inprécor.

Michel Warschawski, animateur d’Alternative Information Center (AIC) en Israël, est journaliste et écrivain. Il a publié notamment : « Israël-Palestine, le défi binational » (Textuel, Paris 2001), « A tombeau ouvert, la crise de la société israélienne » (La Fabrique éditions, Paris 2003), « A contre-chœur, les voix dissidentes en Israël » (avec Michèle Sibony, Textuel, Paris 2003), « Programmer le désastre — La politique israélienne à l’œuvre » (La Fabrique, Paris 2008), « Destins croisés — Israéliens-Palestiniens, l’histoire en partage » (Riveneuve, Paris 2009). Son « Sur la frontière » a été réédité en livre de poche avec une nouvelle postface par Hachette Littératures (Paris 2004).


Naissance d'une société civile israélienne

Un demi-million d'Israéliens ont manifesté dans la nuit de samedi à dimanche (le 3 septembre), faisant de cette nuit la plus grande manifestation dans l'histoire d'Israël. Dans tout le pays, les slogans principaux étaient "la justice sociale!" et … "révolution!"

Le contenu de ces deux slogans est peu clair, mais ce qui est limpide est contre quoi les manifestants luttent : le capitalisme grossier, la jungle néo-libérale, le démantèlement de l'État-providence et les privilèges financiers énormes pour les très riche, "les magnats" d'Israël. Ce mouvement massif n'est certainement pas anti-capitaliste, ni, évidemment, anti-sioniste. Mais il est clairement anti-néoliberal.

Les deux limitations principales du mouvement de protestation social en Israël ont été analysées en profondeur dans plusieurs publications progressistes : la séparation entre le "social" et le "politique", et un mouvement se revendiquant être "ni de droite, ni de gauche".

Avec un demi-million d'hommes et femmes dans les rues, personne ne peut prétendre désormais que ce mouvement se limite à la classe moyenne. Alors qu'il a vraiment commencé dans la classe moyenne urbaine, il s'est rapidement développé en un mouvement populaire, avec la participation forte de la plupart des « sans pouvoir » de la société israélienne.

Après la manifestation de samedi, les tentes de protestation du Boulevard Rothschild de Tel-Aviv ont été enlevées, comme dans la plupart des autres villes, mais après qu’un demi million de gens sont descendues dans les rues, Israël se trouve dans une nouvelle réalité. Le 3 septembre marque la naissance d'une société civile israélienne et, peut-être, d'une nouvelle signification du concept «  peuple ». « Le peuple » peut être synonyme des masses populaires aussi bien que de « la nation ». En Israël le terme a été utilisé généralement pour signifier « le peuple d'Israël », c'est-à-dire les Juifs d'Israël.

Une caractéristique de la dernière mobilisation populaire était le nombre très limité d'incidents ou de déclarations racistes. Au contraire, la minorité palestinienne d'Israël fait partie intégrante du mouvement, ses représentants font partie des plates-formes nationales et quand les porte-parole [juifs] du mouvement insistaient sur le caractère uni de ce mouvement, ils disaient d'habitude : nous sommes unis : religieux et non religieux, Mizrahis et Ashkénases, Juifs et Arabes.

Sommes-nous témoins de la naissance d'une nation de tout(e)s les Israélien(ne)s, différente de la précédente qui a exclu les non-Juifs ? Si c'est le cas, c'est une révolution. Si ce n'est pas encore le cas, c'est au moins la naissance d'une société civile israélienne. Et c'est une (plus petite) révolution également.

Michel Warschawski

Publié le 07 septembre 2011 sur le site du Centre d’Information Alternative (AIC). Traduction française par Daniel Liebman pour le site www.lcr-lagauche.be


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