Autour des attentats d’Oslo : L’Europe, l’Islam et l’assimilation du racisme
Par Miriyam Aouragh, Richard Seymour, John Brown le Samedi, 30 Juillet 2011

Même après que l’identité de l’assassin ait été connue, la couverture offerte par les médias européens sur la tragédie norvégienne a mis en branle de dangereux arguments bourrés de clichés sur « l’extrémisme islamique » et le multiculturalisme, renforçant ainsi le racisme qui a contribué à faire de Breivik lui-même ce qu’il est.

Une heure avant qu’Anders Breivik commette son massacre d’innocents, il a diffusé sur Internet son manifeste. Dans ces 1.500 pages, il qualifie les « marxistes culturels », les « multiculturalistes », les antisionistes et les gauchistes de « traîtres » qui sont en train de permettre aux musulmans de dominer l’Europe chrétienne. A la suite de quoi, il a assassiné des dizaines de ces « traîtres », en majorité des adolescents, dans un camp de jeunes du Patri travailliste. Sa source d’inspiration, selon ce manifeste, sont les pionniers de la droite islamophobe qui ont grandement profité de la préparation et de l’application de la « guerre contre la terreur » ; Melanie Phillips, Bernard Lewis, Daniel Pipes, Martin Kramer y Bat Ye’or.

Malgré tout, peu de temps après les attaques, les médias ont tous développés la même « ligne » : il s’agissait d’attentats perpétrés par des djihadistes, clairement dans le « style d’Al-Qaïda ». Peter Beaumont, du « The Guardian », fut le premier à développer ce récit qui a dominé à toute vitesse le reste des médias. Gleen Greenwald décrit comment, le jour de l’attaque, le « titre en première page paru dans « The New York Times » online suggérait sans aucune forme de prudence ou de doute que des musulmans étaient responsables des attentats d’Oslo, ce qui entraîna des communiqués définitifs de la BBC et de plusieurs chaînes sur la culpabilité des musulmans ». Pendant ce temps, « Jennifer Rubin, du « Washington Post », écrivait toute une colonne basée sur l’affirmation de la responsabilité des musulmans dans ces événements ». Pour continuer à tisser au-delà de toute forme de crédibilité cette ligne, on utilisa également une fausse revendication de la « responsabilité » de l’attaque de la part d’un groupe islamiste inconnu qu’un prétendu « expert » s’était chargé de répandre.

On pourrait attribuer tout cela à une estimation erronée des événements et à une série de préjugés, si ce n’était le fait qu’après que l’identité du terroriste soit clairement établie comme un norvégien chrétien et blanc, les médias ont continué à broder sur l’Islam et le multiculturalisme. Par exemple, le « Wall Street Journal » commençait son éditorial sur l’affaire par trois paragraphes sur l’Islam. « The Sun », le titre-phare du récemment tombé en disgrâce Rupert Murdoch, avait préparé une couverture sur laquelle il décrivait les attentats comme un « massacre d’Al-Qaïda ». Un article d’opinion du « The Guardian » publié le jour suivant l’attaque incluait encore une série d’experts – parmi lesquels Will McCant, qui diffusa la fausse information sur la revendication – attribuant l’attentat aux « djihadistes ».  Dans une tentative de rectification, « The Guardian » a enlevé l’article de son site web ainsi que l’article de Peter Beaumont, tandis que « The Sun » changeait sa couverture.

Mais, malgré la disparition de l’angle djihadiste, les efforts pour incriminer l’Islam et les musulmans se sont poursuivis. Le journal belge « De Morgen », tout en acceptant les « racines blanches » du criminel, insistait cependant sur le fait « qu’on ne doit pas ignorer la possibilité que l’auteur soit un sympathisant d’Al-Qaïda ». Dans « The Atlantic », on a affirmé que l’esprit du « djihadisme » a « muté » et s’est étendu à l’extrême droite, comme si le fascisme n’avait pas, pour le moins, sa propre tradition terroriste. Simon Tisdall, du « The Guardian », affirmait de manière similaire que Breivik a adopté le « langage des djihadistes musulmans », malgré le fait que son langage est classiquement fasciste.

Il existait la crainte réelle que la nature des attaques, en attirant l’attention sur les dangers du racisme, minerait le soutien aux politiques islamophobes. Pour le « Jerusalem Post », il était nécessaire d’éviter cela coûte que coûte et l’attaque devait être mise à profit pour « évaluer sérieusement les politiques d’intégration et d’immigration en Norvège et ailleurs ».

De manière similaire, le très estimé écrivain « athée » Sam Harris a souligné que cet attentat ne devait pas nous fermer les yeux sur le fait que « l’Islam continue d’être la religion la plus rétrograde et avec les pires comportements sur la planète ». Il s’agit du même auteur qui a écrit récemment que ceux « qui parlent de la manière la plus sensée sur la menace que représente l’Islam pour l’Europe sont en ce moment les fascistes ». La logique est claire : Breivik est méprisable, mais sa sauvagerie exprime une vérité sur l’Islam et le multiculturalisme, et le comprendre devrait être à la base de la politique européenne.

Sans doute l’affirmation la moins convaincante sur Breivik est l’idée selon laquelle il aurait agit seul, une chose qui n’aurait jamais été dite si l’auteur aurait été musulman. La police et les services secrets norvégiens ont mis cette idée en avant afin de minimiser ses connexions avec l’extrême droite. Il se peut que Breivik ait planifié et perpétré lui-même cette atrocité, mais il est clair également que, loin d’être un « loup solitaire », il est directement issu d’un milieu activiste, nationaliste et raciste. Il a été militant du Parti du Progrès, qui est contre l’immigration, et a également eu des contacts avec l'English Defence League.

Daryl Hobson, membre de cette organisation anti-musulmans, a reconnu que Breivik l’avait rencontré tandis qu’un « haut responsable » a déclaré à « The Independent » que Breivik s’était réuni avec plusieurs dirigeants de ce groupe. Breivik lui-même affirme avoir conseillé l'English Defence League sur des questions tactiques et avoir joué un rôle décisif dans la fondation de la Norvegian Defense League. Loin d’être un « loup solitaire », Breivik semble avoir été bien incrusté dans les réseaux activistes de l’extrême droite européenne.

Il est ainsi très important de souligner que le racisme qui a motivé Breivik provient directement des « courants dominants ». Il a obtenu ses inspirations idéologiques d’importants politiciens européens, comme Geert Wilders, ainsi que d’articles, de tribunes d’opinion et de livres écrits par plusieurs intellectuels islamophobes. Cette connexion n’est pas fortuite. Un rapport de 2010 sur l’islamophobie au Royaume Uni, dirigé par des chercheurs de l’Université d’Exeter, établit une corrélation importante entre la rhétorique politique et la couverture médiatique vis-à-vis de l’Islam et la recrudescence de la violence raciste envers les musulmans.

De fait, les idées que Breivik articule reposent sur une longue tradition réactionnaire européenne. Dans des termes tels que « Londonistan » et « Eurabia », résonnent l’écho de « New York sous la griffe des Juifs ». Dans « l’alliance marxiste-islamiste » de Breivik nous entendons les évocations d’Hitler sur la menace « judéo-bolchévique ». Cet Islam qui a pris aujourd’hui la place du judaïsme dans la paranoïaque « weltanschauung » [vision du monde et de la vie] de l’extrême droite est la conséquence de la transformation de la situation globale.

La « guerre contre la terreur » a ouvert une période d’intense renforcement impérial. Elle est devenue comme une sorte de mode parmi les intellectuels dont certains sont littéralement enragés lorsqu’il s’agit d’encenser les bienfaits de l’impérialisme, surtout quand il s’agit des Etats-Unis. L’envers négatif de ce supposé « impérialisme humanitaire » est l’Islam, qui constitue semble-t-il la Némésis inhumaine, irrationnelle et barbare de l’empire. Bien que cette déshumanisation des musulmans a servi de justificatif pour les bains de sang en Irak et en Afghanistan, elle devait inévitablement revenir comme un boomerang dans les métropoles, faisant de chaque musulman européen un étranger potentiellement menaçant.

Les attributs extérieurs de l’Islam, des vêtements jusqu’à l’architecture, sont devenus les cibles de campagnes réactionnaires, d’actes de violence de rue et de répression étatique. L’extrême droite a apprise de cela et en a profité. Les organisations tellement estimées par Breivik – l'English Defence League et le Parti des Libertés de Geert Wilders – sont parmi celles qui ont su le mieux traduire le langage du nouvel impérialisme dans les politiques destinées à la réaction interne.

La complicité entre la droite islamophobe et l’extrême droite se manifeste partiellement dans la croissance de la seconde, qui se traduit par une montée électorale. Il ne s’agit plus d’organisations marginales, elles occupent désormais des positions dans le pouvoir d’Etat. Cela a d’autant plus intensifié le racisme quotidien dans les rues comme le racisme institutionnel, mis en lumière par les interdictions des minarets (Suisse), du niqab (France), du hijab (Belgique) et de la nourriture halal (Hollande). De plus, elles agissent comme des forces gravitationnelles vis-à-vis des partis traditionnels en les entraînant sans ce plus vers la droite. Personne ne s’attaque à leurs racines, ni le centre-droit, ni le centre-gauche, qui semblent au contraire essayer de jouer sur leur terrain, ce qui ne fait que renforcer l’extrême droite. Cette tendance a contribué de manière très significative à l’assimilation des idées racistes qui sont à la base des attentats d’Oslo.

Que la réaction des médias à ces attentats s’ajuste généralement aux mêmes motifs du « choc des civilisations » défendus par Breivik lui-même, couronnant ainsi son acte, représente une ironie totalement enfouie dans l’avalanche des opinions exprimées. Mais ce qui a réellement été ignoré est quelque chose de plus important encore : le caractère absolument stupide et sans fondement de ces idées à l’ère des révolutions dans le monde arabe. Le « choc des civilisations » n’en est que plus vide de sens que jamais. Le djihadisme transnational appartient au passé. L’immense majorité des peuples du Moyen Orient a souffert sous le joug de despotes protégés par les Etats-Unis, avec peu de possibilités de se libérer et de respirer ; la solution de la « terreur » avait donc peu de chance de susciter l’enthousiasme. Et bien que des attentats puissent encore se produire, la base d’appui à de telles actions se réduit chaque jour. De manière étonnante, aucun de ces « experts » des médias ne fait référence à ce fait remarquable.

De nombreux musulmans – y compris les musulmans européens - , ceux là même que des européens ont vilipendiés depuis une décennie, sont en train de démontrer qu’ils ont une conception plus vaste et plus humaine de la démocratie que la majorité de leurs calomniateurs européens et que leur engagement avec la démocratie est plus durable. Les « experts » pourraient au moins refléter un peu de cet héroïsme et de sa signification, ainsi que celle de l’horreur diabolique des événements en Norvège, au lieu de brasser avec aussi peu de réflexion les clichés éculés de la « guerre contre la terreur ».

Miriyam Aouragh et Richard Seymour

Source:http://www.jadaliyya.com/pages/index/2239/after-oslo_europe-islam-and-the-mainstreaming-of-r Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be


Mourir à Oslo

Par John Brown/Iohannes Maurus

« Extreme violence has a way of preventing us from seeing the interests it serves. » (« La violence extrême les arrange bien afin que nous ne puissions voir les intérêts qu’ils servent ») Naomi Klein.

1. La Norvège est l’un des derniers pays européens où le modèle social-démocrate a survécu à l’offensive néo-libérale. Le secret de cette survivance réside dans la rente pétrolière, qui permet de redistribuer les richesses tout en poursuivant, comme dans le reste du monde, l’accumulation financière en faveur d’une petite minorité. La Norvège parvint ainsi, grâce à la circonstance entièrement fortuite que constituent ses grandes réserves de pétrole, à concilier ce qui dans le reste du monde est inconciliable.

Mais, même ainsi, ce modèle est en crise. En premier lieu parce que la clé de la répartition de la rente pétrolière ne satisfait plus les représentants du capital financier, qui souhaitent dès lors une sortie de ce modèle et une « modernisation » du pays comme l’ont connue d’autres nations scandinaves où domine à présent le modèle néolibéral de la « flexicurité ». Il existe également dans les classes populaires une certaine fatigue envers le paternalisme bureaucratique avec lequel les bureaucraties politiques et syndicales de la social-démocratie ont géré l’Etat-Providence.

Cette combinaison de pression oligarchique et de désenchantement populaire s’est déjà traduite par d’importantes mesures de réduction des dépenses sociales et dans une certaine inquiétude parmi les secteurs populaires qui subissent, en conséquence de ces réductions, une détérioration de leur niveau de vie. Parmi ces secteurs se trouve la base sociale pouvant soutenir une nouvelle extrême droite, à l’image de ce qui s’est déjà produit en Suède, au Danemark ou en Finlande, ainsi que dans une série d’autres pays en dehors de la Scandinavie ; aux Pays-Bas ou en Hongrie.

La fonction explicite de cette nouvelle extrême droite et d’exercer une pression en faveur de la liquidation de l’Etat-Providence social-démocrate, en préconisant d’abord la suppression des prestations sociales pour les immigrés mais aussi pour les « fainéants » et autres individus qui ne vivent pas du travail salarié. En Norvège néanmoins, « l’effet pétrolier » rend encore moins justifié ce type d’orientation. Cela constitue probablement l’une des clés expliquant l’application particulière de la « Doctrine du Choc » qui a eu lieu à Oslo et dans l’île voisine de Utoya.

2. Il est nécessaire de comprendre d’où vient, dans cette région privilégiée d’une Europe déjà privilégiée, cette nouvelle extrême droite. D’une certaine manière, il s’agit d’un effet collatéral de la difficile introduction du néolibéralisme en Scandinavie. Le mécontentement des classes populaires face à la réduction de leurs droits sociaux nécessite pour elles une explication. Seul un petit secteur est capable de formuler cette explication en termes de lutte de classes pour l’appropriation des richesses ; la majorité est au contraire vulnérable aux « explications » qui correspondent à son « expérience » immédiate et associent la réduction de leurs droits à la présence croissante d’immigrés. Les immigrés seraient ainsi des « parasites » d’autres cultures qui profitent de la richesse norvégienne au détriment de la population autochtone du pays.

La haine de classe, comme on le voit, se déplace ainsi des agents du capital financier hégémonique, responsable et bénéficiaire de l’austérité appliqué à l’Etat-Providence, aux communautés immigrés et surtout musulmanes qui, non seulement bénéficient de droits sociaux, mais qui se refusent en outre de « s’intégrer » et conservent leur religion et leurs coutumes.

De la même manière que l’antisémitisme – le « socialisme des imbéciles » selon Bebel – a détourné contre les Juifs la haine de classe du prolétariat européen envers ses exploiteurs, aujourd’hui l’anti-islamisme exerce un rôle similaire dans le cadre du néolibéralisme et de la globalisation. La haine orientée vers les musulmans et vers l’Islam en tant que religion « obscurantiste » et « antiféministe » permet par ailleurs de recycler les thèmes xénophobes et racistes classiques de l’extrême droite, ainsi que les guerres néocoloniales en cours, avec le cachet « progressiste » de la défense de la laïcité, du droit des femmes et de la liberté d’orientation sexuelle. L’extrême droite et les guerres impérialistes deviennent ainsi « éclairées ».

3. L’attentat contre le siège du gouvernement norvégien et le massacre de l’île d’Utoya, apparemment réalisés par un individu isolé, n’est pas l’œuvre irrationnelle d’un fou, car elle s’inscrit clairement dans un contexte social et idéologique. Dans le long texte publié par Breivik sur internet, où il expose les motifs de ses attentats et explique dans des centaines de pages les aspects techniques de ses actes, se détache l’amalgame opéré entre le marxisme et l’islamisme.

L’idée qui domine dans le texte de Breivik semble être que la gauche social-démocrate a vendu la Norvège à l’islamisme et qu’il est nécessaire de résister à la fois contre les « marxistes » et contre la « nouvelle domination islamique ». De là le titre choisi : « 2083, A European Declaration of Independence" (2083 - anniversaire de la victoire sur les Turcs aux portes de Vienne – Une déclaration d’indépendance européenne). Breivik se voit lui-même comme un combattant contre l’Islam, mais il s’agit d’un croisé qui défends non pas seulement une religion, mais bien une « civilisation chrétienne » qui laisse un espace pour la laïcité et les libertés individuelles.

Il ne semble pas fortuit qu’il ait attaqué un camp d’été des jeunesses du parti social-démocrate norvégien où figurait au programme un débat sur le boycott d’Israël et un hommage aux combattant norvégiens des Brigades Internationales en Espagne. Dans cette logique de « guerre cosmique », la position de Breivik est un reflet de l’autre branche de l’idéologie de la guerre des civilisations représentée par Al-Qaïda, pour laquelle il existe une menace réelle incarnée par les « croisés » occidentaux et les Juifs contre « l’identité » des pays musulmans. La différence étant que la justification d’Al-Qaïda, qui n’est qu’une mystification, garde un certain contact avec la réalité puisque plusieurs pays musulmans subissent une occupation effective de la part d’armées occidentales et que tous connaissent une soumission politique et économique aux intérêts des pays capitalistes occidentaux. Dans ces derniers par contre, il n’existe qu’une immigration pacifique venant de pays musulmans. Il n’y a donc aucune symétrie réelle, mais cela n’empêche pas que l’on présente une symétrie imaginaire, idéologique qui permet de recouvrir la domination et l’agression occidentale sous la rhétorique de la « guerre des civilisation ».

4. Breivik et les autres personnes qui collaborent au site http://www.document.no/ sont des défenseurs de l’Etat d’Israël. Cela constitue un élément qui, du moins en apparence, les distingue des extrêmes droites du passé, habituellement caractérisées par leur antisémitisme et les rapproche de personnages plus ambigus comme Bernard Henri Lévy ou André Glucksmann, qui défendent à la fois les « droits de l’Homme » et les massacres israéliens. Israël apparaît dans les textes publiés sur ce site comme un poste avancé de l’Occident face au péril incarné par l’Islam. Israël n’est pas ainsi un pays qui incarne et matérialise l’identité juive, mais bien le bastion d’une prétendue identité « occidentale ». Israël, pour la nouvelle extrême droite, est surtout le représentant supposé de la civilisation occidentale « judéo-chrétienne » qui s’affronte au monde musulman. L’antisémitisme, pour sa part, sans cesser d’exister et en reposant sur les mêmes thèmes racistes qu’au début du XXe siècle, s’applique aujourd’hui – sans prendre ce terme – à l’autre grande famille sémite que sont les arabes.

De la même manière que l’extrême droite nazie avait créé la figure du judéo-bolchévique, la nouvelle extrême droite pro-israélienne imagine l’existence d’un complot islamo-marxiste destiné à en finir avec la culture européenne et, pour lutter contre lui, érige Israël en avant-garde de sa croisade. Israël n’est pas, cependant, la tête pensante d’un quelconque lobby universel ni d’aucune nouvelle édition du « complot juif mondial », mais bien un élément clé du système impérialiste capitaliste.

5. Certains ont voulu voir l’implication du Mossad (1) dans les attentats d’Oslo en s’appuyant sur les proclamations pro-israéliennes de Breivik. Pour l’instant, il n’y a aucune preuve de cela. Et cela ne semble pas vraisemblable. Un soutien logistique externe n’est en outre aucunement nécessaire pour le type d’attentat – somme tout assez classique – perpétré par Breivik ; il a suffit de quelques tonnes de fertilisants, un fusil et une grande quantité de munitions que l’on peut aisément obtenir au marché noir ou directement de l’armée et des forces de police.

Chercher la présence d’Israël derrière les attentats revient à trouver un sujet « qui tire les ficelles » au lieu de chercher à analyser les déterminants effectifs. Ceux qui tentent ainsi de dissocier Israël de l’ensemble du système de domination impérialiste « occidental » en le considérant comme un sujet politique autonome, ou y compris comme le centre d’un « lobby juif » qui déterminerait la politique occidentale, ne vont pas plus loin que les thématiques idéologiques sur le « complot juif » dont le paradigme est constitué par les « Protocoles des Sages de Sion » (2). En outre, c’est se rendre incapable de comprendre, bien loin des explications « conspiratives », l’installation progressive de sociétés basées sur le contrôle et la ségrégation, selon un modèle dont Israël est le paradigme mais aucunement l’unique promoteur.

L’objectif de la nouvelle extrême droite coïncide avec l’objectif général du capitalisme globalisé. D’une part, il s’agit de défendre la libre circulation des capitaux et des marchandises dans le cadre de la globalisation, ce qui suppose l’établissement d’une série de mécanismes de contrôle – et non de blocage – de ses mouvements et, d’autre part, la création ou le renforcement de dispositifs de ségrégation de populations entières à l’intérieur et à l’extérieur des pays du centre capitaliste.

La ségrégation mondiale se manifeste dans la limitation brutale apportée à la circulation des personnes imposées par les Etats capitalistes centraux aux populations de la périphérie. Elle se voit reproduite à l’intérieur de chaque Etat par de nouvelles formes de discriminations envers les populations immigrées (discriminations économiques et au travail, ségrégation sociale et politique, différentes formes d’enfermement dans des centres fermés ou y compris pénitenciers). On reproduit ainsi dans les métropoles de vielles formes de ségrégation coloniale qui peuvent en outre s’étendre aux populations pauvres « autochtones ». Nous retrouvons toutes ces caractéristiques dans la forme « exemplaire » d’Israël, Etat colonial classique et, en même temps, société de contrôle et de vigilance généralisée postmoderne. De là découle que les défenseurs les plus fermes et intransigeants de l’ordre établi voient dans l’Etat sioniste un modèle authentique.

6. On a beaucoup débattu dernièrement sur les connexions entre Breivik et les forces policières ou militaires de son pays ou d’autres pays. Il semble certain qu’il a été nécessaire que quelqu’un, dans la police norvégienne, ferme les yeux ou soit considérablement distrait, pour que Breivik puisse obtenir l’autorisation lui permettant d’acquérir un fusil d’assaut. Une fois acquis, il avait également besoin de munitions. Celles utilisées dans l’attentat étaient des balles expansives, connues sous le nom de « Dum Dum ». On peut les trouver dans les arsenaux des armées ou les fabriquer de manière artisanale en modifiant des munitions classiques. Il n’existe pour l’instant aucune indication précise dans un sens ou dans l’autre.

Cependant, il est plus que probable que l’attentat de Breivik – comme dans le cas de nombreux attentats menés par Al-Quaïda – a été préparé de manière décentralisé. Il est aujourd’hui possible d’accéder aux connaissances nécessaires en matière d’explosifs par une simple consultation de Google. Il est même possible d’utiliser les recettes décrites par Breivik lui-même dans son « manifeste », amplement diffusé sur internet. Les ingrédients nécessaires pour cela sont également facilement accessibles ; engrais chimiques, aspirine, acides… Breivik est probablement ainsi un « terroriste » postmoderne qui répète dans ses actes les caractéristiques fondamentales du travailleur post-fordiste ; accès libre aux connaissances partagées, initiative individuelle, créativité, absence de hiérarchie, etc.

7. Dans le contexte idéologique et politique de la montée généralisée des extrêmes droites en Europe, particulièrement dans l’Europe nordique, et surtout dans les politiques racistes en matière d’immigration appliquées par les gouvernements et les institutions européennes, il est parfaitement possible qu’un individu relativement isolé passe à l’acte. Il n’y a pas besoin pour cela d’avoir l’appui d’un quelconque appareil d’Etat, bien que l’on ne puisse pas non plus affirmer ainsi son indépendance complète par rapport à l’idéologie et au bouillon de culture qui prédomine dans certains appareils spécifiques, comme celui de la police.

L’idéologie actuelle de l’extrême droite a de nombreux ingrédients communs avec « l’idéologie spontanée » de la police, concrètement les idées sur le caractère intrinsèquement « dangereux » de certaines catégories et groupes sociaux ; la nécessité de mesures de « prévention » contre les effets de cette dangerosité au travers de mesures d’exclusion et de discrimination, etc. Il n’est pas nécessaire d’avoir des « infiltrés » d’extrême droite dans un appareil policier prétendument neutre. Il y a bien plutôt une expansion de l’idéologie policière vers l’espace des organisations et des réseaux politiques de l’extrême droite, une « exfiltration » bien plus qu’une infiltration.

La police exprime en effet de manière particulièrement explicite la double nature de l’Etat souverain (dont le principe devait être celui de « l’ homme et de la bête » selon Machiavel) : d’une côté un ordre juridique et de l’autre une violence qui suspend les lois. Ces deux côtés ne sont pas, cependant, réciproquement extérieurs : la violence extra judiciaire de l’Etat, dont la possibilité permanente s’incarne dans la police et dans l’armée, est une forme permanente d’Etat d’exception reconnu par l’ordre juridique lui-même dans les cas extrêmes.

L’aspect bestial de l’Etat se trouve ainsi en contact direct avec toutes les formes d’illégalité. Jamais l’Etat n’est alors aussi près de son jumeau mafieux que lorsqu’il se présente aux travers de ses forces policières. La définition d’Engels de la police en tant que « lumpen en uniforme » exprime correctement la position limite de cet appareil d’Etat.

L’extrême droite en tant qu’idéologie et comme organisation politique n’est donc jamais très éloignée de cette « idéologie spontanée » de la police générée par la position qu’occupe l’appareil policier dans l’ensemble des structures de domination (unifiée  - précairement – dans l’Etat). L’extrême droite, tout comme la police, exprime un projet de rétablissement de l’ordre, au travers de la suspension de l’ordre juridique. De la même manière qu’Israël a pu inspirer Breivik et ses congénères sans aucune sorte de participation du Mossad dans ses crimes, la police en tant que référent idéologique a également pu avoir une influence sans réaliser le moindre acte précis. La fonction de la violence policière dans l’Etat post-fordiste est également en voie de privatisation, tant de manière officielle que par l’initiative d’individus et de groupes.

Iohannes Maurus/John Brown

Publié sur http://iohannesmaurus.blogspot.com/ sous le titre « Morir a Oslo ». Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be

Notes de la rédaction :

(1) Services secrets israéliens

(2) Les Protocoles des Sages de Sion sont un faux qui se présente comme un plan de conquête du monde établi par les Juifs et les francs-maçons. Ce violent pamphlet fut fabriqué à la demande de l'Okhrana (la police secrète tsariste) et destiné à Nicolas II de Russie au début du XXe siècle afin de justifier les pogroms antisémites.

Voir ci-dessus