Géorgie: sous la bannière du droit à l’autodétermination
Par Matilde Dugauquier le Mercredi, 03 Mars 2010

Le conflit qui a secoué la mosaïque des peuples qu'est le Caucase en août 2008, et qui a vu s'affronter militairement la Russie et la Géorgie, est loin d'être résolu. Cette guerre fut avant tout la conséquence des rivalités impérialistes entre l'occident et la Russie, dans une région d'une très grande importance stratégique car se situant au carrefour de routes d'approvisionnement en hydrocarbures.

La nuit du 7 au 8 août 2008, l’armée géorgienne bombarde la capitale de l’Ossétie du Sud (Tskhinvali), république séparatiste revendiquée par Tbilissi (1). La réponse de la Russie ne se fait pas attendre : elle envoie sur le terrain plusieurs unités blindées parquées en république autonome d’Ossétie du Nordi, afin de «contraindre la Géorgie à la paix». Plusieurs villes frontalières de Géorgie sont à leur tour bombardées jusqu’au 12 août, date officielle de la fin des opérations militaires. Pour justifier son action, la Russie brandit l’étendard du droit à l’autodétermination d’une population qui ne cesse de clamer sa volonté d’être rattachée à son voisin du Nord. Cependant, il semble peu probable que les Ossètes du sud jouissent un jour de ce droit inaliénable. Dans ce conflit, ils ne sont que la proie des différentes manifestations d’impérialisme sur la région et les victimes de la guerre capitaliste pour les ressources naturelles.

Cela fait 20 ans que la Russie s’efforce de maintenir son impérialisme sur le reste de l’espace postsoviétique. L’objectif principal de la politique extérieure qu’elle développe est de protéger les intérêts de grandes compagnies nationales présentes dans tout cet espace et au-delà (telles que Gazprom ou encore Loukoïl). Parallèlement, elle a invoqué pendant des années le fait que des «ennemis extérieurs» menaçaient sa souveraineté pour légitimer le durcissement de sa politique de défense. Il s’agit pour elle aujourd’hui de créer, par le biais d’une propagande pour le moins chauviniste, une véritable «caucasophobie» à l’intérieur de ses frontières.

Pour ce faire, elle se base sur la guerre en Tchétchénie de 2001, présentée à l’époque par Vladimir Poutine comme sa «bataille contre le terrorisme». Cet épisode a en effet permis de construire en Russie une image criminelle et barbare des Caucasiens. La guerre menée en 2008 contre la Géorgie a donc été perçue par l’opinion publique russe comme une guerre progressiste, visant à libérer un territoire historiquement russe de l’agresseur géorgien.

L’Ossétie du Sud et l’Abkhazie (autre région séparatiste géorgienne) sont entrées en guerre avec la Géorgie au début des années 90, suite à l’éclatement de l’URSS. Le conflit avait été gelé par une médiation multilatérale orchestrée par la Russie et les deux républiques avaient obtenu leur autonomie et indépendance de facto. Ce semblant d’autonomie est en fait assuré en leur sein par la présence russe. En Ossétie du Sud, 60% du budget provient directement de dons de la Fédération de Russie. En outre, celle-ci distribue à tour de bras des passeports russes aux citoyens ossètes et ses «forces de maintien de la paix» (appelées «milices» par les Géorgiens) sont en charge de la surveillance des frontières. Moscou a en fait besoin de maintenir ces deux régions sous sa coupe pour déstabiliser la Géorgie, tout comme elle l’a fait en Arménie avec la région du Haut-Karabakh (2).

Le pétrole de la Mer Caspienne

Le Caucase est une région très pauvre, mais elle est bordée à l’est par la Mer Caspienne, une des réserves de gaz et de pétrole les plus prometteuses pour les années à venir. Les compagnies qui exploitent ces ressources, Gazprom en tête de liste, doivent actuellement passer par la Géorgie ou l’Azerbaïdjan pour rejoindre la Russie et en assurer le transit vers l’Europe.

La tension concernant le transport du gaz et du pétrole de la Mer Caspienne est montée d’un cran en 2000, lorsque plusieurs pays européens, associés à de grandes compagnies privées, présentent le projet Nabucco (3). Il s’agit d’un gazoduc devant relier l’Iran et les pays de la Transcaucasie (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie) à l’Europe centrale en passant par la Turquie et, de ce fait, en contournant la Russie. Celle-ci y voit une attaque directe sur ses bénéfices, d’autant plus que la construction de Nabucco devient une priorité pour l’Union européenne en 2006, suite au conflit gazier qui oppose Moscou à l’Ukraine (4).

Afin de contrer le projet Nabucco, la Russie et Gazprom présentent en 2007 l’alternative South Stream, gazoduc qui passerait par la Russie pour rejoindre l’Europe occidentale, en évitant la Transcaucasie et les mauvais payeurs que sont l’Ukraine et la Biélorussie (5). Les deux projets sont depuis lors en compétition.

Un président trop ambitieux

Le deuxième facteur de tension majeur entre la Russie et la Géorgie a été, en janvier 2004, l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Saakachvili, via la dite Révolution des Roses. Moscou voit d’un très mauvais œil l’émergence de régimes pro-occidentaux dans sa traditionnelle sphère d’influence et dénonce l’ingérence de l'impérialisme occidental, et surtout étasunien, dans son «étranger proche» (6).

Le programme politique de Mikhaïl Saakachvili prévoit en effet deux points importants: la «libération du joug de la Russie» grâce à l’appui des États-Unis et de l’OTAN et la création d’une nation géorgienne unie et forte. «La politique géorgienne est en réalité guidée par l’angoisse permanente d’éclatement du pays. Les minorités nationales qui peuplent majoritairement les territoires à la périphérie de la Géorgie, aux frontières de leur zone ethnolinguistique parente, sont en effet considérées comme une menace pour l’unité du pays. » (7)

Il entame donc sa présidence en plaçant la république autonome d’Adjarie, dont le dirigeant Aslan Abachidzé défie l’autorité de Tbilissi depuis des mois, sous administration présidentielle directe (8). Cette première tâche accomplie, il ne lui reste plus qu’à remettre la main sur les républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, où le pouvoir central est bien plus contesté que dans d’autres régions de Géorgie.

On assiste à une montée des tensions entre 2004 et 2008: interpellation de militaires russes soupçonnés d’espionnage en Géorgie (septembre 2006), fermeture des voies de communication, embargo sur les importations, expulsions massives d’illégaux géorgiens présents sur le territoire russe, etc. Ces provocations mutuelles incessantes devaient déboucher sur la catastrophe humanitaire d’août 2008. Celle-ci était d’autant plus prévisible que les villages situés sur la frontière de l’Ossétie du Sud, peuplés majoritairement de Géorgiens, avaient été évacués quelques jours avant le début des hostilités. La seule question qui restait en suspens était la suivante: «qui va frapper le premier?»

Le bilan

Bien que la Géorgie ait tiré les premiers coups de canon, il est clair que les dirigeants des deux parties étaient prêts à entrer en conflit et qu’ils l’ont fait de manière consciente, dans le but de faire la démonstration de leurs ressources militaires et politiques, fût-ce au prix de milliers de victimes civiles innocentes.

L’objectif principal de la Russie était de mettre en exergue l’instabilité de la zone, afin d'écarter la Géorgie de la course au transit des ressources énergétiques et de s’imposer comme seule et unique valeur sûre en matière de transport des hydrocarbures. Elle a d’ailleurs très vite récolté les fruits de l’opération: à l’issue du conflit la compagnie British Petroleum (BP) a décidé de fermer ses oléoducs traversant la Transcaucasie; l’Azerbaïdjan a suspendu ses exportations de pétrole via les ports géorgiens et s’est mis à considérer la possibilité de l’acheminer via l’oléoduc qui relie sa capitale Bakou (point de passage du pétrole en provenance du Kazakhstan!) au port russe de Novorossiïsk en passant par la Tchétchénie (9), etc. Tout cela fait bien sûr le jeu de Moscou et du monstre Gazprom qui, à l’image d’autres multinationales occidentales, fait fi de l’impact des combustibles fossiles sur le climat et des menaces majeures pour l’humanité qui en découlent.

Par ailleurs, pour la Russie, cette guerre représente l’échec de la stratégie étasunienne dans la région, puisque ce sont surtout les États-Unis qui arment et encadrent la « jeune démocratie » qu’ils ont largement contribué à installer, pour que celle-ci puisse se défendre de son tout-puissant voisin du nord. Le voisin du nord, lui, a quasiment pu annexer l’Ossétie du Sud, qu’il prétend protéger de l’oppresseur géorgien.

Ainsi, sous couvert du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et alors que de toute part on crie au « nettoyage ethnique » (de la Géorgie envers les Ossètes et de l’Ossétie envers les populations géorgiennes installée sur son territoire, en tout le conflit aura fait à peu près 1600 victimes civiles), c’est bien une guerre impérialiste pour les ressources naturelles qui a été menée dans le Caucase en août 2008. Dans cette course aux bénéfices les droits des Abkhazes et des Ossètes ne sont rien d’autre qu’une monnaie d’échange. Encore aujourd’hui il est bien difficile de dire ce qu’il adviendra de ces populations, ainsi que dizaines de milliers de déplacés, dont une partie vit toujours dans des camps.

En outre, dans un contexte de formation de nouveaux « pôles » impérialistes et tenant compte de l’importance stratégique et économique de la région, il y fort à parier que d’autres conflits-éclairs locaux éclateront dans un avenir plus ou moins proche. Nous sommes solidaires des organisations marxistes révolutionnaires russes (qui ne représentent que quelques centaines de personnes sur l’ensemble du territoire malheureusement), telles que SD Vperiod (10). Il s’agit pour elles aujourd’hui de démontrer à l’opinion publique russe que la guerre est systématiquement fomentée et provoquée par les capitalistes et l'oligarchie au pouvoir qui y est liée; qu’elle est le fruit inéluctable du capitalisme et qu’on ne peut se débarrasser de la première sans avoir fait table rase du second.

Notes:

(1) Rappel historique : Les Ossètes sont un peuple d’origine persane arrivé dans le Caucase suite aux invasions mongoles. Ils forment depuis lors 3 entités territoriales distinctes : l’Ouest, très vite islamisé sous l’influence des Kabardes ; le Nord, conquis par les Russes en 1767 ; et le Sud, qui intègre l’Empire russe à sa propre demande en 1774. La Géorgie, elle, sera intégrée en 1801. Après la Révolution russe le Sud fera partie de la république menchevik de Géorgie, et le Nord entrera dans la République montagnarde du Nord-Caucase, les cols de montagne formant une « frontière naturelle » presque infranchissable entre les 2 entités. C'est à ce moment-là que l’Ossétie du Sud affirme pour la première fois sa volonté d’indépendance vis-à-vis de la Géorgie. Le gouvernement soviétique géorgien mis en place en 1921 lui octroie le statut d’Oblast autonome d’Ossétie du Sud au sein de la République Socialiste Soviétique de Géorgie.

(2) Pendant la période soviétique, ce territoire peuplé d’arméniens est intégré à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan en tant qu’Oblast autonome du Haut-Karabakh. Depuis l’effondrement de l’URSS il lutte pour son indépendance ou son rattachement à l’Arménie. Suite au conflit armé de 1992, la CSCE instaure le Groupe de Minsk, mené par la Russie, pour « pacifier » la région.

(3) Les principaux actionnaires la société Nabucco Gas Pipieline International sont l’Autriche avec OMV, la Hongrie avec MOL, la Roumanie avec Transgaz, la Bulgarie avec Bulgargaz, la Turquie avec BOTAS et l’Allemange avec RWE. La participation de la France avec GDF-Suez a souvent été remise en cause en raison des tensions diplomatiques avec la Turquie.

(4) Gazprom refuse d’alimenter les gazoducs ukrainiens pour la première fois en mars 2005, à cause d’un désaccord sur les prix du transit. Depuis lors, ces conflits à répétition ont acquis une portée géopolitique considérable, due à leur incidence sur la consommation de gaz en Union européenne.

(5) Projet signé entre Gazprom et l’italien EMI en 2007. Il a récemment été rejoint par le groupe GDF-Suez.

(6) Les « révolutions des fleurs » ou encore « révolutions de couleurs », soulèvements réputés « populaires » et « spontanés » dont la première a eu lieu en Serbie en 2000, sont en fait financées par des compagnies et ONG occidentales, dans le but est d’installer un dirigeant prêt à servir leurs intérêts. Le phénomène s’est étendu à la Géorgie en 2003, à l’Ukraine en 2005 ; des tentatives ont été faites au Kirghizstan et en Azerbaïdjan. En Géorgie, c’est la Fondation Soros qui s’est distinguée par sa « générosité ».

(7) Florence Mardirossian, « La géopolitique du Sud-Caucase », juin 2006.

(8) Contrairement aux deux autres régions mentionnées, la composante ethnique n’intervient pas en Adjarie : elle a hérité de son statut officiel d’autonomie politique de l’époque soviétique et en a profité depuis l’indépendance pour « narguer » le pouvoir central. Cela est rendu possible par sa situation stratégique : elle abrite une base militaire russe et le port commercial, touristique, militaire et surtout pétrolier de Batoumi ; de surcroît elle se trouve sur le tracé du gazoduc Nabucco.

(9)Florence Mordissian, « Géorgie-Russie, les enjeux de la crise », Le mone diplomatique, 15-08-2010

(10) Le Mouvement socialiste « Vpieriod » (« En Avant ») est, depuis début 2010, la section officielle de la Ive Internationale en Russie

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