Dossier: La Libye, les théories du complot, l'impérialisme et la gauche latino-américaine
Par A. Riera, S.A. Rico, A. Allende, P. Beaudet, B. Perrin, G. Wilpert, S. Brulez le Lundi, 07 Mars 2011 PDF Imprimer Envoyer

Kadhafi multiplie les contre-offensives meurtrières contre l'insurrection populaire qui a pris le contrôle de la plupart des villes de Libye, tandis que l'impérialisme agite la menace d'une intervention armée. Les processus révolutionnaires en Tunisie et en Égypte se poursuivent, arrachant de nouvelles victoires. Le vent de la révolte commence à menacer les pétro-monarchies du Golfe alors que l'onde de choc de la révolution dans la région arabe continue à toucher d'autres parties du monde. Paradoxalement, pendant ce temps, on assiste dans certains milieux progressistes à de l'expéctative, de l'incompréhension, des confusions, voire même à de la méfiance et de l'hostilité envers ces processus.

Certes, les événements colossaux qui se déroulent aujourd'hui ont de quoi surprendre. Certains mettent en doute leur caractère révolutionnaire, les réduisant à de simples « soulèvements » ou à des « mouvements démocratiques », arguant que « rien n'a changé ». L'ampleur et la généralisation de la révolte dans le monde arabe, qui s'étend comme une trainée de poudre, démontrent pourtant la nature révolutionnaire d'un processus qui s'intalle dans la durée, avec ses inévitables avancées et reculs, et son impact variable en fonction des particularités de chaque pays. Mais l'unité de ce mouvement, du Maroc à la Libye et de la Tunisie à l'Arabie saoudite, ne fait aucun doute.

On oublie assez vite également que la chute de Ben Ali et Moubarak, survenue il y a peu encore, représente un bouleversement gigantesque, que des soulèvements ont déjà eu lieu dans le passé mais qu'aucun n'a pu aller aussi loin. Seule la force d'un authentique processus révolutionnaire, où les masses font irruption sur la scène de l'histoire pour prendre en main leur destin, pouvait balayer ces dictateurs aux pouvoirs absolus, appuyés sur l'impérialisme et de puissants appareils répressifs.

Comme les événements récents le montrent, avec les démissions des premiers ministres Chafiq en Égypte et Ghannouchi en Tunisie — et la perspective, dans ce dernier pays, d'une Assemblée Constituante —, rien n'est encore terminé, loin de là. Il reste encore pas mal de chemin à faire avant que les revendications démocratiques et sociales essentielles des masses soient amplement satisfaites. Mais le fait que ces révolutions ne soient pas terminées ne justifie précisément pas de leur dénier le caractère de révolutions. Comme le soulignait Trotsky dans son « Histoire de la Révolution russe »; « Les causes immédiates des événements d'une révolution sont les modifications dans la conscience des classes en lutte. Les rapports matériels d'une société déterminent seulement le courant suivi par ces processus. Par leur nature, les modifications de la conscience collective ont un caractère à demi occulte ; à peine parvenus à une tension déterminée, les nouveaux états d'esprit et les idées percent au dehors sous la forme d'actions de masses qui établissent un nouvel équilibre social, d'ailleurs très instable. La marche de la révolution à chaque nouvelle étape met à nu le problème du pouvoir pour le recouvrir encore, immédiatement après, d'un masque — en attendant de le dépouiller de nouveau. »

Une révolution ne se réduit pas à un « Grand soir »; elle ne se confond pas avec le moment insurrectionnel, celui de la prise du pouvoir victorieuse par les masses révolutionnaires, balayant les derniers vestiges de l'ancien régime. Une révolution, c'est avant tout un processus historique ayant ses rythmes propres, qui se déploie dans le temps de manière variable selon les rapports de forces et dont la nature et la conclusion ne sont nullement déterminées à l'avance. Toute révolution démocratique et sociale — surtout dans des pays qui comptent une classe ouvrière massive comme c'est le cas en Tunisie et en Égypte — a un puissant potentiel anticapitaliste. Mais toute révolution démocratique et sociale ne débouche pas nécessairement, ni automatiquement, sur une révolution socialiste victorieuse. C'est là qu'entre en ligne de compte de manière déterminante le rôle des organisations et des militant-e-s révolutionnaires, l'évolution de la conscience et de l'organisation de classe indépendante des masses, le degré de confrontation avec l'adversaire et la solidarité indispensable de la part des travailleurs et des forces progressistes du monde entier.

On voit également fleurir aujourd'hui d'abracadabrantes « théories du complot », selon lesquelles, contre toute évidence, les événements dans le monde arabe, et particulièrement en Libye, seraient l'œuvre d'une vaste conspiration ourdie par la CIA et le Mossad afin de péréniser leurs intérêts dans la région, de « changer les choses pour que rien ne change ». Selon ces théories fumeuses, tout était prévu, tout était écrit à l'avance par l'impérialisme. Les masses en révolte ne seraient ainsi que de vulgaires marionnettes aux mains de forces machiavéliques et toutes puissantes qui tirent les ficelles dans l'ombre, à Washington ou à Tel Aviv. Outre le profond mépris pour les peuples de la région arabe qui se cache derrière ces théories conspirationnistes, elles ont également comme conséquence désastreuse de susciter la méfiance, la passivité ou l'absence de solidarité face aux processus en cours. Si des conspirations existent bel et bien, ce ne sont pourtant pas elles qui écrivent l'histoire présente, elles tentent au contraire de les réécrire, de  soumettre à leur volonté des événéments qui leur échappent et les dépassent largement.

L'attitude opportuniste et hypocrite actuelle des gouvernements impérialistes vis-à-vis de Kadhafi, excellent allié de la veille subitement déclaré ennemi public numéro un, a de quoi brouiller les esprits. Outre le fait que l'attention est ainsi détournée d'autres événements majeurs qui se déroulent dans la région arabe, particulièrement dans les pays du Golfe Persique, cela permet à ces puissances de se redorer à peu de frais un blason « démocratique » pour le moins cabossé.

Mais l'attitude adoptée par Fidel Castro, et plus encore par Hugo Chavez, face à la révolution libyenne n'est pas non plus étrangère au florilège de confusions et de théories du complot (*). Leur refus de soutenir un soulèvement populaire — dont ils mettent en doute le caractère spontané et étroitement lié au processus en cours dans le reste de la région dans le cas du second — ; leur refus de condamner explicitement et sans ambiguités la répression et les massacres exercés par le tyran, sous prétexte que les informations seraient « insuffisantes » ou « manipulées »; la façon dont Chavez présente son « ami Kadhafi » comme un « socialiste anti-impérialiste »; son soutien indirect à celui-ci sous prétexte de réagir face à l'imminence d'une invasion impérialiste, ou encore sa proposition de médiation afin de « ramener la paix » dans le pays —qui, si elle implique le maintien du dictateur, ne peut être que la paix des cimetières —; tout cela contribue à en déboussoler plus d'un.

Comme le souligne Pierre Beaudet, la situation présente offre un véritable défi à l'internationalisme: « Il est juste et justifiable de se démarquer de l'hypocrisie occidentale, mais il ne l'est pas de présenter les dictateurs “anti-impérialistes” comme des alliés de la « cause ». Dans ce sens, la politique du gouvernement Chavez n'est pas acceptable. Pire encore, elle risque de délégitimer cet État qui a eu le courage d'imposer de nouvelles priorités en réponse aux attentes populaires au Venezuela. Il faudra trouver le moyen de dire cela, sans être instrumentalisés par le discours de l'impérialisme “humanitaire”. Mais en fin de compte, la plus grande priorité n'est pas là. Il faut sérieusement et systématiquement appuyer nos réels alliés des mouvements populaires. »

Ataulfo Riera

(*) Sur le site d'informations bolivariennes aporrea.org, à côté de textes bien plus lucides, on peut lire ce genre de prose : « Tout indique que le gouvernement du colonel Kadhafi est parvenu à redonner une cohésion suffisamment favorable à son gouvernement et à ses forces afin de lancer une offensive militaire contre l'insurrection armée de secteurs des tribus de Benghazi, des groupes paramilitaires d'Al-Quaeda, de mercenaires européens et d'autres nations africaines, entraînés et dirigés par le gouverment anglais, la CIA et le sionisme israélien, dans une étrange alliance – de facto? - des terroristes d'Al-Quaeda avec leurs ennemis du gouvernement nord-américain »Ou encore: « Ce qui se passe en Libye ne peut s'expliquer avec le prisme appliqué à l'Egypte, au Yémen, à l'Algérie et à la Tunisie, mais bien avec la stratégie déployée par l'impérialisme nord-américain dans le cas de la Yougoslavie (...) Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, regroupés au sein de l'OTAN, ont financé et soutenu des groupes insurrectionnels introduits depuis l'étranger afin de subvertir la stabilité du pays, ils ont soudoyé l'opposition pour provoquer le chaos social. ». La prétendue « absence d'informations fiables » ne semble donc empêcher nullement ce genre d'affirmations grotesques.


La Libye et la gauche. Principes et incertitudes

Par Santiago Alba Rico et Alma Allende

1. Les théories conspirationnistes sont convaincantes parce qu'elles reposent toujours sur une part de vérité: les conspirations existent. La CIA, l'OTAN, le Pentagone, l'UE conspirent de manière permanente pour garantir leurs intérêts dans toutes les régions du monde. La Russie, la Chine, la Turquie, le Pakistan et l'Inde aussi. Et aussi Cuba et le Venezuela. Tout le monde conspire parce que la conspiration est l'un des instruments indissociable des rapports entre les États-nations dans un cadre de luttes impérialistes, anti-impérialistes et inter-impérialistes.

2. Aussi, personne ne peut mettre en doute que l'impérialisme est en train de conspirer en ce moment même contre tous les mouvements populaires et contre tout ce qu'ils représentent. Mais les conspirations impérialistes conspirent également dans le but de rendre les révolutionnaires paranoïaques, autrement dit, pour qu'ils finissent par croire en l'idée non révolutionnaire que leur ennemi est omnipotent. La différence entre la théorie de la conspiration et la théorie de la révolution réside précisément dans le fait que cette dernière considère que si l'impérialisme conspire constament, c'est parce qu'il ne contrôle pas toutes les choses, toutes les forces et que ce que nous appellons le « peuple » maintient toujours un potentiel « résiduel » d'indépendance et de résistance face aux conspirations.

Ce potentiel résiduel, y compris en tant que conscience déformée ou imprécise, a à voir avec la réalité sociale elle-même; la pauvreté, la douleur, la frustration, la répression. Mohamed Bouazizi ne s'est pas immolé le 17 décembre à Sidi Bouzid manipulé par la CIA, mais bien parce qu'il avait été humilié par un allié de cette dernière. Les théories de la conspiration sont hégéliennes: le cours de l'impérialisme coïncide naturellement avec celui de la réalité. Les révolutionnaires sont plutôt leibniziens: l'impérialisme doit constamment faire l'effort de soumettre l'horloge du monde à sa volonté. Au paranoïaque, on pourrait dire: « Tu as parfaitement raison, l'impérialisme manipule et contrôle tout: tu en est la preuve vivante ».

3. Les États-Unis, l'UE et l'OTAN auraient préféré que rien ne soit arrivé dans le monde arabe. C'est ce que démontrent les premières déclarations de soutien aux dictateurs amis et leurs manœuvres pour les maintenir en place. C'est également le cas en Libye, où ils auraient préféré maintenir le statu quo, contrairement à ce qu'affirment aujourd'hui certains amis analystes à la mémoire courte. Il suffit de consulter les archives récentes pour confirmer le fait que c'est le silence qui a prédominé dans un premier temps, ensuite les déclarations ambiguës suivies de tièdes condamnations pour seulement arriver au concert d'«indignation » morale actuel.

Les puissances néo-coloniales conspirent pour que rien ne change et, lorsqu'elles ne peuvent éviter l'effondrement, elles conspirent pour tenter d'utiliser les changements en leur faveur. Les choses auraient été bien plus difficile pour elles, y compris en Libye, si dès le début toutes les forces de gauche avaient déclaré sans réserve leur soutien aux révolutions et aux peuples arabes, à leur soif de démocratie, de liberté et d'indépendance anticoloniale.

Ceux qui s'y refusent encore ne se placent pas seulement à une distance sidérale de ce qui vit réellement dans la rue arabe, ils permettent également ainsi à ceux qui tirent contre la foule en Irak, bombardent le Pakistan ou l'Afghanistan et collaborent à la destruction de la Palestine, puissent à nouveau se présenter — l'hypocrisie fonctionne toujours quand on dispose des moyens de communication et de destruction nécessaires — comme les paladins des droits de l'Homme et de la démocratie.

4. Il est évident que l'OTAN veut mettre sa patte sur la Libye maintenant qu'une révolution est en marche et se transforme en guerre civile. Kadhafi, contrairement aux autres canailles renversées, n'est pas totalement fiable; il est capricieux, instable, ne se laisse pas manipuler facilement et, déjà sérieusement menacé et en tous les cas écarté comme interlocuteur, il faut en profiter pour établir une solide base militaire entre la Tunisie et l'Égypte, deux pays à haut risque, et contrôler directement les ressources pétrolières.

Pourtant, l'opinion générale qui prévaut dans la gauche et dans la population arabe est qu'il n'y aura pas d'invasion terrestre. Nous sommes en train de parler de l'une des régions les plus anti-impérialistes du monde, dans laquelle la Palestine et l'Irak sont toujours présentes comme preuve concrète de l'hypocrisie criminelle des puissances occidentales. Si les États-Unis veulent « démocratiser » le Moyen-Orient et le Maghreb à leur manière, ce serait une grande stupidité de leur part de courir un tel risque. La musculation guerrière et les sanctions, ensemble avec la division ainsi suscitée dans le camp anti-impérialiste, provoquent d'ores et déjà des effets favorables à leurs intérêts. Sans écarter aucune possibilité, il ne semble pas, cependant, qu'il leur conviendrait en ce moment d'aller plus loin.

5. Ce que démontre les menaces actuelles de l'OTAN et des États-Unis, en tous les cas, ce n'est pas que l'Occident ne contrôle pas Kadhafi, mais bien qu'ils ne contrôle pas l'opposition à celui-ci. Les États-Unis n'ont pas envahi l'Irak parce que Saddam Hussein était fort, mais bien parce qu'il était faible, à la fois politiquement et militairement. À l'époque, de fortes pressions se produisaient à l'intérieur même du régime — et des négociations étaient en cours avec l'opposition de gauche en exil — pour qu'une réforme interne mène à une démocratisation. C'est justement cela que les États-Unis ne pouvaient permettre. Les États-Unis craignent les peuples et le but de l'impérialisme étatsunien est toujours d'empêcher que les peuples achèvent seuls leurs dictateurs et prennent leur destin en mains. C'est ce que nous sommes en train de voir aujourd'hui: au plus la chute de Kadhafi se rapproche, au plus augmentent les menaces. Au plus le risque de voir le peuple arabe en finir avec Kadhafi, au plus l'intervention de l'OTAN se fait probable.

6. Les menaces d'invasion sont toujours une carte sûre pour l'impérialisme. L'OTAN envahit des pays ou menace simplement de les envahir en poursuivant toujours deux buts: empêcher les luttes populaires et forcer les anti-impérialistes à se contorsionner et à soutenir des dictateurs qui ne s'ajustent pas du tout avec nos intérêts et nos principes. La manipulation médiatique coopère pleinement ici avec succès. Au plus Kadhafi incarne le mal, au plus ceux qui le soutiennent deviennent méprisables. Mais nous ne devons justement pas tomber dans le piège du simplisme impérialiste binaire et de ses formules primitives: s'ils attaquent Kadhafi, alors cela veut dire que Kadhafi est le « bon »; si les médias manipulent aujourd'hui de manière abjecte, c'est que rien de grave ne se passe en Libye et que tout est un montage de la CIA. Nous aimerions bien que les choses soient aussi simples et que les médias hégémoniques nous servent ainsi de boussole inversée infaillible, mais la gauche a l'obligation, ensemble avec celle de dénoncer et combattre n'importe quelle intervention, d'aborder la situation dans toute sa complexité.

L'imagination, disait Pascal, est d'autant plus mensongère quand elle ne ment pas toujours; l'impérialisme est d'autant plus dangereux quand il semble incohérent. Ce qui ne nous semble pas acceptable, du point de vue de l'éthique révolutionnaire, et qui nous semble contre-productif d'un point de vue propagandiste, c'est bien de devoir prendre ce genre de décision: entre un dictateur qui ne nous satisfait pas totalement et un peuple qui ne nous convainc pas tout à fait, nous finissons par choisir, imitant en cela l'impérialisme, « l'ami » dictateur. Le piège est parfait et il n'est pas nouveau: pour être « anti-impérialiste », on veut nous obliger à ne plus êtres communistes.

7. Pour toutes ces raisons, toute personne un tant soit peu de gauche ne peut soutenir, justifier ou rester silencieux devant une intervention des États-Unis. Il faut le dire clairement, haut et fort. Mais il faut également dire de manière aussi claire et forte que la nouvelle situation dans le monde arabe entraîne des risques et qu'il faudra bien choisir l'un d'entre eux. Les risques sont au nombre de trois: une intervention de l'OTAN; une victoire de Kadhafi et une victoire du peuple soulevé contre lui. L'intervention de l'OTAN constitue un risque majeur, non pas parce qu'elle pourrait renverser « notre ami » Kadhafi mais bien parce que, avec la catastrophe humaine qu'elle provoquerait, elle empêcherait le droit inaliénable du peuple libyen à renverser lui-même son tyran, menaçant ainsi les autres peuples frères dans la région du même sort. Le second risque majeur serait une victoire de Kadhafi; à la terrible répression que son peuple devrait alors subir, il faudrait ajouter l'effet qu'elle aurait sur la région, tout particulièrement sur la Tunisie et l'Égypte, pays voisins dont les processus de changement pourraient être paralysés, et y compris inversés (sans écarter, comme cela s'est déjà déroulé dans le passé, une intervention plus ou moins directe de « notre ami » dictateur contre ces processus).

Le troisième risque est grand, très grand, mais c'est bien le moindre de tous. C'est le véritable « moindre mal »: laisser un peuple dont nous savons très peu de choses régler ses comptes avec ses dirigeants dans un espace très ouvert, nouveau et très instable dans lequel, quoi qu'il en soit, nous pouvons nous aussi « conspirer ». Soutenons ce peuple et conspirons avec lui!

La crainte des peuples est réactionnaire, elle est, par nature, de droite, et quand elle vient de l'Amérique latine révolutionnaire, elle porte un message d'une inquiétante vulnérabilité dont pourrait également bénéficier l'impérialisme. En prétendant se défendre en défendant un dictateur, les gouvernements progressistes latino-américains se signalent eux mêmes de manière absurde comme cibles et soulignent une affinité qui devrait être inexistante. Nous ne pouvons ressentir que de la mélancolie en constatant que c'est l'impérialisme, qui craint les peuples, qui finit par invoquer leur nom contre ce qu'il voudrait réellement défendre.

Les soulèvements dans le monde arabe ont fait fluctuer toutes les maigres références qui nous restaient depuis la fin de la Guerre froide et nous mettent tous en difficulté. Les impérialistes sont ceux qui réagissent le mieux pour l'instant. Sans doute sont-ils les plus forts, mais ils sont aussi les plus malins. Si, en outre ils étaient justes, ils passeraient presque pour des socialistes. Pour l'instant, la victoire propagandiste leur appartient: ils ont démontré que nous, les socialistes, nous ne sommes ni forts, ni malins, ni justes.

8. Espérons que le peuple libyien puisse en finir avec le régime de Kadhafi avant qu'une intervention des États-Unis ne nous force à faire ce choix absurde de défendre un criminel pour défendre un peuple qui s'est soulevé contre lui et qui n'acceptera aucune intervention étrangère qui le priverait de son droit à le renverser.

Publié sur www.rebelion.org. Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be

Santiago Alba Rico est écrivain et philosophe marxiste indépendant, auteur d'ouvrages publiés à Cuba et au Venezuela. Alma Allende est l'auteure des remarquables « Chroniques de la révolution tunisienne »  traduites et publiées sur notre site. Tous deux résident depuis de nombreuses années en Tunisie, après avoir vécu au Caire.


La crise en Libye et dans la région arabe : un défi pour l'internationalisme

Par Pierre Beaudet

La presse de droite au Venezuela et ailleurs dans le monde tire à boulets rouges sur le gouvernement d'Hugo Chavez pour son appui au régime Kadhafi. Le ministre des affaires extérieures du Venezuela, Nicolas Maduro, a déclaré que la répression était nécessaire en Libye au nom « de la paix et de l'unité nationale ». La même droite vénézuélienne rappelle qu'Hugo Chavez a souvent visité la Libye depuis 2001, y compris en octobre 2010 où ont agréés de nombreux accords dans le domaine du pétrole, de l'agriculture, des communications, de l'université. Pour sa part, Fidel Castro souligne que la déstabilisation du régime Kadhafi fait partie d'une stratégie de l'OTAN pour occuper la Libye. En conséquence laisse-t-il sous-entendre, il faut appuyer le régime. Tout cela est gênant et rappelle de mauvais souvenirs. Depuis quelques années, Hugo Chavez se plaît à renforcer la coopération avec des États dont la principale qualité à ses yeux est qu'ils s'opposent à l'hégémonisme états-unien (l'Iran, la Biélorussie, le Zimbabwe, etc.). En Iran en tout cas, le régime réactionnaire d'Ahmadinejad fait grand cas de l'affection du « frère » Hugo Chavez. Entre-temps, Fidel Castro a raison sur au moins une chose, l'impérialisme états-unien s'apprête à intervenir pour « sauver » la Libye comme il avait « sauvé » l'Irak et l'Afghanistan. Pour les mouvements anti-impérialistes et altermondialistes dans le monde, le dilemme n'est pas simple.

Entre l'arbre et l'écorce

Il est impossible d'endosser ces régimes réactionnaires sous le prétexte qu'ils s'opposent aux Etats-Unis. Il ne fait pas vraiment de doute qu'en Libye ou en Iran, des régimes autocratiques et prédateurs s'opposent aux aspirations populaires. La répression qui prend la forme de massacres de civils innocents ou de dénis de droits perpétuels (arrestations arbitraires, utilisation de la torture, etc.) n'a rien à voir avec l'« anti-américanisme » de pacotille des Kadhafi et des Ahmadinejad, mais relève plutôt d'une obsession de pouvoir qui ressemble à une véritable pathologie. Pour autant, on a tout à fait raison de penser que la crise actuelle ouvre la porte à une intervention impérialiste qui prendra comme en Irak ou en Afghanistan le drapeau de l'« humanitaire ».

On le sait, ce « sauvetage humanitaire » dans ces pays par l'impérialisme états-unien a créé encore plus de répression, encore plus de massacres. La destruction programmée de ces États et de leurs peuples par l'occupation états-unienne fait en sorte que Saddam Hussein et le Mollah Omar apparaissent rétroactivement comme de timides chefs de gangs.

Deux poids deux mesures

D'autre part, on ne peut trop souligner la totale hypocrisie des puissances occidentales qui s'« émeuvent » de la répression en Libye, tout en « ignorant » celle qui est pratiquée par leurs alliés israéliens, saoudiens, colombiens. Les puissances non seulement appuient ces dictatures sans foi ni loi, mais continuent les liens commerciaux et militaires avec les États « forts » dont le mérite est de maintenir la « stabilité ». Doit-on rappeler que le même Kadhafi, aujourd'hui condamné par Washington et ses alliés, était il n'y a pas si longtemps un « partenaire » pour l'exploitation du pétrole et même dans la « guerre sans fin » des États-Unis contre le « terrorisme international » ?

Mais où cela nous mène-t-il ? Doit-on appuyer l'ennemi de notre ennemi au dépends de la vérité et de la lutte pour la justice ?

Les avancées du mouvement social

À une époque pas si lointaine, une certaine logique manichéenne prenait des formes caricaturales. Les mouvements de gauche dans le monde étaient sommés d'appuyer l'Union soviétique, la Chine (ou l'Albanie !). On se disait, « le monde est divisé en deux et il faut choisir son camp, envers et contre tout » ! De sales couleuvres ont dû être avalées lors des invasions brutales de l'URSS en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Afghanistan. Des partis d'extrême-gauche écervelés ont défendu le gouvernement chinois qui appuyait la répression au Chili et au Soudan, ou qui envahissait le Vietnam, sous prétexte de s'opposer à « l'hégémonisme soviétique ». Cette ancienne culture politique qui a fait tant de tort à la gauche s'est cependant étiolée après la chute du Mur de Berlin et l'effondrement de cette monstruosité qui s'appelait le « mouvement communiste international ». Par après, des mobilisations et des mouvements sans précédent se sont mis en marche un peu partout dans le monde, surtout en Amérique latine, « débarrassés » si on peut dire de cette vision morbide.

On n'avait plus à endosser le « grand frère » soviétique qui n'existait d'ailleurs. On n'avait pas peur de se retrouver avec le peuple chinois sur la Place Tien-an-Mein. On ne craignait pas de condamner les dictatures dont celles de Khomeiny en Iran et de Saddam Hussein en Irak, sans aucune complaisance envers l'impérialisme « humanitaire » des États-Unis. Ainsi, le mouvement social a renforcé sa légitimité en réaffirmant des principes qui doivent rester durs comme un diamant, à commencer par le soutien aux peuples en lutte contre les prédateurs quelqu'ils soient !

De nouvelles menaces

Aujourd'hui, les choses deviennent un peu plus compliquées. L'impérialisme états-unien est à la fois en déroute et en offensive. Il a prouvé son incapacité de mener la « guerre sans fin » dans le cadre du rêve insensé d'une « réingénierie du monde ». Il n'a pas été défait stratégiquement par contre et poursuit, sous Obama, la même stratégie quitte à changer la tactique. Au centre de ce dispositif se situe la volonté des États-Unis, avec leurs subalternes de l'Union européenne, du Japon et du Canada, d'établir une suprématie sans partage sur le monde. Les adversaires réels de ce projet sont la Chine et la Russie, notamment, dans une logique de compétition qui est au coeur du capitalisme et de l'impérialisme. Mais comme ces États sont puissants, on ne peut les prendre de front et aussi, la tactique est de les miner par des conflits sur des fronts « secondaires », en visant des États faibles ou fragiles qui refusent la subordination à l'Empire.

C'était le cas de Saddam, c'est aujourd'hui le cas d'Ahmadinejad. On constate que cette offensive contre les « États voyous » définis comme tels par Washington fait partie d'une stratégie à long terme, pour assurer leur suprématie et empêcher les adversaires réels et potentiels de prendre trop de place. Évidemment en empêchant ces « compétiteurs » de se renforcer, on se trouve du même souffle à consolider les pratiques capitalistes et impérialistes qui pèsent sur les peuples.

L'épicentre de la crise

Dans la phase actuelle, l'épicentre de la crise se trouve dans ce vaste arc qui traverse l'Asie et l'Afrique à travers le Moyen-Orient, où sont localisées les principales ressources énergétiques et où subsiste une culture de la résistance et de l'anti-impérialisme qui a secoué l'hégémonie états-unienne à plusieurs reprises, et d'où émergent les mouvements de rébellion actuels. Certes pour les États-Unis comme pour leur partenaire stratégique israélien, les prisons, la torture, les tueries sont acceptables tant et aussi longtemps que les dictatures restent « efficaces ». Mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Pour autant, la bataille n'est pas terminée. Pour Washington, il faut restabiliser la situation et assurer une « transition » ordonnée, ce qui veut dire en clair préserver l'essentiel des politiques déchues. Il faut pour ce faire prendre appui sur les appareils de répression quitte à les moderniser tout en les maintenant sous la coupe du dispositif militaire états-unien.

Il s'agit aussi de séduire une partie des classes dites « moyennes » qui ont acquis des privilèges, mais qui veulent aussi se débarrasser d'autocraties archaïques et désuètes, quitte à mettre en place des « démocraties libérales » qui auront comme mandat de maintenir les politiques néolibérales et de verrouiller la région au bénéfice des États-Unis contre leurs ennemis multiples. L'opération est risquée mais tout à fait possible, comme cela a été fait en Indonésie, aux Philippines et ailleurs.

Humanitarisme « militarisé »

Dans cette « gestion de crise », il peut être également très tentant d'occuper des États en tout ou en partie, à la fois pour installer de nouveaux centres de commandement militaires, à la fois pour se débarrasser d'« atomes libres » et incontrôlables comme Kadhafi (ou Saddam Hussein à l'époque). Cela pourrait être le cas également au Yémen, au Soudan et ailleurs où subsistent des régimes répressifs qui chacun à leur heure se sont affrontés aux États-Unis et qui tentent maintenant de se faire « oublier » pour prendre leur place au soleil de la « pax americana ». Si ce projet se concrétise, cela aura des conséquences épouvantables et catastrophiques pour les peuples. En tout cas la Libye aux mains des impérialistes serait une réelle menace pour les luttes d'émancipation dans toute la région.

L'histoire continue

Entre-temps sur le terrain, la révolte populaire continue. En Égypte, en Tunisie, les classes populaires, et pas seulement les couches moyennes, commencent à prendre le goût de la liberté et elles s'(auto)organisent. À chaque jour de nouvelles organisations populaires sont mises en place dans les usines et les quartiers. Le peuple continue d'occuper la rue en rappelant aux dictatures « relookées » qu'ils n'acceptent pas des subterfuges.

La tâche de ce nouveau mouvement populaire est gigantesque, d'autant plus que pendant des années, les dictatures avec leurs supporteurs occidentaux ont tout réprimé. Des milliers de militants ont été tués, emprisonnés, exilés. Les oppositions ont été cassées ou cooptées, surtout lorsqu'elles ont accepté de « jouer le jeu », tel le mouvement islamiste en Égypte qui se contentait d'occuper des espaces subalternes et de collaborer avec le régime. On comprend donc qu'aujourd'hui, les multitudes prolétarisées se cherchent de nouveaux outils, de nouvelles identités. Cela ne peut se construire en un jour.

La route d'Helwan et de Gafsa

Il est juste et justifiable de se démarquer de l'hypocrisie occidentale, mais il ne l'est pas de présenter les dictateurs « anti-impérialistes » comme des alliés de la « cause ». Dans ce sens, la politique du gouvernement Chavez n'est pas acceptable. Pire encore, elle risque de délégitimer cet État qui a eu le courage d'imposer de nouvelles priorités en réponse aux attentes populaires au Venezuela. Il faudra trouver le moyen de dire cela, sans être instrumentalisés par le discours de l'impérialisme « humanitaire ». Mais en fin de compte, la plus grande priorité n'est pas là. Il faut sérieusement et systématiquement appuyer nos réels alliés des mouvements populaires. À un premier niveau, ils manquent de tout, y compris des ressources indispensables, lesquelles sont monopolisées par les couches moyennes relativement peu soucieuses de faciliter l'organisation des masses. Alors voilà où des mobilisations internationalistes peuvent avoir un impact.

Prenons la route d'Helwan, de Gafsa et des multiples lieux de la mobilisation populaire dont on entend si peu parler et voyons ce que nous pouvons faire pour aider concrètement et immédiatement. À un deuxième niveau, il faut inclure et intégrer nos camarades dans la construction du mouvement social mondial, où ils peuvent et veulent contribuer, et où on peut aussi les exposer aux dynamiques populaires un peu partout dans le monde. Dans ce sens, le Forum social mondial devrait réaligner ses priorités pour 2011 et 2012 et concentrer ses efforts sur l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient.

Publié dans: http://www.europe-solidaire.org/spip.php?page=article_impr&id_article=20495


La Libye met mal à l'aise la gauche latino-américaine

Par Bernard Perrin

Le soulèvement contre Kadhafi, allié politique et économique du bloc de gauche, déboussole certains gouvernements « révolutionnaires ». Stupéfiant et inquiétant parallélisme. Alors que de nombreuses chancelleries européennes sont inquiètes à l'idée de voir le colonel Kadhafi, qui était il y a peu encore un « ami intime » (Silvio Berlusconi) ou tout du moins un partenaire économique vital (90% du pétrole libyen prenait le chemin de l'Europe), tomber sous la pression de son peuple, une autre peur s'empare des gouvernements de gauche « progressistes » d'Amérique du Sud : celle d'assister à la chute d'un... camarade révolutionnaire. Le premier cas de figure n'a au fond rien de très surprenant. L'Europe capitaliste préfère un partenaire fiable, même s'il fut longtemps en tête de liste des terroristes les plus infréquentables de la planète, même s'il fait aujourd'hui tirer sur son propre peuple. Le cynisme de la realpolitik.

Faiblesse idéologique

Le second cas de figure, lui, est plus intrigant. Que du Venezuela à la Bolivie en passant par Cuba, l'Equateur et le Nicaragua, certains pleurent la chute du « guide spirituel de la révolution » malgré le massacre du peuple libyen dont il se rend coupable, démontre une triste lecture de l'histoire en cours et un aveuglement dont la gauche a déjà été trop souvent coutumière au cours du siècle passé. Derrière la façade discursive du « socialisme du XXIe siècle », se dessine malheureusement une autre réalité : l'absence d'une réelle boussole idéologique, de Caracas à La Paz. Comment le dictateur sanguinaire libyen peut-il être un « frère révolutionnaire » ? Son opposition à l'impérialisme américain justifie-t-elle donc toutes ses exactions ? Comment se tromper ainsi de révolution ? Pour l'Argentin Pablo Stefanoni, directeur de l'édition bolivienne du Monde diplomatique, et auteur avec le politologue français Hervé do Alto de Nous serons des millions, Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, la réponse est simple : « Le socialisme sud-américain a été pris par surprise par les événements, et s'est retrouvé sans ressources politiques ni idéologiques pour déchiffrer les clés de ce qui se passe dans le monde arabe. »

En Amérique latine, au Venezuela, à Cuba, en Equateur, en Bolivie ou au Nicaragua, Kadhafi est encore et toujours considéré comme un « combattant révolutionnaire », malgré sa volte-face historique et son idylle nouée avec l'Occident, de Washington à Rome en passant par Londres et Paris. Hugo Chavez ne l'a pas caché : pour comprendre la révolution en cours dans les pays arabes, il avait personnellement appelé il y a quelques semaines... Tripoli ! Quant au ministre des Affaires étrangères bolivien, David Choquehuanca, il avoue sa fascination pour le « Livre vert » du leader libyen, comme de nombreux autres dirigeants latino-américains.

« Soutenir les peuples »

Plus concrètement, le président nicaraguayen Daniel Ortega a ouvertement apporté son soutien au régime sanguinaire, estimant qu'il était victime d'un « lynchage médiatique afin de faire main basse sur ses richesses pétrolières ». Une information, parmi d'autres, largement diffusée par Télésur, la chaîne d'information continentale basée à Caracas. Le journal cubain Granma, lui, a titré « Kadhafi dénonce un complot étranger contre la Libye ». Aucune allusion à la sanglante répression. En Bolivie, Evo Morales s'est montré un peu plus prudent, appelant le colonel Kadhafi et le peuple libyen « à une résolution pacifique de la crise ».

Heureusement, les gouvernements n'ont pas le monopole du socialisme latino-américain. Au Venezuela, le groupe Marea socialista (Marée socialiste, mouvance du Parti socialiste d'Hugo Chavez) appelle à la victoire du peuple libyen. Et dénonce « l'horreur dont sont capables les dictateurs, soumis ou non à l'impérialisme ». Les militants vénézuéliens estiment que les événements démontrent qu'il s'agit « d'un soulèvement populaire qui fait partie du tremblement de terre démocratique qui secoue le monde arabe, de la lutte pour la liberté et la démocratie ». Une lutte « qui ouvre la porte à la révolution mondiale contre le capitalisme et ses régimes d'oppression et de misère ».

« La gauche, estime Pablo Stefanoni, doit soutenir les peuples, les luttes démocratiques et les aspirations à la liberté, et ne pas s'acoquiner avec des dictateurs pathétiques et corrompus sur la base de considérations purement géostratégiques. » Hervé do Alto abonde dans le même sens : « Aujourd'hui, le danger pour la gauche latino-américaine est de plaquer sa propre réalité - la lutte quotidienne contre l'impérialisme - sur celle d'autres continents. Par exemple, on peut voir dans l'instabilité politique en Libye un risque de démembrement similaire à celui que font planer les oppositions de Santa Cruz en Bolivie. Or, confondre la lutte anti-impérialiste et la lutte à mort des élites liées aux dictatures serait un recul majeur. »

Plus fondamentalement, « tant que la gauche déprécie la question du respect des droits de l'homme, considère que la realpolitik justifie tout, et qu'elle confond l'anti-impérialisme avec les intérêts bureaucratiques, il n'y a rien à attendre d'elle », tranche-t-il.

Mais si l'Europe capitaliste peut se permettre de mener des relations avec des partenaires douteux, pourquoi les pays d'Amérique latine devraient renoncer, eux, à cette realpolitik ? « Tout d'abord, répond Hervé do Alto, toutes les dictatures ne massacrent pas leur peuple comme le fait actuellement le régime de Kadhafi. C'est donc un critère déterminant, si l'on considère que ces gouvernements ont justement l'ambition de développer une 'diplomatie des peuples'. »

« Ensuite, ajoute le politologue, c'est une chose d'entretenir des relations commerciales avec des régimes autoritaires, mais c'en est une autre de développer une solidarité politique à leur égard en confondant leur anti-impérialisme (qui n'est d'ailleurs en réalité souvent qu'une opposition aux USA) avec leur caractère progressiste. »

Partenaire mais pas « camarade »

Dès lors, oui, la Bolivie garde absolument le droit de commercer avec la République islamique d'Iran. « Mais personne n'oblige Evo Morales à lever le bras d'Ahmadinejad en l'appelant 'camarade'. Il faut savoir que ce régime mène une répression à l'encontre des mouvements sociaux que même la Bolivie des gouvernements de droite a été très loin d'égaler », tempère Hervé do Alto. S'aligner sur un Ahmadinejad ou un Kadhafi au prétexte qu'il est un partenaire stratégique reviendrait donc à renoncer au « nouvel ordre mondial » progressiste, socialiste proclamé. Et renoncer à toute action dirigée vers un changement social, notamment dans le champ des relations internationales.

Mais si les luttes en cours sont loin d'être pro-occidentales, elles ne sont pas non plus fondamentalement socialistes. Comment la gauche latino devrait-elle se situer dès lors ? « Karl Marx, qui ne perdait pas une occasion de critiquer la démocratie bourgeoise, considérait que cette démocratie formelle était un premier pas absolument nécessaire », répond Hervé do Alto. En d'autres termes, dans l'immédiat, le vent démocratique ouvre à nouveau (et enfin) la porte aux mouvements socialistes arabes, quarante ans après leur déroute.

La conclusion, elle, tombe de la plume de l'écrivain et militant uruguayen Raúl Zibechi : « Il faut regarder l'horreur en face. Parfois la gauche n'a pas voulu voir, pas voulu entendre, ni comprendre les douleurs des gens d'en bas, sacrifiés sur l'autel de la révolution. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas cette fois-ci. » Dénoncer de manière totalement justifiée les menaces d'intervention en Libye par l'entremise de l'OTAN ou des Etats-Unis et les tentatives d'ingérence occidentales ne doit d'aucune manière éclipser ce vrai débat.

Bernard Perrin, La Paz (Bolivie)

Paru sur Le Courrier, Mardi 01 Mars 2011 : http://www.lecourrier.ch/index.php


Le Venezuela et la Libye: entretien avec Gregory Wilpert

Dans quelle mesure Chavez a-t-il vraiment pris parti dans le conflit en Libye?

Chavez semble tiraillé sur la question de la Libye. D'une part, il a déclaré que Kadhafi est son ami et qu'il a confiance en lui. D'autre part, il dit qu'il ne sait pas ce qui se passe en Libye aujourd'hui, que l'on ne peut pas faire confiance aux médias internationaux sur cette question, et qu'il ne peut pas soutenir tout ce que fait un ami. Ainsi, si Chavez semble adopter une approche prudente à l'égard de la Libye, il a de facto pris le parti de Kadhafi dans la mesure où il a jeté le doute sur les informations concernant les atrocités commises par le dictateur libyen.

Chavez affirme souvent que les affaires internes des pays ne concernent que ces pays et qu'il est important que les autres dirigeants du monde se ne prononcent pas sur ces elles afin de respecter leur souveraineté. Il a fait ces commentaires au sujet de la récente rébellion populaire en Egypte. Pourquoi croyez-vous qu'il a pris parti pour Kadhafi, même si c'est d'une manière limitée?

Je pense que Chavez a pris parti pour Kadhafi parce qu'il fonde dans une large mesure sa politique étrangère sur les relations personnelles entre les chefs d'Etat. Dès qu'il a établit un bon rapport personnel avec un dirigeant étranger, il veut croire ce dernier sur parole et toutes les informations et rapports négatifs sur lui le laissent complètement indifférent, parce qu'il sait par expérience personnelle à quel point les médias internationaux peuvent déformer les choses.

Certains détracteurs de Chavez affirment que son amitié pour des gens comme Kadhafi s'explique par le fait qu'il est un autocrate comme eux. C'est un argument stupide, car Chavez est également très proche de gens comme Lula da Silva au Brésil, qui a une réputation démocratique irréprochable. En fait, Chavez se fait tout simplement des amis à travers tout le spectre politique, «démocrate» ou «autocrate», indépendamment de leur style de direction.

Pensez-vous que les expériences personnelles de Chavez avec le coup d'État soutenu par les États-Unis et les distorsions sur le Venezuela par les médias internationaux ont joué un rôle dans sa réaction sur ce qui se passe en Libye, ou est-ce explicable par sa politique étrangère en général?

Les deux. Il ya un élément de politique étrangère générale dans ce que fait Chavez, qui est très intéressé par le renforcement des relations Sud-Sud. Pour ce faire, il tient à établir des liens étroits avec des personnages aussi peu recommandables que Kadhafi. En outre, Chavez est un féru d'histoire, il voit toujours le Kadhafi de 1969, celui de la révolution en Libye, d'une lutte de libération anti-impérialiste (et c'est pour cela qu'il lui a rendu hommage avec une réplique de l'épée de Simon Bolivar). Mais en même temps, Chavez semble ignorer que Kadhafi et la Libye ont sensiblement changé depuis lors, tandis qu'il continue de le considérer dans cette optique historique.

Il y a eu de vives critiques dans gauche internationale contre Chavez pour le fait qu'il ne condamne pas Kadhafi. Quel est le risque que son attitude délégitime la Révolution bolivarienne parmi la gauche internationale, mais aussi parmi les pays de l'ALBA?

Je pense que le danger que Chavez soit en perte de légitimité, en particulier parmi la gauche internationale, est important. Bien qu'il existe des gens de gauche qui partagent l'évaluation positive de Chavez sur Kadhafi, la plupart ne peuvent pas comprendre pourquoi Chavez ne veut pas le condamner. Les partisans de Chavez à l'extérieur du Venezuela ont tendance à penser que Chavez est soit désespérément naïf sur Kadhafi, ou soit qu'il est terriblement mal conseillé en politique étrangère. Il semble, cependant, que la plupart des gouvernements des pays de l'ALBA partagent le point de vue de Chavez sur la Libye. En fait, le président du Nicaragua, Daniel Ortega, a été beaucoup plus franc dans son soutien à Kadhafi que Chavez et l'Equateur de Rafael Correa a adopté une position similaire à la sienne.

Ici, au Venezuela, l'opposition et les médias privés ont profité de la position de Chavez sur la Libye, ainsi que celle en général sur la rébellion populaire en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, pour lancer une attaque frontale contre lui, en suggérant qu'il « pourrait être le prochain de la liste », ce qui sous-entend qu'il est un dictateur comme Kadhafi. Tout d'abord, en quoi ces allégations sont-elles vraies, et, d'autre part, quelles pourraient être les conséquences au Venezuela d'une telle campagne de l'opposition?

Ces allégations sont un pure voeu pieux de la part de l'opposition vénézuélienne. La situation au Venezuela est le contraire de la situation dans les pays arabes. Tout d'abord, alors que l'inégalité et la répression ont généralement augmenté dans ces pays au cours des dix dernières années ou plus, l'inégalité a diminué et la participation politique au Venezuela a augmenté au cours des années Chavez. Aucun de ces pays arabe n'a une démocratie qui fonctionne alors que le Venezuela est une démocratie florissante. La seule similitude pourrait être que Chavez, Moubarak, Kadhafi et sont tous des militaires. Cependant, Chavez a maintes fois prouvé que, malgré ses instincts militaires, il tente vraiment d'essayer de créer une démocratie plus participative et socialiste au Venezuela.

Étant donné l'importance que donne Chavez au pouvoir populaire dans son propre pays, pourquoi veut-il se lier au niveau international avec des dirigeants qui ne sont pas forcément populaire parmi le peuple, comme le président iranien et Kadhafi?

Mon impression est que l'accent mis sur les dirigeants proviennent de deux sources. D'abord, il croit en l'importance des dirigeants et de leur leadership pour faire avancer les sociétés. Deuxièmement, comme je l'ai mentionné, il fonde une grande partie de sa politique sur les relations personnelles et ses bons rapports avec eux lui fait oublier leurs lacunes, en dépit de (ou surtout si il ya) des critiques négatives sur eux dans les grands médias.

Chavez a proposé une Commission de médiation de paix en Libye. Il paraît qu'il propose souvent de telles initiatives au niveau international. Est-ce vrai et pourquoi ?

Oui, Chavez semble tout à fait intéressé à jouer un rôle de médiateur et il a effectivement essayé de jouer ce rôle à plusieurs reprises, comme dans la guerre civile colombienne ou pendant le coup d'État au Honduras. Je pense qu'une grande partie de sa motivation pourrait venir de sa volonté de projeter une image qui s'oppose à sa réputation internationale de leader agressif. Cependant, à côté de cette motivation psychologique, je pense que Chavez veut aussi mettre en évidence que sa politique étrangère est orientée vers la paix, en contraste avec la politique étrangère américaine, qui est axé sur la guerre.

Gregory Wilpert est sociologue, journaliste freelance, co-fondateur de « Venezuelanalysis.com », et auteur de « Changing Venezuela by Taking Power ». Interview publiée le 06 mars 2011 par http://venezuelanalysis.com/analysis/6044 Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be


Le fiasco libyen de TeleSUR

Par Sébastien Brulez

Après les déclarations plus que douteuses des gouvernements dits « progressistes » d'Amérique latine, c'est la chaîne multiétatique TeleSUR qui a surpris en serrant les rangs derrière le régime libyen.

« L'ennemi de mon ennemi est mon ami », c'est probablement la formule qui résume la position adoptée ces derniers jours par certains gouvernements réputés progressistes d'Amérique latine face aux soulèvements populaires que vit la Libye. Mais la prise de position la plus inattendue fut sans doute celle de la chaîne publique latino-américaine basée à Caracas. Développant depuis quelques mois déjà sa couverture de l'actualité au Moyen-Orient, TeleSUR a disposé d'un correspondant à Tripoli à partir du 23 février. L'envoyé spécial de la chaîne (Jordan Rodriguez) a reconnu, lors de son premier contact téléphonique, avoir été détenu durant près de cinq heures par les forces de sécurité à son arrivée à l'aéroport. Cependant, vu les bonnes relations que le gouvernement vénézuélien (principal actionnaire de TeleSUR) entretient avec la Libye, quelques coups de fil haut placés ont probablement permis de débloquer la situation et rendu possible l'entrée du jeune journaliste en territoire proscrit à la plupart des médias.

Les premiers commentaires sur place de l'envoyé spécial ont fait preuve d'un manque total d'honnêteté intellectuelle, se limitant à assurer que tout était « normal » à Tripoli et que les manifestations étaient « de soutien à Kadhafi ». Par la suite, le site web de la chaîne publiera un article titré : « Tripoli se manifeste en faveur de Kadhafi et les opposants disent contrôler l'est de la Libye ». Alors que le journal Le Monde disposait d'une envoyée spéciale dans l'est du pays en plein soulèvement, la chaîne qui se prétend le porte-voix des opprimés du Sud se contentait de reportages sur la place Verte de Tripoli, au milieu de quelques manifestants pro-Kadhafi.

L'anti-impérialisme à quel prix ?

Ce n'est qu'à partir du 25 février que le site www.telesurtv.net reflètera les commentaires d'un autre correspondant depuis Benghazi, en donnant cette fois la parole aux opposants. Ce second envoyé spécial, Reed Lindsay, informera enfin clairement des crimes commis par le régime et commentera même depuis son compte Twitter (@reedtelesur) le 28 février : « Les habitants de Benghazi demandent que les gouvernements de l'ALBA abandonnent Kadhafi et appuient la lutte révolutionnaire du peuple libyen ».

Ce parti pris de la chaîne (et des gouvernements de l'Alternative bolivarienne des Amériques - ALBA - en général) prétend défendre un soi-disant anti-impérialisme de la Libye de Kadhafi face aux Etats-Unis et à l'Europe. Il montre cependant toutes les limites d'une telle appréciation politique qui mène ses partisans, consciemment ou non, à se positionner contre les peuples au nom de l'anti-impérialisme.

Paru dans « L'Anticapitaliste » n° 42 du 3 mars 2011 (journal de la Gauche anticapitaliste, Suisse).

Journaliste militant, Sébastien Brulez vit à Caracas depuis 2006.

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