Les révoltes en Algérie : un signe avant-coureur du futur des luttes sociales
Par Omar Kitani, Nadir Djermoune, PST le Lundi, 24 Janvier 2011 PDF Imprimer Envoyer

Pour la première fois, toutes les wilayas, régions et villes de l’Algérie, se sont soulevées en même temps et pour les mêmes « revendications ». Les émeutes ont commencé durant la dernière semaine de l’année 2010, où des quartiers populaires à Alger ont connu de forts mouvements de contestation. Les habitants de plusieurs quartiers ont envahi la rue pour contester la manière dont certains logements ont été distribués en posant de nouveau la problématique de la crise du logement. En effet, ces mêmes quartiers, appelés « quartiers-bidonvilles », ont déjà marqué l’actualité politique en Algérie plusiurs mois en 2009. Après une lutte acharnée, le gouvernement algérien avait reculé devant la détermination des habitants en décidant de les reloger dans des cités nouvellement construites.

Mardi 4 janvier, des émeutes ont éclaté dans certaines localités à l’ouest d’Alger. Les manifestants contestent cette fois-ci l’augmentation généralisée des produits alimentaires de base deux jours auparavant. Le lendemain, c’est au tour de Bab El-Oued, un quartier au cœur d’Alger connu pour être le bastion de la révolte d’octobre 19881, d’entrer en scène. En deux jours, c’est toute l’Algérie qui s’embrase. Un soulèvement populaire jamais connu auparavant, étant donné que pour la première fois, toutes les wilayas, régions et villes de l’Algérie se sont soulevées en même temps et pour les mêmes « revendications ».

Les principaux acteurs sont les jeunes âgés entre 15 ans et 30 ans, gagnant la sympathie de presque toute la population. Cela est tout à fait normal, sachant que le taux de chômage chez les jeunes dépasse les 25 % et qu’ils représentent plus de 65 % de la population. La propagande annonce un taux de chômage beaucoup moins élevé : 10 %. Le système éducatif, devenu un laboratoire d’expérimentation des différentes théories libérales de l’éducation - afin de trouver le moyen d’insérer les futurs diplômés dans le marché du travail – a, a contrario, « formé » des millions de chômeurs sans aucun horizon social. Un échec cuisant : une étude a démontré qu’un élève sur quatre arrive en classe terminale. Des milliers de jeunes qui quittent l’école très tôt n’ont le droit à aucun encadrement : même les associations à caractère culturel ont été interdites ces dernières années ; la restriction de la liberté d’organisation et d’association a atteint son paroxysme.

La goutte d’eau qui a fait déborder le vase

L’augmentation des prix des produits alimentaires de base, combinée à la dévaluation du dinar (20 %) induisant une dégradation du pouvoir d’achat, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Mais, ces causes directes n’expliquent pas à elles seules ce soulèvement populaire. L’augmentation de 50 % des salaires de la police fin décembre 2010 avec effet rétroactif à partir de 2008 a été une claque pour les jeunes ; le taux galopant du chômage, la crise du logement ; la restriction des droits démocratiques et syndicaux comme le droit à la grève, le droit aux marches, la corruption à grande échelle sont, entre autres, les causes conjoncturelles de cette révolte. Toutes ces causes sont, en réalité, les conséquences directes de l’échec des politiques néolibérales appliquées depuis le début de 1990.

En effet, après l’échec du capitalisme d’État algérien de l’après-Indépendance, caractérisé par une période d’accumulation primitive du capital ayant duré plus de 20 ans, l’État a opté pour l’économie de marché comme solution au problème de la dette des années 1980 et pour, bien évidemment, permettre à la bourgeoisie algérienne de s’insérer dans l’économie capitaliste mondiale. Le désengagement financier de l’État des secteurs dits « non productifs », le bradage et la privatisation de l’industrie algérienne ainsi que la levée des barrières douanières ont mis à plat tous les secteurs économiques, sans exception. Résultat des courses de ladite « ouverture économique » : l’Algérie s'est transformée en un grand marché de consommation, caractérisé par un secteur informel considérable. A part les hydrocarbures et quelques secteurs insignifiants, elle est aujourd’hui entièrement dépendante du marché mondial.

Le rouleau compresseur néolibéral a tout dévasté

Le rouleau compresseur néolibéral a tout dévasté, et n’a épargné aucun secteur : des milliers d’usines sont fermées et offertes aux multinationales pour faire d’elles le dépôt de leurs marchandises produites dans des pays asiatiques, mettant ainsi des millions de travailleurs et tavailleuses au chômage. Ce rouleau compresseur est, en plus, conjugué à une politique de répression de tous les mouvements sociaux. Manipulation politicienne, assassinats de manifestants, emprisonnement de militants qui s’opposent à cette politique dévastatrice, étaient en général l’unique réponse des classes dominantes. L’état d’urgence est mis en place depuis le début des politiques d’austérité, en interdisant toute marche et manifestation politiques… sauf les manifestations folkloriques pour acclamer les sorties officielles des dirigeants de l’État. Seuls les partis et les organisations qui soutiennent l’orientation néolibérale ont le droit de s’exprimer dans les médias publics. 
Tous les acquis du mouvement de l’indépendance et du mouvement ouvrier sont remis en cause. La gratuité de l’enseignement et de la santé est aujourd’hui dans le collimateur néolibéral. C’est une crise structurelle du mode de production capitaliste mondial

Aujourd’hui, la crise alimentaire en Algérie est le prolongement de la crise alimentaire qui a secoué plusieurs pays du Sud en 2007 : Égypte, Tunisie, Maroc, Mexique, Haïti, Pakistan, Mozambique, Bangladesh, Bolivie, Niger… Des millions de personnes sont descendues dans la rue pour exprimer leur colère et leur faim. C’est une crise structurelle du mode de production capitaliste mondial, provoquée par la mainmise des grandes firmes agroalimentaires sur tous les maillons de la chaine de production alimentaire (production, transformation, distribution). Du coup, ces firmes internationales font la pluie et le beau temps sur le marché mondial en contrôlant les prix de la nourriture.

En 2007, l’Algérie n’a pas été épargnée par un mouvement de contestation, malgré la subvention de l’État de certains produits alimentaires de base. Sauf que ce mouvement n’a pas pris la forme de celui des pays cités précédemment, c’est-à-dire les « émeutes de la faim ». En Algérie, on a assisté à une montée des luttes ouvrières et syndicales qui mettaient en avant la question salariale et le pouvoir d’achat. Des grèves illimitées et cycliques ont été observées dans tous les secteurs autour de l’augmentation des salaires. Cette montée des luttes ouvrières était la conséquence directe de la flambée des prix des produits alimentaires sur le marché mondial et national. Le gouvernement a répondu, comme à l’accoutumée, par la répression : plusieurs militants syndicalistes ont été arrêtés ou licenciés. Puis il a dû reculer devant la détermination des travailleurs. Ces derniers ont arraché des augmentations insignifiantes, car elles sont vite rattrapées par d’autres flambées des prix.

Les jeunes, dépourvus de structures traditionnelles de lutte, vu que la majorité d’entre eux sont des chômeurs, ont réagi à la crise alimentaire de 2007 et à la misère sociale autrement : par l’émigration clandestine, appelée phénomène d’el-haraga. A partir de 2007, des dizaines de milliers de jeunes ont pris le large dans des embarcations de fortune en direction de l’Europe. Certains ont réussi à traverser la Méditerranée, d’autres sont arrêtés par les gardes-côtes et jetés en prison, alors que des centaines ont péri durant leur traversée !

En 2010, les autorités ont recensé plus de 11 500 émeutes. Les émeutes en Algérie sont monnaie courante : c’est la seule voie d’expression des jeunes dans un pays où les libéraux au pouvoir ont fermé tous les canaux de communication et d’expression.

A partir de l’année 2000, les protestations populaires et les grèves ouvrières ont repris de plus belle. Plusieurs pensent que cela s’explique par le retour au « calme », après une décennie de terrorisme islamiste. Cette explication simpliste est souvent avancée par les classes dirigeantes afin de cacher les véritables raisons de ces mouvements qui caractérisent le paysage politique algérien. 
Au début du XXIe siècle, les politiques d’austérité imposées par le FMI à partir du milieu des années 1990 et l’orientation néolibérale de l’État ont « porté leurs fruits » : des millions de travailleurs et travailleuses au chômage, des centaines de milliers de jeunes arrivent sur un marché du travail libéralisé incapable de les prendre en charge. On assiste à la dégradation et destruction des services publics et à la paupérisation de pans entiers de la société. Ce sont les raisons objectives expliquant la montée des luttes sociales durant la dernière décennie. En 2001, le mouvement de la Kabylie a donné le « la » à un nouveau cycle de protestations populaires qui ne s'arrêtera pas tant que les politiques et les choix économiques antipopulaires qui l’ont engendré sont toujours de mise.

Ampleur et radicalité du mouvement

L’ampleur et la radicalisation de ce mouvement ont pris le gouvernement à contre-pied. Le premier jour des émeutes, le gouvernement, tout comme les partis libéraux, a observé un silence total sur ces événements. Le deuxième jour, seuls les partis de gauche ont commenté et soutenu les jeunes révoltés. Le troisième jour, quand le mouvement a pris une dimension nationale, le gouvernement et la droite sont sortis de leur silence. Ils ont tous donné leurs explications quant à cette insurrection, mais aucun d’entre eux n’a reconnu que cette crise est le résultat des politiques libérales qu’ils ont eux-mêmes revendiquées, accompagnées et soutenues, et l’État n’a pas voulu battre sa coulpe : il a accusé les commerçants et les grossistes. En un mot, la spéculation qui est à leurs yeux la cause de la flambée des prix. D’autres partis libéraux – qui ne sont pas au gouvernement – ont pointé du doigt, à travers la presse dominante, le prétendu « patriotisme économique », entrepris par l’État fin 2009. Ce « patriotisme économique » n’est que de la poudre aux yeux, vu qu’aucune mesure réelle n’a été prise dans ce sens depuis. Même si la droite a « soutenu » les jeunes émeutiers au début, pour essayer de surfer politiquement sur cette vague de contestation en vue des élections législatives de 2012 pour les uns, et pousser le gouvernement à poursuivre ses réformes néolibérales pour les autres, ils ont vite compris qu’ils étaient en train de jouer avec le feu.

Même si les jeunes ne sont pas organisés et ne portent pas des revendications « claires » formulées politiquement, les cibles des insurgés témoignent du caractère de classe que revêt cette révolte. Après les commissariats de police, les premières cibles des jeunes révoltés, les jeunes se sont attaqués aux firmes internationales installées en Algérie : les concessionnaires automobiles comme Renault, Peugeot, Dacia, Wolkswagen, Toyota, Suzuki, les compagnies internationales de téléphonie mobile comme Djezzy, Nedjma, Samsung, les banques internationales, comme PNB Paribas, ou la Société Générale, qui ont été ciblés et saccagés.

Ces multinationales ont réagi en usant de leur pouvoir médiatique afin d’éteindre et de discréditer la révolte qui commence à remettre en cause leurs intérêts en Algérie. La presse dominante algérienne, béquille des multinationales, a d’emblée changé son discours vis-à-vis de cette révolte. La Une de l’un des grands journaux francophones, qui titrait « Pourrissement », avec un quart de page accordée au constructeur automobile Dacia pour une annonce publicitaire, nous renseigne sur le pouvoir du capital étranger en Algérie. C’est le cas de tous les autres journaux soumis à ce capital qui les alimente en pages de publicité quotidiennement.

Les gouvernements européens ont aussi été sollicités par les détenteurs du capital mondial afin de venir à leur rescousse en Algérie. La France a même suggéré l’envoi de renforts policiers pour aider les forces de l’ordre algériennes et tunisiennes, dépassées par l’ampleur de la révolte, à sécuriser les biens et les sites de ces firmes. Michèle Alliot-Marie était catégorique dans sa déclaration à ne pas exposer les intérêts de ses seigneurs à la furia des révoltés dans ces deux pays. 
Le gouvernement, quant à lui, a choisi de répondre en premier lieu par la répression : 1 500 jeunes arrêtés, des centaines de blessés et 5 tués par balles. Il a construit 35 prisons rien qu’en 2010. Il a ensuite pris des mesures économiques dans un Conseil interministériel extraordinaire en faveur des importateurs des matières de base entrant dans la fabrication des produits alimentaires. Ces mesures se traduisent par la suspension et l’exonération des droits de douanes, de taxes d’impôts représentant un total de 41 %, jusqu’au 31 août 2011. La suspension pour ces mêmes produits de la TVA (17 %) ainsi que l’exonération de l’impôt sur le bénéfice des entreprises.

Les différentes mesures économiques prises à la hâte sont un cadeau supplémentaire aux patrons des grandes sociétés privées. Par ces mesures, le gouvernement a satisfait toutes les revendications du patronat et de l’industrie de l’agroalimentaire formulées lors d’une conférence de presse par le PDG et propriétaire de l’un des grands groupes, Cevital, au troisième jour de la révolte. Les patrons, très satisfaits de ces mesures, les ont qualifiées de « salutaires », « utiles », « d’avenir », « importantes »… Et comment ! 300 millions d’euros offerts sur un plateau d’argent aux patrons. On doit se rendre à l’évidence : le rôle de l’État bourgeois est de servir la classe sociale qui détient le pouvoir.

Ces mesures économiques ne pourront pas constituer une solution à la crise, cette dernière ne se limitant pas aux seuls produits alimentaires (sucre, huile) comme le gouvernement se borne à le déclarer. C’est une crise structurelle et multidimensionnelle de 20 ans de libéralisme. Les libéraux ont détruit les établissements publics économiques, l’agriculture et avec eux la seule chance pour l’Algérie de faire face à cette crise alimentaire mondiale, et ce, en mettant le commerce extérieur et intérieur entre les mains du monopole privé. Ces mesures sont un nouveau jalon vers une future crise qui va s’ajouter à celles qui gangrènent déjà le capitalisme algérien.

Algérie et Tunisie, même combat !

Si on fait l’impasse sur les détails, les insurrections populaires en Algérie et en Tunisie ont plus de similitudes que de différences. Les deux sont causées par une crise socio-économique qui touche les classes sociales les plus défavorisées. La réaction est presque la même : une explosion sociale sous forme d’émeutes, animées essentiellement par des jeunes chômeurs. Les revendications aussi : travail, logement, liberté… et le départ de Ben Ali du pouvoir pour les Tunisiens. 
Les raisons de la crise sont aussi identiques : le néolibéralisme et les politiques d’austérité dictées par les institutions financières internationales (FMI, OMC, etc.).

Les gouvernements algérien et tunisien excellent tous deux dans la mise en œuvre de ces politiques. Si le FMI décernait des Prix Nobel à des présidents appliquant à la lettre leurs politiques d’austérité, il aurait du mal à départager Bouteflika et Ben Ali. Probablement, ce dernier aurait plus de chance de décrocher ce trophée, vu qu’il est à la solde de cette institution depuis maintenant un quart de siècle. Sa gestion dictatoriale de la Tunisie devrait aussi plaire aux instigateurs du néolibéralisme qui n’ont cessé de le présenter aux autres présidents des pays du Sud comme l’exemple à suivre. Tout comme ils l’ont fait d’ailleurs avec le sanguinaire Augusto Pinochet durant les années 1970 au Chili. Après avoir assassiné plus de 50 citoyens tunisiens, qui revendiquaient juste leur droit à la vie, voilà qu’il passe au stade suprême : celui d’écraser militairement la révolte des jeunes ! Les peuples algérien et tunisien ne connaîtront de prospérité qu’en se débarrassant de ces acolytes du FMI.

La libération des jeunes arrêtés comme cheval de bataille du mouvement

Plusieurs organisations syndicales, politiques, associations estudiantines, ligues des droits de l’Homme, intellectuels de gauche, se sont distingués par leurs appels à se solidariser avec les jeunes insurgés, à l’image de notre parti (PST), du Comité pour la solidarité avec des luttes populaires, en appelant les travailleurs et les jeunes à s’organiser pour contrecarrer les attaques libérales menées contre le peuple, notamment par le biais de plusieurs rassemblements de solidarité dans les universités, comme ceux qui sont animés par l’association estudiantine Nedjma au niveau de la faculté d’Alger et les marches des étudiants de la faculté de Béjaïa. Des ponts se créent pour associer la lutte des quartiers à celles des travailleurs et des étudiants. Mais le cheval de bataille de ce mouvement, qui commence à prendre forme, doit être, avant tout, la libération des jeunes écroués dans les prisons, vu que la révolte s’est arrêtée au bout du sixième jour. Victimes d’une double répression, ces opprimés doivent faire l’objet d’une mobilisation pour les libérer.

Un projet de rupture avec les politiques néolibérales qui ont démontré leurs limites et leur incapacité à satisfaire les besoins les plus élémentaires du peuple doit aussi faire l’objet de réflexion de ce mouvement. Un autre système économique et social pouvant prendre en charge les aspirations et les besoins quotidiens des travailleurs, des femmes, des jeunes et d e toutes les couches sociales défavorisées est la seule solution pour dépasser réellement cette crise.

Omar Kitani

Militant du Parti socialiste des travailleurs (PST) d’Algérie. Cet article a été d’abord publié sur le site du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM).

Notes:

1. En octobre 1988, des centaines de milliers de jeunes Algériens, soutenus par le peuple, ébranlent la dictature, ouvrant une nouvelle période politique. Grèves, manifestations, émeutes. L'armée tire sur de jeunes manifestants et fait 500 morts. Ces évènements sont suivis par une ouverture démocratique et la fin du parti unique. [NDLR Inprecor]


A propos des révoltes des jeunes : l’univers informel et la démocratie

Nadir Djermoune

Alors que le débrayage de 900 dockers du port d’Alger est passé inaperçu, en pages centrales, presque dans les faits divers, dans certains médias du jeudi 5 janvier, les « émeutes d’Oran » elles, avec photo à l’appui, sont mise à la une de tous les journaux. Certains vont même dans la surenchère. Un « octobre 88 » (1) en ébullition est suggéré. Un concentré d’informations, avec des gros titres tapants, toutes centrés sur les émeutes qui donnent l’image d’une Algérie en feu. La veille déjà, Facebook a alerté l’opinion. Les SMS questionnent. Qu’en est-il exactement ?

Protestation à Oran… à Charraga, des jeunes bloquent la route… à Ouargla, la révolte… à Tipaza, malaise après les heurts… peut-on lire dans la presse dès jeudi matin. En lisant attentivement les articles en question, on trouvera, à l’image des événements d’Oran, qu’il est plus question de panique que de protestation : « Un mouvement de panique s’est emparé du centre ville d’Oran, hier dans l’après-midi, suite à la propagation d’une information selon laquelle des émeutiers venant de la périphérie allaient envahir cette partie de l’agglomération qui concentre le gros du trafic ». Le rôle de la surenchère médiatique dans ces événements est réel. Elle a surfé sur l’effet d’entrainement des manifestations tunisiennes qui, à ce moment là, n’étaient qu’aux premiers balbutiements, mais aussi sur les multiples révoltes, émeutes et protestations populaires qui en réalité ont continué à s’exprimer d’une manière sporadique depuis la grande révolte insurrectionnelle de Kabylie de 2001 (2).

Mais le jeudi 5 janvier dans la soirée, la révolte des jeunes est générale et réelle.

La question d’une manipulation est posée. Rejetant toute conception policière de l’histoire, dominante dans l’opinion algérienne y compris chez les élites politiques, regardons les choses avec les ingrédients de la dialectique. Il ne s’agit ni de chercher des boucs émissaires, ni des responsables à l’intérieur des clans mythiques du pouvoir ni de chercher à atténuer la crise. Il s’agit de situer l’ennemi, de clarifier les enjeux du moment et d’aller aux origines profondes du malaise. Car, même si l’idée en est abstraitement suggérée par les médias, elle n’a pas pour destination d’organiser une émeute et encore moins une révolte.

Cependant, le terreau est fertile, le vase est plein. Il y a déjà le feu. Et comme le souligne la formule populaire, on a mis de l’huile sur le feu.

L’huile de toutes les discordes

Dire que ce sont les augmentations des prix de l’huile de table et du sucre qui sont la cause directe de la révolte des jeunes c’est aller vite en besogne. Cette explication est donnée par les médias dès les premiers soubresauts. Elle est confortée par la décision du gouvernement de supprimer les taxes liées à l’importation de ces produits comme mesure d’apaisements.

Pourtant tout le monde s’est accordé à noter qu’aucun mot d’ordre, aucune pancarte et aucun slogan n’est brodé par les manifestants. C’est plus une attitude dénonciatrice du malaise social et culturel qui règne dans le pays, notamment dans l’univers des jeunes, qu’une revendication précise qu’ont exprimé tous ces jeunes en furie. Celle-ci n’a d’équivalent en termes d’image que cette « fureur de vivre » qui a accompagné les liesses exprimées après la qualification de l’équipe nationale de football pour la coupe du monde par cette même jeunesse. Ce sont la les deux faces de la même médaille. Une jeunesse qui étouffe et qui cherche un exutoire à son énergie, à ses frustrations, à ses échecs et à ses aspirations.

Certes, il y a un malaise social qui touche essentiellement les travailleurs, les couches populaires défavorisées. Les surprenantes et douloureuses hausses des prix intervenues aux premiers jours de l’année nouvelle sur les produits de premières nécessités, notamment l’huile et le sucre, ont rendu dérisoire les dernières augmentations de salaires. Les difficultés à accéder à un logement décent, la rareté de l’emploi et l’absence de perspectives de développement et d’émancipation sont autant d’ingrédients qui poussent à la révolte. Mais les jeunes ne sont pas les délégués des adultes ou les dépositaires syndicaux des parents en crise, fatigués par tant d’échecs et laminés par la dureté de la vie. Ils ont leurs propre univers. Ils ressentent la crise économique, les contradictions sociales et les impasses politiques en développant leurs propres réflexes qui ne sont pas forcément le copier-coller des catégories des adultes. La réponse à l’endroit exclusif des préoccupations des adultes risque d’étouffer l’œuf en gestation.

Le poids de l’informel

Cette révolte des jeunes a révélé au grand jour le poids de l’économie informelle. Elle a permis une prise de conscience de son poids dans l’économie du pays et surtout de son rôle néfaste dans les équilibres de la société. Longtemps considéré comme halal, la libéralisation de l’économie algérienne a enfanté tout un secteur de la vie économique et sociale qui échappe à tout contrôle de l’État. Une catégorie sociale — qui se situe, sociologiquement parlant, à mi-chemin entre une bureaucratie bien ancrée dans les rouages de l’administration et une bourgeoisie qui cherche encore les ficelles pour sa légitimation — c’est formée dans ce sillage. Son poids ne fait que grandir.

« Lorsque la politique capitule ou se retire », écrit Daniel Bensaid, « l’économique apparaît comme une seconde nature et comme une loi naturelle. Le recul de la politique et son discrédit entraînent l’acceptation de l’économique comme une sorte de destin, de fatalité de l’ordre des choses. (…) On ne pourrait donc rien faire contre la loi naturelle de l’économie et du marché. Mais qui a édicté cette loi ? Qui en a décidé ? D’où vient-elle ? Est-ce une loi divine ? Les marchés sont-ils des despotes ventriloques ? Pourtant, les rapports sociaux, y compris les rapports économiques, sont des rapports humains. Nous les avons créés. Nous devons pouvoir les contrôler, les maîtriser, les changer ».

L’informel constitue l’enfant naturel du capitalisme en général et dans sa version libérale en particulier. Les secteurs informels en Italie sont gérés par la mafia. C’est valable aux États-Unis et aujourd’hui en Russie. Le film Le Parrain du cinéaste américain Francis Ford Coppola a bien mis en évidence le rôle de la mafia gérant l’économie informelle du capitalisme américain et les mécanismes de sa légalisation.

Cet informel est cependant jugulé par une discipline de façade. La formation historique du capitalisme a imposé une discipline qui prend appui sur la disciplinarité spatiale qui en est le support obligé, comme le montre Michel Foucault. Dans Surveiller et punir, M. Foucault montre, dans chaque secteur où elle s’exerce, que la discipline réside dans la volonté économique du pouvoir, dans la vocation qu’il assigne à réaliser la productivité maximale, qui passe par la mise en ordre des personnes et des activités. Le paradigme de la disciplinarité serait à lire dans les dispositifs et les dispositions mis en place au Moyen Âge, lorsqu’une ville se trouvait atteinte par la peste. Dans cet espace clos, découpé, surveillé en tout point, ou les individus sont insérés en une place fixe, il voit l’utopie de la cité parfaitement gouvernée.

Cette lecture se confirme en Tunisie ou la discipline policière est accompagnée par une discipline spatiale, urbaine et architecturale malgré sa pauvreté esthétique et sa simplicité urbaine : tout est blanc avec des fenêtres bleues.

En Algérie, en revanche, la discipline répressive policière est en complète contradiction avec l’indiscipline de l’espace urbain et territorial formel et informel. Le recours à une loi pour la régularisation des constructions illicites traduit bien l’ampleur du phénomène. Mais cette indiscipline dans l’espace urbain contemporain valorise, pour les générations actuelles, la qualité et la discipline de l’espace du XIXe siècle, celui du colon triomphant et d’une bourgeoisie conquérante. Elle cache malheureusement la disciplinarité, dont parle M. Foucault, des camps de regroupement mis en place lors de la guerre de libération et surtout celle des champs agricoles où la discipline du découpage territorial se conjugue avec la mise au pas esclavagiste des ouvriers agricoles.

L’informel touche ainsi divers secteurs de la vie sociale et culturelle. Le débat sur l’école privée, revendication d’une partie des couches moyennes aisées pour palier à la crise que vit l’école publique, est malheureusement abordé par sa seule lorgnette idéologique. Il cache mal la généralisation d’un enseignement privé et informel sous forme de cours particuliers où s’exerce un véritable chantage mafieux sur les élèves et leurs parents.

Incompétence et mauvaise gouvernance

La critique des libéraux de cette situation est connue. Après la légalisation de toute activité commerciale dans toutes ses formes, considérée comme halal par les milieux islamistes, elle sera « tolérée » par les libéraux « laïcisant » au non de la libre circulation des marchandises et de la « main invisible » du marché. Mais dès que la crise pointe, l’État est appelé à la rescousse (au mieux dans la tradition keynésienne).

En Algérie cette critique prend la forme d’une critique technocratique. Ce serait la faute à l’incompétence des chargés des affaires de l’État. La mauvaise gouvernance nous dit-on ! Certes il y a surement de l’incompétence chez nos dirigeants, ministres, wali4 ou directeurs centraux. Mais la gabegie avec laquelle sont gérés les deniers publics n’est pas le fruit d’une incompétence technique.

La critique de gauche met l’accent sur la bureaucratie comme couche sociale avec ses contradictions, à l’image de celle qui a miné les anciens pays le l’Est. Il faut donc une transformation sociale et démocratique dans la gestion des affaires de l’État. Mais cette critique de gauche en Algérie a du mal à s’exprimer. Elle est à (re)construire. Les voix qui se veulent celles des travailleurs et de l’action syndicale et qui ont un large pignon sur rue adoptent malheureusement un soutient critique à cette bureaucratie au nom d’un patriotisme abstrait et naïf.

Degré zéro de l’organisation

L’autre facette que révèle cette dernière révolte des jeunes est le niveau d’organisation. La logique émeutière traduit le degré zéro de l’organisation. Les structures politiques, syndicales et associatives, considérées les plus représentatives ont fait le vide autour d’elles notamment à l’endroit des jeunes.

En 1988, la protestation était déjà mieux armée. Le modeste héritage propulsé par « avril 1980 », le premier séminaire de Yakouren (5), les structures universitaires, les comités de lycées, les ciné-clubs, étaient autant de repères qui ont permis la mise en place d’un tissu associatif et une nébuleuse que l’émergence dans la légalité des partis politiques et du MCB (Mouvement culturel berbère) a fédéré politiquement et a donné au mouvement un élan et une poussée qualitative, notamment en Kabylie. Ce même élan a permit d’atteindre un niveau insurrectionnel en 2001. Ailleurs, dans le reste du pays, les structures sous hégémonie islamiste dans les universités d’abord, autour des mosquées ensuite ont malheureusement pallié à l’absence de structures démocratiques. Aujourd’hui, ce qu’a entamé l’islamisme dans la destruction de l’idée même de l’organisation a été achevé par l’impasse de la révolte de la Kabylie de 2001 sous la direction des « Arrouchs » (6).

Entamée dans la lutte clandestine dés avril 1980, le processus de construction démocratique a été interrompu dans le sillage du terrorisme islamiste des années 1990 avec un verrouillage et un contrôle du pouvoir policier. Les conséquences tragiques ont laissé des séquelles profondes dans le corps social et politique. Si le terrorisme islamiste agonise, il est temps de reprendre le travail de construction pour dépasser le multipartisme de façade, le pluralisme syndical boiteux et une mythique « société civile ». Une nouvelle étape de construction démocratique s’ouvre. Quels sont les mécanismes à mettre en place ? La réponse passe un bilan exhaustif des combats que nous avons mené, pour endiguer les jacqueries et les émeutes.

Le 13 janvier 2011

Article de débat paru sur le site web du Parti socialiste des Travailleurs (PST) d’Algérie : www.pst-dz.org . Les notes sont de la rédaction d'Inprecor.

Notes:

1. en octobre 1988, des centaines de milliers de jeunes, soutenus par le peuple, ébranlent la dictature, ouvrant une nouvelle période politique. Grèves, manifestations, émeutes. L'armée tire sur de jeunes manifestants et fait 500 morts. Ces évènements sont suivis par une ouverture démocratique et la fin du parti unique. [NDLR]

2. Le 18 avril 2001, de graves émeutes éclatent en Kabylie à la suite de la mort d'un lycéen à la gendarmerie de Beni Douala, près de Tizi Ouzou. Affrontements de plusieurs mois avec la gendarmerie : plus de 120 morts et des milliers de blessés. [NDLR]

3. halal, permis, licite, par opposition à haram, interdit. [NDLR]

4. Le wali est le représentant de l'État, le préfet.

5. Le 2 août 1980, le séminaire de Yakouren (à l'ouest de Tizi Ouzou zn Kabylie) a produit une plate-forme structurée des revendications du « Printemps berbère » de la même année. Le Printemps berbère (Tafsut Imazighen) a commencé en mars 1980 avec des manifestations réclamant l'officialisation de la langue tamazight et la reconnaissance de l'identité berbère en Algérie. [NDLR]

6. Le Mouvement citoyen des Arouchs est une organisation kabyle, née suite aux évènements de Kabylie en 2001. Arouch est le pluriel de la Âarch qui désigne une forme traditionnelle d'assemblée démocratique en Kabylie. [NDLR]


Résolution adoptée par la Direction Nationale du PST sur la révolte populaire

1. Le PST soutient le mouvement populaire.

2. Prétexte de l’explosion : la hausse des prix causée par les monopoles privés de l’agro-alimentaire.

3. Raison de la révolte : la mal-vie, le chômage, l’absence de logements et de loisirs. C’est le bilan de 20 ans de libéralisme ! L’imputer au tournant patriotique, timide et inconséquent, n’est pas sérieux. Le chômage et la crise du logement ne datent pas de 2009 !

4. Cause du caractère désordonné de la révolte : La fermeture politique, le démantèlement systématique de toutes les tentatives de bâtir des représentations syndicales et politiques du peuple.

Tâches

5. Il s’agit de dénoncer le libéralisme, responsable des souffrances des masses. C’est notre priorité :

► Dissolution des monopoles privés de l’agroalimentaire ! Monopole de l’État sur le commerce extérieur et la distribution des produits alimentaires de base ! Dénonciation de la reculade du pouvoir !

► Rétablissement des prix fixés, subventionnés et contrôlés par l’État !

► Échelle mobile des salaires ! Quand les prix augmentent les salaires doivent augmenter autant.

► Allocation chômage de 50 % du SNMG (Salaire national minimum garanti) !

6. Il s’agit aussi de dénoncer la fermeture politique :

► Non à la répression ! Exigeons la libération des jeunes pris en otage !

► Levée de l’État d’urgence ! Rétablissement des libertés d’expression, des libertés d’organisation syndicale politique et associative, des libertés de manifestation et de grève !

7. Alors qu’ils sont censés exprimer et organiser les salariés, premiers concernés par l’agression des prix contre le pouvoir d’achat, l’UGTA (1) et les syndicats représentatifs n’ont proposé ni grève générale, ni aucune autre action. Cette faillite est à comparer avec l’implication déterminée de l’UGTT dans la structuration de la révolte populaire en Tunisie. La déclaration UGTA-PT (2) se veut antilibérale et dénonce les spéculateurs mais elle trahit les travailleurs en ne soutenant pas les jeunes révoltés et en affirmant que le programme présidentiel travaille en faveur des masses.

8. La Direction nationale du PST souhaite la participation à toutes les actions qui vont dans le même sens que nous. Unité la plus large pour la libération des détenus et pour les libertés. Mais notre combat antilibéral et démocratique, porteur des aspirations des jeunes, ne doit pas renforcer les campagnes hostiles au protectionnisme de la bourgeoisie et des courants ultralibéraux.

9. Il faut construire les outils d’organisation syndicale et politique ! C’est le seul moyen de dépasser la désorientation de la jeunesse et des masses populaires. C’est le seul moyen de faire cesser la désorganisation actuelle des luttes et l’absence de perspectives.

► Il faut un syndicat de classe autonome démocratique et combatif, implanté et représentatif !

► Il faut un grand parti des opprimés !

Sur la crise révolutionnaire en Tunisie

10. La Direction nationale du PST

► Salue la lutte courageuse du peuple tunisien qui a fait tomber le dictateur.

► Salue l’UGTT dont les grèves et les manifestations ont structuré la protestation populaire.

Résolution adoptée par la réunion extraordinaire de la Direction nationale du Parti socialiste des travailleurs (PST) d’Algérie qui s’est tenue à Alger le 14 janvier 2011.

Notes d'Inprécor:

1. L’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), fondé en 1956 dans la mouvance du FLN, est la seule confédération considérée comme représentative par les autorités algériennes.

2. Le Parti des travailleurs (PT), fondé en 1990, fait partie (aux côtés notamment du POI français) de l’Entente internationale des travailleurs. Louisa Hanoune, candidate à l’élection présidentielle en 2004 (1,0 % des suffrages) et en 2009 (4,22 % des suffrages) est sa secrétaire générale. En 2007, le PT a obtenu 5,09 % des suffrages exprimés et 26 députés à l’Assemblée populaire nationale. Dans une déclaration commune du 12 janvier 2011, l’UGTA et le PT ont dénoncé et condamné « les actes de spéculation qui, sous couvert de marché mondial, ont provoqué cette augmentation abusive des prix touchant les produits de base et de large consommation », « les acteurs de cette spéculation sur les produits de large consommation, qui ont porté atteinte d'une manière honteuse au pouvoir d'achat des travailleurs, des retraités et de leur famille », exprimé leur « solidarité » avec les préoccupations sociales « légitimes » des jeunes tout en estimant « le saccage des services publics, des biens privés, des établissements scolaires, des unités sanitaires, sociales et de production comme une atteinte aux biens de la collectivité nationale » et ont jugé que les préoccupations de la jeunesse « se réalisent sur des bases d'écoute, de confiance et de dialogue » (cité par El Moudjahid du 12 janvier 2011).

Voir ci-dessus