Pour comprendre la crise belge
Par Daniel Tanuro le Mardi, 27 Avril 2010 PDF Imprimer Envoyer

La crise politique dans laquelle la Belgique s’enlise reste inintelligible si l’on ne saisit pas l’interaction particulière entre les facteurs objectifs et subjectifs, entre l’Histoire longue du pays et les développements récents. Or, il faut comprendre. On ne peut pas se contenter de dire que cette crise est celle de « ceux d’en-haut », que « ceux d’en-bas » ont « d’autres problèmes », etc. Il y a évidemment un élément de vérité dans cette affirmation, mais la crise pose des questions bizarres auxquelles il est impossible de se soustraire sans s’effacer du champ politique. Pour y répondre, il s’agit d’abord de comprendre pourquoi elles sont formulées.

En bonne logique matérialiste, il faut partir de l’évolution économique. De ce point de vue, les choses sont assez simples : le patronat flamand a un ambitieux projet de développement pour que la Flandre reste une des régions les plus prospères d’Europe. Son grand atout : le port d’Anvers, le troisième du monde (le second après New York si l’on ne prend pas en compte les tonnages pétroliers transitant par Rotterdam). Mais Anvers est enclavé à trente kilomètres de l’embouchure de l’Escaut. Elle ne peut tenir son rang que moyennant de vastes programmes d’investissement dans la zone portuaire elle-même, dans l’arc entre Anvers et Zeebruges ainsi que dans l’ensemble de la périphérie vers Lille, les Pays-Bas et l’Allemagne). Le maintien du dynamisme économique des entreprises flamandes et de l’attractivité de la zone pour les multinationales en dépendent. Sur le plan social, cela postule une vaste offensive contre le mouvement ouvrier : réforme néolibérale de la sécurité sociale, flexibilité du travail, mobilité et formation de la main-d’oeuvre, immigration, politique des revenus, sans compter les répercussions sur l’aménagement du territoire, l’environnement, etc.

 

Il n’y a plus de capitalisme belge

 

Le point clé est que ce projet est celui du « nouveau » patronat flamand. La montée en puissance de cette fraction de la classe dominante a débuté après la seconde guerre mondiale. Son poids relatif s’est brutalement accru du fait du démembrement de la Société Générale (la holding fondée par Guillaume d’Orange avant même que le pays accède à l’indépendance), qui dominait l’économie du pays et pesait d’un poids déterminant sur les partis ainsi que sur l’Etat jusqu’au plus haut niveau (la monarchie). L’inégalité de développement entre le Nord et le Sud du pays est un trait caractéristique des « provinces belges » depuis le 13e siècle. Avec ses investissements industriels répartis en Flandre et en Wallonie, la Générale l’a contrebalancé à sa manière, pendant quelques décennies au 20e siècle. Mais elle l’a fait d’une façon très particulière.

 

Après guerre, au lieu de s’appuyer sur ses fleurons industriels pour occuper quelques créneaux dans l’arène internationale, la Générale se borna de plus en plus à les instrumentaliser financièrement. La Belgique n’eut donc ni l’équivalent de Philips aux Pays Bas, ni celui de Volvo en Suède. Faute d’une politique d’investissement adéquate, les entreprises du groupe furent touchées de plein fouet par le retournement de l’onde longue expansive, dans les années 70. Dans le Sud du pays, déjà frappé par la crise charbonnière, leur restructuration ne laissa qu’un champ de ruines. En Flandre, elle dégagea le terrain pour l’expansion d’un capitalisme régional basé sur ses PME dynamiques, sur ses banques (Kredietbank) et sur l’investissement par les multinationales.

 

L’homme d’affaires italien Carlo De Benedetti traita un jour la Société Générale d’incarnation d’un « capitalisme en bonnet de nuit ». C’était non seulement comique mais aussi très juste. Quoique contrée avec l’aide de Suez - appelée à la rescousse par l’Etat belge - l’OPA lancée par le patron d’Olivetti allait sonner le glas de la « vieille dame ». Depuis lors, c’est simple : il n’y a plus de « capitalisme belge ». On ne comprend rien à la crise actuelle si on ne commence pas par prendre en compte cette réalité.

 

La superstructure institutionnelle, en effet, n’est plus en adéquation avec la réalité du capital. Très liée historiquement à la Société Générale, la monarchie n’a pas de réel ancrage dans le nouveau patronat flamand. La réforme de l’Etat des années 80 et 90 s’est accompagnée d’un certain nombre d’aberrations dans la répartition des compétences, de sorte que les entités fédérées sont parfois handicapées dans la mise en oeuvre de politiques pleinement cohérentes, tandis que l’Etat central est déforcé sur certains plans. La situation de la région de Bruxelles Capitale est particulièrement intenable : insuffisance de ressources, morcellement en dix-neuf communes, territoire étriqué.

 

Enfin et surtout, le maintien du système national de sécurité sociale, créé en 1944, implique qu’un certain nombre de leviers ne peuvent pas être mis pleinement au service du projet patronal flamand. Les nationalistes du Nord du pays dénoncent les « transferts financiers » de la Flandre riche vers la Wallonie pauvre (en fait la solidarité des salariés plus nombreux et mieux payés de Flandre avec les allocataires sociaux plus nombreux en Wallonie). Cette agitation n’est que la traduction politique déformée du fait que le patronat flamand veut « réformer » la sécurité sociale en fonction de son projet néolibéral spécifique et pouvoir compter davantage sur la main-d’oeuvre disponible...en Wallonie.

 

Car les divergences de contexte sont là : alors que le vieux sillon industriel wallon reste gangrené par un chômage massif, l’économie flamande craint la pénurie de main-d’oeuvre. De tels écarts portent à conséquence quand il s’agit « d’aménager la fin de carrière », ou « d’activer les demandeurs d’emploi », par exemple. Faut-il encore préciser que le blocage des négociations entre partis flamands et francophones n’a rien d’un affrontement gauche-droite ? La politique menée au niveau des entités fédérées wallonne, bruxelloise et francophone le prouve : les partis francophones sont aussi convertis au néolibéralisme que leurs homologues flamands. S’ils s’opposent aux demandes flamandes de scission de la sécurité sociale, ou de régionalisation des négociations contractuelles, c’est parce qu’ils craignent la déstabilisation politique qui pourrait résulter en Wallonie d’une nouvelle et brutale dégradation de la protection sociale [1], autrement dit parce que la politique néolibérale à mener au Sud du pays diffère de celle qui est à mener au Nord.

 

Les voies tortueuses de la politique

 

Tout cet arrière-plan s’exprime à travers la crise gouvernementale. Mais on sait que la politique ne parle jamais simplement le langage de l’économie. Les deux sphères sont reliées par des médiations particulières, et c’est ici que l’affaire se complique. Dans le cas belge, le transfert passe par la question nationale, c’est-à-dire par la question flamande. Ceci donne lieu à une surenchère d’interprétations superficielles et impressionnistes. Prétendre que la question flamande se réduit à une « frustration culturelle », par exemple, c’est passer complètement à côté de l’essentiel. La question nationale, ici comme ailleurs, n’est que l’enveloppe de la question sociale. En forçant un peu le trait, on peut dire que la Flandre a été à la Belgique ce que l’Irlande était au Royaume-Uni : une réserve de main-d’oeuvre à bon marché et une source de produits agricoles à bas prix permettant de comprimer les salaires ouvriers. Même sous-développement, même famine, même émigration. Même mépris de la langue et des gens. Qui, en-dehors de certains Anglais, oserait traiter les nationalistes Irlandais de « frustrés culturels » ? La situation économique s’est certes inversée : c’est la Wallonie qui est pauvre et méprisée aujourd’hui. Les droits nationaux des Flamands ne sont plus opprimés, le leader nationaliste Vic Anciaux lui-même l’admettait il y après de trente ans. Mais on ne peut nier les pesanteurs historiques. La gauche paie toujours pour la grande faute historique de la social-démocratie belge, qui a refusé d’embrasser la cause légitime du peuple flamand.

 

L’Allemand August Bebel avait pressé le POB de profiter du fait que les ouvriers flamands ne parlaient pas la langue de leurs exploiteurs. En vain : le parti de Vandervelde refusa de s’engager dans cette voie internationaliste. Déjà gangrené par la collaboration de classe, il préféra se couler de plus en plus confortablement dans le système institutionnel non démocratique, monarchique et... francophone . Un système mis en place par les grandes puissances pour jouer le rôle de tampon entre la France post-révolutionnaire et le Nord de l’Europe, sans que les deux peuples vivant sur ce territoire – Flamands et Wallons- ne soient consultés sur les formes de leur cohabitation.

 

Faute d’alternative à gauche, le mouvement flamand a été hégémonisé et récupéré par la droite, via le petit clergé, qui joua ici un rôle clé. Sa virulence rabique et son revanchisme typiquement petit-bourgeois sont à la mesure des humiliations et du mépris subis. Et ce n’est pas la seule conséquence de la faute historique du POB : dans la classe ouvrière, la non prise en charge des revendications démocratiques flamandes a laissé le champ libre à la hiérarchie catholique. En effet, à partir de l’encyclique Rerum Novarum, celle-ci sut mettre sur pied un syndicat chrétien, dont le but explicite était de faire contre-poids au syndicat socialiste. Depuis lors, le syndicalisme chrétien domine la classe ouvrière en Flandre, tandis que le syndicalisme socialiste reste plus puissant en Wallonie. Au sein du monde du travail, une ligne de partage organisationnelle s’est ainsi ajoutée à la ligne de partage linguistique.

 

Le nationalisme flamand à l’heure de la revanche économique et du libéralisme

 

Si la fin du capitalisme belge est la clé pour saisir les fondements objectifs de la crise, la compréhension des aspects subjectifs nécessite d’appréhender l’évolution du nationalisme flamand, dans le double contexte du triomphe économique de la Flandre et du triomphe idéologique du néolibéralisme. Ici aussi, il faut se garder des interprétations superficielles. Que ce nationalisme ne soit plus l’enveloppe d’une exploitation et d’une oppression, c’est une évidence. Mais il est complètement erroné de voir dans l’unanimité des partis flamands autour des revendications autonomistes la manifestation d’une « fascisation » du Nord du pays sous la houlette du Vlaams Belang. Entendons-nous bien : le Vlaams Belang (25% des voix en Flandre) est un parti d’extrême-droite, le noyau de sa direction historique est fasciste et une fraction du patronat soutient ce parti. Le danger qu’il représente ne peut être sous-estimé.

 

Mais le patronat flamand, qui mène la danse, n’a pas choisi de jouer la carte de l’extrême-droite, qui impliquerait un affrontement avec le puissant mouvement ouvrier chrétien. Pourquoi le ferait-il ? Tous les partis « démocratiques » inscrivent leur action dans le cadre qu’il a tracé. La social-démocratie flamande, complètement déboussolée par le passage de son électorat populaire au Vlaams Belang, n’a d’autre perspective que d’accompagner le projet néolibéral pour la Flandre. Quant aux Verts, ils ont des états d’âme antinationalistes sympathiques, mais pas d’alternative sociale.

 

En vérité, c’est l’hégémonisation de la classe politique flamande par le néolibéralisme, pas par le fascisme, qui s’exprime dans le front flamand. D’où la surenchère nationaliste entre partis. Avec le basculement du centre de gravité économique au Nord du pays, le nationalisme flamand est devenu la forme idéologique du projet néolibéral dans le contexte spécifique de la Flandre. C’est cette alchimie particulière qui explique comment la scission du dernier arrondissement électoral bilingue, Bruxelles-Halle-Vilvoorde, a pu devenir une question fétiche de la vie politique. « C’est nous les riches, maintenant, et nous allons enfin vous dicter notre loi » : voilà le sens symbolique du vote des seuls parlementaires flamands sur la scission de BHV, en commission de l’Intérieur de la Chambre. Les francophones outrés parlent de « gifle ». L’arrogance, en effet, change de camp. Mais les Flamands ont pour eux une certaine logique : pourquoi maintenir cet arrondissement unitaire quand tout le pays est scindé sur une base linguistique, y compris la Province du Brabant dont les partis francophones ont refusé de faire une zone bilingue, en 1962 ?

 

On le voit : la crise belge se situe à l’intersection d’une série de facteurs historiques avec la politique néolibérale du tout au marché et ses sous-produits idéologiques : arrogance de l’argent, glorification de l’inégalité sociale, banalisation de la xénophobie, rupture des solidarités sociales. Vu le rôle de l’Union Européenne dans la mise en oeuvre de cette politique, il est vraiment trop drôle que certains francophones croient pouvoir dénoncer les Flamands au nom du modèle européen de coexistence dans la différence dont la Belgique, disent-ils, était l’illustration.

 

Quel modèle ? « L’intégration européenne fragilise l’Etat belge »: bien que le Monde Diplomatique ait posé ce diagnostic il y après de vingt ans (juillet 1988), personne ne semble vouloir comprendre que ce qui se passe ici n’est pas une verrue sur le nez de l’UE mais un produit particulier de sa politique. Un produit de plus en plus difficile à gérer, d’ailleurs, du fait que la gouvernance libérale creuse de nouveaux fossés entre les peuples. C’est de cela, en fait, que la Belgique est une illustration : la formation de parlements et de gouvernements régionaux et communautaires chargés d’appliquer la politique néolibérale a certes permis quinze années de relative « paix communautaire », mais au prix d’une incapacité de la plus grande partie du personnel politique de la classe dominante de comprendre ce qui se passe « de l’autre côté », pour ne pas parler se hisser au niveau de la gestion de l’Etat dans son ensemble.

 

Pas d’issue sans rupture avec les mécanismes de marché

 

Fondamentalement, la solution du mal belge passe par une politique sociale et économique permettant de résorber l’inégalité de développement entre le Nord et le Sud du pays. Une telle politique passe par une redistribution des richesses et une relance de l’investissement public, donc par une rupture avec la logique du marché. C’est ce qu’avait compris l’aile gauche de la FGTB qui liait, à la fin des années 50, l’exigence du fédéralisme à celle des réformes de structures anticapitalistes (nationalisation de l’énergie et du crédit, notamment). Adopté par les congrès de 1954 et 1956 du syndicat socialiste, ce programme joua un rôle décisif dans la mobilisation ouvrière qui allait déboucher sur « la grève du siècle », au cours de l’hiver 60-61.

 

Après la grève, il tomba petit à petit dans l’oubli parce que la FGTB wallonne amorça un repli régionaliste dont on mesure aujourd’hui à quel point il devait mener dans une impasse. Vinrent ensuite les années 77-93 au cours desquelles la classe ouvrière, en dépit d’une résistance acharnée, subit une très lourde défaite, largement imputable à la politique de concertation et de division de ses appareils syndicaux.

 

Poussé sur la défensive, le mouvement ouvrier affaibli est aujourd’hui confronté à un nouveau défi : sauver le système de sécurité sociale. Cette bataille ne peut être gagnée que dans l’unité des travailleurs, wallons et flamands, FGTB et CSC, et en adaptant au contexte actuel la formule algébrique de 54-56 : il n’y a pas de fédéralisme qui vaille tant que la Wallonie, la Flandre et Bruxelles constitueront « un paradis pour les capitalistes ».

 

Le grand problème est que, pour aller dans ce sens-là, le mouvement syndical doit oser peser sur le plan politique, contester le carcan néolibéral de l’UE et celui de l’Etat Belgique. Cela va totalement à l’encontre de son glissement continu des vingt dernières années vers un « syndicalisme d’accompagnement des mutations ». Pourtant, il n’y a pas d’autre issue favorable à ceux qui, pour vivre, n’ont d’autre moyen que de vendre leur force de travail. Si cette bataille devait être perdue, les conditions de vie et de lutte en Belgique changeraient radicalement, et pour très longtemps.

 

(1) Dans le secteur des soins de santé, par exemple, une scission sur base des contributions fiscales des régions créerait un différentiel de 25% environ dans les moyens disponibles au Nord et au Sud du pays.

Voir ci-dessus