Intolérable atteinte au droit de grève
Par Ataulfo Riera le Lundi, 21 Novembre 2005 PDF Imprimer Envoyer

Dans le contexte du conflit social en cours, on assiste à une offensive politique, patronale, judiciaire et médiatique frontale contre le droit de grève. Cette offensive traduit la volonté de la bourgeoisie de réprimer la remontée de la lutte des classes et de mettre la juridiction en adéquation avec des conditions de travail dignes du XIXe siècle.

La grève de la FGTB du 7 octobre a surpris la bourgeoisie par sa détermination et sa combativité. Piquets de grève, piquets volants, blocages de zonings industriels et barrages routiers ont donc été la cible d'une campagne orchestrée par le patronat et une bonne part des médias afin de dénoncer ces prétendus "débordements" comme des actions "illégitimes" et "intolérables". Des journaux comme De Morgen ou La Libre Belgique ont été très loin dans cette campagne diffamatoire puisque, selon ce dernier par exemple, "Menaces et intimidations ont été nécessaires à la FGTB pour mettre le pays au ralenti"(1).

Suite à cette grève, la FEB a immédiatement invité ses membres à "utiliser tous les moyens légaux pour faire respecter le droit au travail". L'Union des classes moyennes a quant à elle affirmé ne pas "tolérer que des travailleurs soient menacés, voire frappés, parce qu'ils souhaitent se rendre à leur travail". En prévision de la mobilisation du 28 octobre, les provocations et les intimidations se sont multipliées tandis que les médias faisaient craindre que Bruxelles serait pratiquement mise à sac par des hordes de barbares déchaînés.

Le gouvernement s'est allégrement joint au mouvement. Le ministre de l'intérieur, le VLD Patrick Dewael, a invité les bourgmestres et gouverneurs à "prendre leurs responsabilités afin de garantir la libre circulation". Pour ce faire, il leur a transmis un modèle d'arrêté de police stipulant l'interdiction des "blocages des axes routiers, voies d'accès, ponts, aéroports, ports, zones industrielles, commerces, banques, etc.". Les peines prévues allaient de 8 à 14 jours de prison et/ou de 26 à 200 euros d'amende. Des peines doublées si les "contrevenants occasionnent en groupe des faits de violence contre des personnes ou des biens". A Namur, sur base de cette directive, le gouverneur a purement et simplement pris un arrêté d'interdiction envers tout piquet de grève et barrage, même filtrant.

Au niveau politique toujours, les députés Rik Daems (VLD) et Daniel Bacquelaine (MR) ont déposé un projet de loi qui prévoit à l'encontre de toute "entrave au droit de travailler" une amende de 50 à 300 euros et une peine de 15 jours à 2 ans de prison. Quant au CDH, il a élaboré un projet de loi visant à instaurer un service minimum en cas de grève, un "service" que le gouvernement wallon veut d'ores et déjà instaurer dans les TEC.

Le 28 octobre, le patronat a placé sur ses sites internet des conseils destinés aux employeurs afin de briser les piquets de grève. Une permanence téléphonique a été mise sur pied au siège de la FEB afin de fournir aux employeurs des numéros de téléphone "pour contacter des avocats et des huissiers aux fins d'intenter des procédures judiciaires pour lever les piquets". En Flandre, un cabinet d'avocat a mobilisé toute cette journée une vingtaine d'avocats au service des patrons.

A force de se prendre pour des justiciers et des shériffs, les patrons provocateurs ont été jusqu'au comble du ridicule. A Bruxelles, le directeur de la Chambre de commerce et de l'industrie, Olivier Willocx, s'est offert un petit tour en hélicoptère afin de "repérer les infractions commises dans le cadre de la grève et de pouvoir directement intenter des actions judiciaires en cas de blocage routier". A Bruxelles toujours, l'Unizo (PME flamandes) a affrété deux avions déroulant une banderole avec l'inscription "travailler est un droit". A Geel, enfin, un patron a également utilisé un hélico pour transporter son personnel dans l'entreprise afin d'éviter le piquet de grève...

La méthode favorite du patronat afin de vicier le droit de grève de toute effectivité est de faire constater les "abus" par des huissiers et d'ensuite recourir de manière unilatérale aux tribunaux, un type de recours qui, en invoquant une prétendue "urgence et nécessité absolue" ne permet pas aux grévistes de se défendre. Dès le 7 octobre, des barrages de zonings à Haasrode et à Louvain ont été levés de cette manière. Le 24 octobre, sous peine d'une astreinte de 1.000 euros par travailleur, un tribunal du travail de Bruges a ordonné la levée d'un piquet devant l'entreprise Case New Holland. Le 28 octobre, ce sont les grévistes de l'entreprise de fret aérien TNT à Bierset qui se sont vus menacés de 2.500 euros d'astreinte par personne empêchée de travailler, menace appuyée par un déploiement policier massif. Et le recours avait été introduit avant même le début de la grève !

"Personne ne souhaite remettre le droit de grève en question" affirme la FEB. "Je soutien le droit de grève" déclare la main sur le cœur Daniel Bacquelaine. "Pas question de porter atteinte au droit de grève" renchérit Dewael. Et pourtant, toute l'agitation de ces messieurs remet fondamentalement en question ce droit. En se faisant le champion du "droit au travail" (le "droit au travail est un droit aussi sacré que le droit de grève", dixit La Libre Belgique), et en systématisant le recours unilatéral aux tribunaux, la bourgeoisie veut tout bonnement vider de son contenu l'exercice (et donc le droit) de la grève et le réduire à un droit purement symbolique et abstrait.

Comme le rappellent les organisations syndicales -face, notamment, aux menaces et intimidations patronales contre les travailleurs qui désirent rejoindre le mouvement- le fait que des employés et des entreprises soient entravés par l'exercice du droit de grève est inhérent au droit de grève lui-même. Sans les piquets, blocages et barrages, ce dernier n'a aucune efficacité.

Un droit jamais acquis

L'histoire du droit de grève et des libertés syndicales est jalonnée par la volonté du mouvement ouvrier d'imposer ses droits en tant que classe, d'imposer le fait que les conflits collectifs du travail relèvent du "conflit d'intérêt" et non du droit pénal et qu'ils ne relèvent donc absolument pas de la compétence des tribunaux qui doivent s'abstenir d'intervenir.

Dans le Code pénal, le droit de grève et de coalition était interdit par la fameuse loi Le Chapelier de 1791. Cette loi été abrogée par le Parlement censitaire en 1866 et remplacée par l'article 310. Si cet article reconnaissait le droit de coalition pour les ouvriers, il vidait totalement de son contenu les actions collectives de ces derniers puisqu'il condamnait "toute personne qui, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l'industrie ou du travail, aura commis des violences, proféré des injures ou des menaces (…) soit contre ceux qui travaillent, soit contre ceux qui font travailler. Il en sera de même de tous ceux qui, par les rassemblement près des établissements ou s'exerce le travail (…) auront porté atteinte à la liberté des maîtres ou des ouvriers". On voit clairement qui était visé par ces dispositions puisque les patrons organisent plutôt rarement des piquets ou des rassemblements sur la place publique !

En 1886, les ouvriers de Liège et de Charleroi se soulèvent. Dans un climat quasi-insurrectionnel, leur mouvement est écrasé dans le sang par l'armée qui assassine 24 travailleurs. Cette répression se prolonge ensuite dans la loi, tout d'abord dans l'article 66 du Code pénal adopté en 1887 qui permet de poursuivre comme "criminels" les leaders ouvriers qui ont tenu des discours ou publié des textes "incitant au délit". Cette loi anti-ouvrière adoptée par un Parlement où seule la bourgeoisie pouvait siéger fut encore appliqué il y a quelques années lors du procès contre les leaders syndicaux de Clabecq.

Toujours dans le prolongement des événements de 1886, une loi du 30 mai 1892 durcissait les dispositions de l'article 310 en élevant le taux de peine prévue et en augmentant le nombre de cas d'application, notamment en condamnant les actes "d'intimidation" envers les non-grévistes. Une notion particulièrement floue: "un simple regard peut être considéré comme un intimidation (…). Le piquet de grève le plus paisible était punissable (…). Il y eut des ouvriers condamnés pour avoir ri ou avoir haussé les épaules au passage de non-grévistes"(2).

Il faudra attendre l'année 1921 pour voir cet article 310 abrogé et l'exercice du droit de grève dépénalisé (en même temps que le suffrage universel, mais seulement pour les hommes). La bourgeoisie, effrayée par la vague des luttes ouvrières et révolutionnaires consécutives à la Révolution russe, a dû lâcher du lest. Malgré tout, jusqu'en 1950, la jurisprudence considérait le départ en grève d'un travailleur comme une rupture du contrat de travail. Ce n'est qu'en 1967 que la Cour de cassation reconnaît explicitement que cet acte ne constitue par une telle rupture.

En 1981, cette même Cour de cassation reconnaît enfin formellement le droit de grève en tant que tel et sans limitation. Un avis confirmé par la ratification par la Belgique de la Charte sociale européenne dont l'article 6 consacre "le droit des travailleurs et des employeurs (sic) à des actions collectives en cas de conflits d'intérêts, y compris le droit de grève". Une ratification, une fois de plus, bien tardive puisque ce texte avait été élaboré en… 1961 et qu'il constitue, en matière sociale, l'équivalent de la Convention européenne des droits de l'Homme.

Mais, comme le souligne Micheline Jamoulle, "l'interprétation du droit du travail classique, selon laquelle les conflits collectifs du travail échappent à toute compétence judiciaire, faisait l'objet d'un consensus (…)". Or, depuis la fin des années '70, ce consensus fut rompu par la volonté patronale "d'inscrire la grève dans l'espace juridictionnel"(3). A la faveur de la dégradation des rapports de forces consécutifs à la crise et à l'offensive néolibérale, le mouvement de reconnaissance juridique du droit de grève et de son exercice s'inverse. Puisque le patronat nous ramène à des conditions de travail dignes du XIXe siècle, il veut également nous ramener à la juridiction de l'époque !

Ainsi, depuis plusieurs années, l'utilisation systématique de la requête unilatérale aux tribunaux, des huissiers, la menace des astreintes, tentent de délimiter drastiquement le droit de grève en invoquant "l’atteinte à la liberté du travail" (qui continue à faire partie du droit civil) et de ramener un conflit collectif à la dimension d'un délit, de voies de faits qui doivent être individualisées et pénalisées. Le député MR Bacquelaine l'admet ainsi sans vergogne puisqu'il s'agit, via son projet de loi, de "responsabiliser les individus (…) en les exposant à des amendes de type courant, ordinaire. Au juge correctionnel d'apprécier les faits". C'est donc aux juges qu'il revient subjectivement de juger d'un conflit collectif en détachant un événement particulier. Et comme le reconnaît Pieter De Koster, un avocat peu suspect de sympathie syndicale, "tout dépend du juge (…) Personnellement, je dispose d'une liste de juges qui y sont favorables et une liste de juges plus réticents"(4). Il suffit donc, pour le patron, de s'adresser à la bonne personne…

Il est donc temps que le mouvement ouvrier dans son ensemble exige l'abrogation de toutes les lois et dispositions anti-ouvrières du Code pénal. Inscrire le droit de grève et son exercice dans la loi serait un acte périlleux car il risquerait du même coup de le limiter. C'est avant tout en imposant un rapport de force favorable, par la lutte, que l'on peut forcer la bourgeoisie à respecter les droits et libertés syndicales.

Notes :

(1) La Libre Belgique, 8-9/10/05.

(2) B-S. Chlepner, Cent ans d'histoire sociale en Belgique, Institut de sociologie, ULB, 1972.

(3) Micheline Jamoulle, Le droit social belge 1975-1995, dans Contradictions, n°78-79, 1996.

(4) La Libre Belgique, 26 octobre 2005.

Voir ci-dessus