Sous le règne des marchés : L’entreprise néolibérale
Par Ataulfo Riera le Mercredi, 19 Juillet 2000 PDF Imprimer Envoyer

Les années '80-'90 ont vu l'introduction de nouvelles formes d'organisation du travail. Couplées et en interaction avec la libéralisation des marchés financiers, ces nouveaux modes de mobilisation de la force de travail provoquent à leur tour l'émergence d'un nouveau type d'entreprise, dite néo-libérale. Ses caractéristiques principales sont d'une part sa dépendance envers les marchés financiers et, d'autre part, la polyvalence, la mobilité et l'extrême précarité des emplois qui y sont imposés aux salariés. Nous verrons dans ce dossier comment s'est formé et comment fonctionne ce nouveau modèle productif ultra-flexible ainsi que ses principales contradictions.

Chaque mode de production repose sur des modèles spécifiques d'organisation productive. Le capitalisme se distingue notamment de ses prédécesseurs en ce qu'il a arraché la possession des moyens et des outils de production des mains des travailleurs. Ces derniers, formellement «citoyens libres et égaux en droits» dans la sphère publique de la société, sont par contre obligés de vendre leur force de travail aux possesseurs du capital et des moyens de production que sont les capitalistes.

Mais cela ne suffit pas. Pour forcer des êtres humains à travailler plusieurs heures d'affilée par jour (jusqu'à 12 ou 14 heures aux temps bénis de la Révolution industrielle), il faut en outre instaurer une organisation et une discipline du travail strictes. L'exploitation de la force de travail humaine, l'extorsion de la plus-value - et donc du profit - qu'elle permet suppose ainsi la construction d'un rapport de domination, d'assentiment et de coercition à l'intérieur de celle-ci.

Puisque l'objectif de l'entreprise capitaliste est de faire le maximum de profit (et non de créer de l'emploi comme le pensent encore quelques naïfs, sociaux-démocrates ou autres) par rapport à la concurrence, cela implique pour les capitalistes d'excercer une pression constante sur les coûts, sur la productivité et les salaires. Les taux d'exploitation (et de profit) dépendent donc dans une large part de l'organisation du travail. Cette dernière question n'est donc pas une simple question technique, mais est un enjeu essentiel de la lutte de classe car il détermine autant qu'il est déterminé par les rapports de forces globaux entre capital et travail dans toute la société.

On assiste aujourd'hui à l'épuisement historique du régime d'organisation du travail dit «fordiste», fondé sur une grande division du travail, la séparation nette entre les qualifications, des rémunérations relativement élevées etc. Elaboré sur base d'un «compromis» entre capital et travail forgé au cours de la seconde guerre mondiale et au lendemain de la défaite du fascisme, le fordisme servit de socle pour l'Etat-providence tout au long des «30 glorieuses».

Mais le régime fordiste classique a commencé à s'essouffler aux débuts des années '70. La crise de surproduction imposait aux capitalistes de restaurer leur taux de profit en s'attaquant aux conquêtes de la classe ouvrière. L'organisation rigide du fordisme était également devenu un obstacle à la compétitivité des entreprises qui exigeait de plus un plus une capacité de réaction rapide et flexible face aux fluctuations de la demande. Le modèle a alors peu à peu cédé le pas à de nouvelles variantes (tayloro-fordisme, post-fordisme, toyotisme, etc.).

La toute-puissance des marchés financiers

Un pas décisif va être effectué dans les années '80 et début des années '90. Grâce à la mondialisation et la libéralisation des marchés financiers, ces derniers vont acquérir une puissance inouïe et un pouvoir croissant sur les industries productives. Les «marchés» vont alors commencer à déterminer de plus en plus les formes organisationnelles du travail dans les entreprises.

De quelle façon? Cette mondialisation, associée aux évolutions spectaculaires des technologiques de l’information (Internet...) permettent désormais que, pour la première fois de l'histoire du capitalisme, les rentabilités des grandes entreprises de la plupart des pays de la planète sont comparées quotidiennement (et en «temps réel») par une multitude d'opérateurs financiers (fonds de pension...) qui peuvent ainsi sanctionner immédiatement des écarts jugés trop flagrants. Ce pouvoir de sanction immédiate permet aux marchés de fixer selon leur bon vouloir la norme de rentabilité pour chaque entreprise (actuellement évaluée à 15% par an).

Il y a donc de plus en plus «une déconnexion croissante entre la valeur fondamentale de l'entreprise (sa capacité à dégager des bénéfices) et sa valeur financière telle qu'elle est appréciée sur les marchés boursiers» (1). Ce qui explique les situations logiquement absurdes où des entreprises florissantes, faisant des bénéfices plantureux mais n'atteignant pas la barre fatidique des 15, sacrifient sans état d'âme des dizaines de milliers d'emplois pour satisfaire les nouveaux Molochs que sont les marchés financiers.

La montée en puissance des marchés financiers a également eu comme conséquence que les industries productives se sont de plus en plus financés auprès de ces marchés et non, comme c'était traditionnellement le cas auparavant, auprès des banques. Mais ces marchés financiers sont extrêmement volatils et capables, grâce à la libéralisation du marché des capitaux, de se «redéployé» ailleurs en un clein d'oeil s'ils s'estiment insatisfaits du «management» ou de la rentabilité d'une entreprise. Ce qui a donc également fortement contribué à la dépendance de ces dernières.

Cette évolution fait que, désormais, les marchés financiers offrent à tous les acteurs (actionnaires, managers et salariés) une mesure immédiatement accessible de la norme d'efficacité économique. Ce sont ces marchés qui fixent donc la norme productive à laquelle tous doivent se soumettre sous peine de disparaître.

Tous dans le même bateau ?

L'image d'un capitalisme financier d'actionnaires et de rentiers tous-puissants face aux «managers opérationnels» des grandes entreprise n'est donc pas fausse puisque ces derniers perdent une bonne part de leur pouvoir face à des conseils d'administration qui peuvent les sanctionner à tout moment si les marchés sont insatisfaits. Mais elle est à nuancer.

En réalité, les profits des entreprises sont suffisants pour assurer un autofinancement de leurs investissements. La raison pour laquelle elles cherchent des capitaux sur les marchés financiers provient surtout de la logique actuelle du système: il faut sans cesse dévorer ses concurrents. Les récentes fusions-acquisitions gigantesques, à coup de centaines de milliards de dollars, sont surtout là pour montrer aux marchés qu'on «est dans la course» et que l'on est capable de «jouer dans la cours des grands»!

Mais surtout, le pseudo recours obligé aux capitaux des marchés financiers constitue un alibi commode pour les directions d'entreprises: ces dernières peuvent invoquer ces marchés (formidables outils disciplinaires) et se dédouaner ainsi aux yeux des travailleurs lorsque des restructurations sont jugées «nécessaires». Cela permet la justification d'un discours du style «patrons et employés, tous dans le même bateau face aux exigences des marchés financiers»... en occultant le fait que les travailleurs n'ont pas choisi le cap de ce bateau...

Nouvelle utopie capitaliste

La toute-puissance des marchés financiers à donc favorisé et accéléré l'émergence d'un nouveau modèle d'organisation productive que Thomas Coutrot (*) qualifie logiquement de «néo-libéral» et définit comme étant basé sur la «coopération forcée». Bien entendu, ce modèle n'est pas (encore) hégémonique. Les entreprises fordistes ou combinant différents modèles (taylorisme, toyotisme, etc.) sont encore largement majoritaires.Mais «l'entreprise néolibérale», qui intègre différentes composantes de ses antécédents, imprime désormais sa marque aux autres et sert de modèle.

Si Coutrot utilise essentiellement le terme de «coopération forcée» pour définir ce nouveau modèle, c'est parce qu'il ne repose plus sur un «compromis» entre capital et travail, comme c'est le cas, par exemple, dans les entreprises «toyotistes» (où l'emploi est relativement garanti). Car l'entreprise néolibérale réussit le tour de force d'instaurer une discipline d'airain tout en laissant des marges d'autonomie parfois importantes aux salariés.

En effet, par rapport aux autres modèles, la pression de la hiérarchie directe a diminué. Via les groupes à projets, les cercles de qualités où l'on demande aux travailleurs d'être «créatifs» et autonomes; via également la mise en concurrence entre elles de filiales au sein d'une même entreprise, ce n'est en fait plus réellement l'autorité des cadres qui impose la discipline de travail et permet d'atteindre les objectifs productifs (3), mais bien directement les clients et les marchés. «Les normes établies par les marchés pénètrent directement et quotidiennement dans les ateliers et les bureaux, fixant aux travailleurs des objectifs d'efficacité productive calquée sur ceux de leurs concurrents les plus performants.»

Et comme ces normes, très élevées, ne peuvent êtres atteintes que si les salariés «s'engagent avec la tension maximale dans une attitude coopérative», le tour est joué. L'autonomie, souligne ainsi Coutrot, «est, par une ruse de l'histoire, la solution ultime de l'éternel problème du contrôle capitaliste. » Au despotisme d'usine : décrit par Marx au XIXe siècle se rajoute donc aujourd'hui le despotisme des marchés.

Contradictions

L'autonomie accordée aux salariés dans l'entreprise néo-libérale est illusoire: on délègue quelques parcelles de pouvoir mais le contrôle global reste, bien évidemment, aux mains de la direction. Et l'autonomie et la liberté sont de plus strictement délimitées par les impératifs de la satisfaction des marchés et du client.

Outre l'autonomie, ce sont aussi et surtout la flexibilité, la polyvalence, la mobilité et l'individualisation de la relation salariale, qui sont les maîtres mots du modèle de mobilisation de la force de travail de l'entreprise néo-libérale. Par là même, ce dernier est la principale cause d'une dégradation constante et spectaculaire, depuis 10 ans, des conditions de travail, dont les conséquences, sociales et humaines sont dramatiques. On peut relever brièvement plusieurs de ces causes et conséquences qui sont autant ses contradictions.

- Les exigences des clients et des actionnaires qui pénètrent au coeur des bureaux et des ateliers rythment de plus en plus le travail des salariés. Et puisqu'elle sont élevées, elles s'accompagnent d'une augmentation du stress, de la surcharge de travail mental et physique.

- Le modèle appelle les travailleurs à être «créatifs», «spontanés», à donner le «meilleur d'eux mêmes» etc. mais en contrepartie, aucune garantie d'emploi n'est accordée et ce dernier est flexible à outrance. Comme le résume finement Coutrot: si les travailleurs sont appelés à être des «sujets» dans leur travail, ils ne sont par contre considérés que comme des «objets» dans leur emploi.

- La gestion de l'emploi néo-libérale a accru le caractère sélectif et individualisé de la gestion des «ressources humaines». On fixe aux salariés des objectifs de rendement individuels, des entretiens d'évaluation périodique «en tête-à-tête» sont organisés, des dossiers personnels sont tenus et soigneusement mis à jour (les «visites médicales» devenant un test important pour sélectionner la prochaine fournée des «restructurés»), on individualise la relation salariale (stocks-options), etc.

- Cette individualisation de la gestion des ressources humaines, ainsi que la mise en concurrence directe des travailleurs les uns par rapport aux autres, la mobilité et la rotation importante des travailleurs, la réduction de la taille des entreprises par l'externalisation et la sous-traitance d'un maximum de fonctions/tout cela entraîne un affaiblissement drastique de la cohésion et de la solidarité entre les travailleurs. La précarité de leur emploi ou les différences entre un noyau dur de travailleurs fidélisé et une masse périphérique de précaires (contrats à durée déterminée, intérims, soit les des embauches ces derniers années) font le reste: «La flexibilité tue la solidarité» (3)

- Le modèle néolibéral renforce à un degré inégalé le caractère antidémocratique de l'entreprise capitaliste. On considère comme normal que dans la sphère publique, le travailleur est «citoyen» tandis il n'a rien à dire dans l'entreprise. Mais comment continuer à faire croire encore plus longtemps que des hommes et des femmes plongés dans l'insécurité permanente et travaillant sous une pression constante et inhumaine peuvent être des citoyens véritablement libres et responsables? Les conséquences politiques du modèle d'organisation néolibérale ne sont donc pas à négliger. Déjà, avec le discours et les mesures visant à instaurer un '"Etat social actif (qui n'est que prête-nom de l'Etat néolibéral), se dessine le pendant politique à la réalité de l'entreprise néolibérale.

Résister

Pour organiser la riposte, les organisations syndicales doivent impérativement prendre la mesure de ce que signifie l'émergence de ce nouveau modèle d'organisation du travail. Car ce modèle est fondamentalement une arme redoutable visant à l'annihilation de toute capacité de résistance pour le mouvement ouvrier organisé au sein des entreprises. Quel serait alors le sens du syndicalisme dans ce cas? De plus ce modèle signifie la fin du travail stable (du moins pour la majorité) et son remplacement durable par un travail précaire et flexible. Il est également un instrument redoutable qui renforcera les inégalités sociales.

Combattre ce modèle implique également de s'attaquer à ce qui a permis son émergence et qui le fortifie: les marchés financiers mondialisés. En ce sens, la convergence entre les syndicats américains et les divers mouvements et associations anti-mondialisation néo-libérale qui s'est déclenché depuis Seattle est prometteur et indique la voie à suivre. Combattre ce modèle implique enfin de lutter contre son extension dans les services publics, via la privatisation de ces derniers ou via l'adoption au sein de ceux-ci des normes de rentabilité du secteur privé.

Ce combat d'ensemble sera évidemment difficile car, pour l'instant, du fait des rapports de forces défavorables aux travailleurs dans la société et dans les entreprises (qu'il contribue lui-même, et ctest son but, à affaiblir), le modèle néo-libéral triomphe. Mais il est porteur de contradictions insurmontables qui éclateront à moyen terme. Il ne repose pas, comme on l'a dit, sur un «compromis» entre capital et travail, mais "sur une victoire de l'une des parties en présence", sous la forme du capital financier mondialisé. Mais, surtout, il est source d'une souffrance au travail et d'une perte de sens radicale de celui-ci qui sont insoutenables à long terme. C'est pourquoi il n'est pas le dernier mot de l'histoire de l'organisation du travail.

La Gauche N° 9, 5 mai 2000

(*) Cet article se base notamment sur ces deux ouvrages de Thomas Coutrot : « L’entreprise néolibérale, nouvelle utopie capitaliste ? » , éditions La Découverte, 1998 et « Critique de l’organisation du travail », collection « Repères, Thèses et Débats », La Découverte 1999

(1) Jean-Louis Beffa, «L'effet finance», «Le Monde des Débats», avril 2000

(2) Le «malaise des cadres» vient entre autres de cela. La double perte de leur pouvoir de contrôle et de l'information (substituée par les nouvelles technologies informationnelles) entraîne une modification importante de leur rôle et de leur statut au sein de l'entreprise.

(3) Richard Sennett, «Temps détraqué, salariés déglingués», op. cit.

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